Progresser

street art en face de la librairie à Paris 5e, cette semaine, photo Alina Reyes

street art en face de la librairie à Paris 5e, cette semaine, photo Alina Reyes

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Encore un dimanche passé à corriger des copies, mais quel bonheur de constater, aux résultats, à quel point nous travaillons bien. La progression de tel ou tel peut me donner, de joie, les larmes aux yeux (et la démission passagère de tel ou tel autre m’attrister), mais ce qui touche aussi c’est la dynamique générale, les résultats obtenus par l’ensemble, spécialement en atelier.

Vendredi m’a été remise une fiche sur certaine élève qui aurait des difficultés particulières pour s’exprimer à l’écrit, soi-disant atteinte de dys- divers et variés, et qui demanderait donc un « plan d’accompagnement personnalisé ». Foutaise de la médicalisation à outrance du moindre problème de tel ou tel élève envoyé se faire dépister, et qu’il faudrait ensuite traiter spécialement (tout en s’occupant de classes de 35 ou 36 élèves aux niveaux très disparates). Cette élève est l’une de celles qui obtiennent les meilleurs résultats dans mon cours. Il faut croire que mon cours lui est donc tout à fait adapté, en conséquence je ne vois pas pourquoi je devrais la traiter autrement que les autres. Les élèves connaissent le truc, l’un d’eux est venu me dire après la classe vendredi que s’il bavardait, c’est parce qu’il ne pouvait pas s’en empêcher, qu’il en était désolé mais que c’était malgré lui, sous-entendu un genre de handicap. Je lui ai répondu eh bien fais effort et tu y arriveras, il n’y a pas de déterminisme.

Un truc pire que la médicalisation de la pédagogie, c’est la culpabilisation (comme la pratique Macron pour tout le pays en insultant ses concitoyens). D’une part les profs sont implicitement culpabilisés des dysfonctionnements et des faiblesses de l’institution. D’autre part, ce qui est pire, on apprend aux profs à culpabiliser les élèves. Une formatrice de l’Espé nous a raconté la semaine dernière, toute fière, comment, un jour où elle avait écrit un titre au tableau avec une grosse faute, et l’y avait laissée une heure entière, étant prise d’un doute à la pause entre les deux heures de cours elle avait vérifié et constaté son erreur. Qu’a-t-elle alors fait ? Au lieu de corriger devant les élèves en s’excusant (cela peut arriver à tout le monde d’avoir un doute sur l’orthographe), elle les a culpabilisés en leur disant : c’est resté là une heure et vous ne l’avez même pas remarqué – comme si elle l’avait fait exprès pour les prendre en défaut. Dans mon lycée, ma tutrice m’a conseillé aussi d’interpeller le bavard depuis ma place afin de lui faire honte devant toute la classe plutôt que d’aller vers lui comme je le fais souvent. Autre exemple, le plus terrible : sur un site de pédagogie officielle, réservé aux profs, une prof présentée comme excellente pour sa gestion de classe explique tranquillement comment elle s’y prend pour obtenir le silence : quand quelqu’un bavarde ou s’agite, sans que les élèves s’en rendent compte elle s’arrange pour les mettre de son côté contre le bavard, afin qu’il se sente culpabilisé (c’est son mot) par tout le groupe. Voilà les méthodes ignobles qu’on nous donne en exemple. Comment veut-on éduquer ainsi des gens à la citoyenneté, au respect de l’autre ? C’est du microfascisme, mais tellement répété cela finit par faire énorme.

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Inventer en didactique et en pédagogie

