Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (fin)


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La fièvre me permet de m’échapper de plus en plus souvent. Plus je suis fiévreuse, plus je crois qu’on va nous libérer, et que la vie va reprendre. J’ai toujours connu l’aube, après la nuit.

Mais j’ai du mal à t’écrire, Franz. Je passe des journées entières à divaguer ou à souffrir, sans mesurer le temps. C’est ce coin de