Le Pont des Arts, sans cadenas et vu du bus, photo Alina Reyes

Le Pont des Arts, sans cadenas et vu du bus, photo Alina Reyes

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J’ai inventé en littérature (et je continue), j’ai inventé en théologie, et maintenant j’invente en didactique et en pédagogie. Du moment que j’invente, je suis heureuse : voilà justement ma didactique et ma pédagogie, ce que je veux transmettre et comment je le transmets. Du moment que vous inventez, vous faites un bond hors du rang de la mort, de la répétition, de la pensée inculquée, de la facilité besogneuse. Vous voilà projeté dans la difficulté, dans la lumière, dans la vitesse, dans la joie. Cela vous arrache à vous-même, vous êtes dans le risque, vous dansez sur un fil, vous vivez royalement, libre. Voilà ce que vous transmettez, à qui veut l’entendre, voilà ce que m’ont transmis les textes et la nature, voilà ce que je suis et que je donne, à qui écoute. La didactique officielle du français a trois dimensions tout au plus, c’est une didactique de technocrate, froide et qui tourne en rond, se mordant la queue. Je lis dans une tout autre dimension, et je n’estime pas que les autres sont incapables d’y accéder, au contraire je m’emploie à la leur faire découvrir et à les y guider. Je le fais en requérant leurs propres forces, que leur paresse élève contre l’effort que je leur demande : une fois qu’elles sont levées, il faut les diriger vers là où elles trouveront à propulser l’être dans une autre dimension, hors de la caverne où ils regardent défiler des figures factices qu’ils ont appris à considérer et à commenter pour vraies. Je ne suis pas d’accord avec Platon quant à la souffrance qu’il y aurait à sortir de la caverne. Certes qui en sort déclenche des envies de meurtre de qui y reste. Mais ce n’est que l’une des preuves que l’ataraxie qui peut sembler régner dans la caverne n’est qu’une masse d’énormes souffrances déguisées, alors qu’une fois dehors, ce tas d’ordures s’éparpille comme de la laine cardée, et les papillons jouissent dans la lumière.

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Et au milieu coule une rivière

Bus caillassés, bus supprimés. La police était là, le chauffeur nous a dit c’est une décision de la préfecture. Des bus ayant été caillassés, ils étaient supprimés pour la journée et depuis la veille au soir sur tout le tronçon restant. Il n’y avait plus qu’à finir à pied, sur des routes sans trottoir. Ce que j’ai fait, après une grosse galère en RER, la ligne étant perturbée par divers incidents, dont un malaise d’une passagère – il s’en produit de plus en plus, dans des transports bondés. Après que le train en gare y a stationné au moins une dizaine de minutes, tous les suivants ont été non seulement retardés mais de plus archi-pleins, si bien qu’on était obligé d’en laisser passer plusieurs avant de pouvoir monter à bord, ou plutôt d’arriver à s’encastrer dedans. Une fois arrivée en banlieue, j’ai dû attendre le bus un bon quart d’heure, et voici qu’après quelques arrêts il nous lâchait donc dans la nature, sur ordre de la préfecture. Bref, je suis arrivée au lycée deux heures trois-quarts après être partie de chez moi. Heureusement j’étais partie quatre heures et demie avant mon premier cours, et j’ai encore eu le temps de faire des photocopies et autres préparations pour les cours de la semaine prochaine. Ce soir la circulation était rétablie, j’ai mis seulement deux heures pour rentrer, comme d’habitude.

Au réfectoire j’ai raconté la chose, la suppression des bus pour cause de caillassage, aux profs qui étaient là. Certains l’avaient entendu dire par des élèves qui avaient dû marcher aussi. Et cela a réveillé des souvenirs d’autres violences, récentes ou anciennes. Le collège et l’école d’à côté  obligés un jour de confiner leurs élèves à cause de tirs tout proches. Une prof du lycée poignardée (sans gravité) par une élève dont l’avocat avait ensuite fait organiser une collecte dans le lycée afin qu’elle puisse se payer ses services… Et autres histoires dans le genre.

Après ce trajet du matin légèrement harassant j’ai enchaîné des heures de cours malgré tout agréables. L’après-midi, pour l’atelier d’écriture, j’ai donné à mes deux groupes de Première un sujet de réflexion sur les modes de pensée, inculqués ou choisis. Cela leur a paru extrêmement difficile à traiter, mais après s’être finalement faits à l’idée qu’ils n’allaient pourtant pas y couper, ils ont comme toujours exprimé des choses vivement intéressantes. Sans les rapporter -cela leur appartient- je peux dire que les filles, de toutes origines culturelles et religieuses (de différents pays d’Afrique, d’Asie et d’Europe) se sont montrées beaucoup plus libres et ouvertes d’esprit que les garçons, beaucoup plus conscientes. Comme d’habitude chacune et chacun a lu son texte et ainsi tous ont pu profiter des réflexions de chacune et chacun. Et voilà, tout le travail que je leur fais faire c’est aussi beaucoup de travail pour moi, entre les préparations et les corrections, mais je suis contente, je sais que ça avance même quand ça ne saute pas aux yeux. De manière générale, pour les contrôles aussi ils trouvent, autant les Seconde que les Première, que ce que je leur demande est beaucoup trop difficile. Mais je préfère tirer la classe vers le haut plutôt que de l’attraper par le bas ; ainsi les meilleurs peuvent donner leur mesure, et ceux qui ont plus de difficultés sont appelés à se dépasser, et y arrivent même si cela reste imparfait. Surtout je ne les culpabilise absolument pas quand c’est maladroit ou très faible, au contraire je les encourage, je redis toujours qu’on n’est pas là pour se juger mais pour progresser, je les débarrasse de la honte en leur faisant lire leurs textes et en leur montrant que quel que soit leur niveau d’expression tout le monde apprécie ce qu’ils ont à dire – et ce n’est pas une façon de parler, la disposition mentale que j’ai mise en place le prouve, tous sont attentifs à la parole de l’autre.

 

et au milieu coule une rivièrece soir, du RER, photo Alina Reyes

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Peinture d’aujourd’hui : Vinardel, Boubounelle, Seguela, Diaz, Desmazières, Garel, Velly, Szafran

En passant par là, j’ai eu le bonheur de contempler cette exposition, de regarder de près les matériaux, la facture. Du bon travail, qui donne envie de faire aussi du bon travail. Quand j’en aurai le temps mes mains seront heureuses de retrouver leurs pinceaux, feutres, crayons et autres instruments et matériaux. J’aime beaucoup le fusain par exemple, il y a longtemps que je ne l’ai pas pratiqué mais j’en ai, ils n’attendent que le bon moment. Quand je n’aurai plus les cours à préparer, la thèse à finir, tous ces travaux qui m’enchantent aussi.

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Pascal Vinardel, "Les portes du fleuve, 2010. Huile sur toile, 200x324 (commande de la Chambre de commerce de Bordeaux)

Pascal Vinardel, « Les portes du fleuve, 2010. Huile sur toile, 200×324 (commande de la Chambre de commerce de Bordeaux)

André Boubounelle, "Colline à Volterra", 2010. Huile sur toile, 81x100

André Boubounelle, « Colline à Volterra », 2010. Huile sur toile, 81×100

Gilles Seguela, "Arbres derrière la fenêtre", 2003. Fusain sur papier, 185x125 cm

Gilles Seguela, « Arbres derrière la fenêtre », 2003. Fusain sur papier, 185×125 cm

Gérard Diaz, "Le parc abandonné", 1991. Huile sur toile, 194x195 cm

Gérard Diaz, « Le parc abandonné », 1991. Huile sur toile, 194×195 cm

Erik Desmazières, "Atelier René Tazé VI", 1993. Eau-forte avec roulette et aquatinte, 65,5x100,5 cm

Erik Desmazières, « Atelier René Tazé VI », 1993. Eau-forte avec roulette et aquatinte, 65,5×100,5 cm

Philippe Garel, "Flux", 2011. Huile sur toile, 259x345 cm

Philippe Garel, « Flux », 2011. Huile sur toile, 259×345 cm

Jean-Pierre Velly, "Fiori di Spagna", 1983. Aquarelle sur papier, 39x56

Jean-Pierre Velly, « Fiori di Spagna », 1983. Aquarelle sur papier, 39×56

Sam Szafran, "Sans titre", 2016. Aquarelle sur soie, 240x150

Sam Szafran, « Sans titre », 2016. Aquarelle sur soie, 240×150

mairie 5 parisaujourd’hui à la mairie de Paris 5e, photos Alina Reyes

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Discipline ou soumission ? Méfaits d’un défaut de pensée

derrière la vitrece matin à l’Espé pendant la pause, photo Alina Reyes

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J’ai entendu aujourd’hui l’une de mes collègues néoprof de lettres dire qu’elle ne corrigeait pas les fautes dans les copies car cela pouvait être stigmatisant. Personnellement je corrige en vert plutôt qu’en rouge, je corrige positivement, mais je corrige. Nul apprentissage ne peut se faire sans corrections. Je lis ce soir dans un article de pédagogie officielle que l’autorité à l’ancienne, qui imposait que les élèves soient calmes en classe, était une soumission de l’élève. C’est confondre discipline et soumission. Nous ne circulons pas à rollers dans les couloirs des hôpitaux, nous ne prenons pas de force leur place aux passagers du métro quand il est plein, nous ne vendangeons pas dans les vignes du voisin – ou bien c’est que nous sommes des brutes stupides et néfastes. Nous nous disciplinons, tout simplement pour pouvoir survivre, comme espèce et comme individus. Le résultat de cette pédagogie c’est qu’on fait porter la responsabilité de l’agitation des classes aux professeurs, à commencer par les professeurs débutants – c’est tellement plus commode de les accuser de ne pas savoir s’y prendre. Et ceux qui obtiennent le calme peuvent le faire par des moyens psychologiques ou des méthodes beaucoup plus retors ou plus dommageables à la liberté intellectuelle que la règle. Une règle n’est pas une domination, c’est un contrat. En refusant de l’établir on rend tout le monde malheureux, profs culpabilisés comme élèves abandonnés à leur turbulence dont on les rend aussi responsables alors que c’est à l’institution de bien se tenir, de faire en sorte que ses classes se tiennent bien parce qu’elle en aura décidé, légiféré ainsi. J’ai entendu aussi l’une des formatrices de l’Espé, elle-même professeure en collège, dire, parlant de notre travail, « 70% de nos cours sont inutiles ». Eh bien, c’est tout simplement inacceptable.

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Reproduction interdite

du rerphotos Alina Reyes

la défense vue du rer

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Le soir, de retour du lycée, ma joie est trop grande pour que je puisse lire. Je rêve à la fenêtre du RER, aujourd’hui je l’ai laissée entrouverte et j’ai passé mon petit appareil photo à travers. Encore une journée pleine de choses très fortes. C’est de la vie intense, intense. Comme j’aime.

Après avoir invité mes élèves ces derniers temps à réfléchir, en lien avec les textes étudiés, sur ceci :

Charles Allan Gilbert, "All Is Vanity"

Charles Allan Gilbert, « All Is Vanity »

et ceci :

Édouard Manet, "Un bar aux Folies Bergère"

Édouard Manet, « Un bar aux Folies Bergère »

je leur ai donné à méditer cette autre composition, cet autre miroir :

Diego Velasquez, "Les Ménines"

Diego Velasquez, « Les Ménines »

et puis, en même temps que la fin de l’énigmatique roman de Poe représenté dans l’image, Aventures d’Arthur Gordon Pym :

René Magritte, "La Reproduction interdite"

René Magritte, « La Reproduction interdite »

et je leur ai montré ce film inspiré de ce tableau, qui a contribué à leur inspirer beaucoup de remarques profondes :

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Septième jour de cours : du roulis, et puis ça roule

Il faisait très chaud dans la salle où nous avions deux heures de cours, c’était l’après-midi du dernier jour de la semaine, nous avons eu un problème technique pour passer une vidéo (sur les Ménines)… beaucoup de conditions pour que la classe de seconde, déjà portée sur le bavardage, soit vite surexcitée – et elle l’a été. Mais tant pis, après tout le bazar fait partie de la littérature, caverne d’Ali Baba, auberge espagnole. Et ce qui a été dit a été dit, et perçu malgré tout. Je sais que ce que je leur demande de comprendre n’est pas facile, c’est sans doute aussi pour cela qu’ils s’agitent. Et le bateau tangue, mais le vent est dans les voiles, ça avance. Ensuite ce fut l’atelier d’écriture, en deux fois une heure avec la classe de première en deux groupes. Là tout n’est que luxe, calme et volupté. Comme dit le poète. Ce qui s’y passe, que ce soit avec cette classe ou avec la classe de seconde, est extrêmement fort, tendu, et dans cette tension de la littérature en train de sortir de son creuset, autant les forces profondes sont puissantes et bouleversées, autant le déroulement de l’action est apaisé, de façon presque extatique, et cathartique. Je suis exténuée à l’heure où j’écris ces mots, après cette journée, je n’ai pas la force de dire vraiment ce qu’il en est, et puis je n’en ai peut-être pas envie non plus, c’est tellement intime. Ce qui se passe là, quand cela se passe, de nous à nous, circulant par l’esprit et la voix de l’un à l’autre. C’est là que la littérature, la littérature vraie, vivante, réelle, vient avoir lieu, jaillir, brute, active.

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paris vu du bus 1

paris vu du bus 2

paris vu du bus 3du bus pour rejoindre le RER ce matin à Paris, photos Alina Reyes

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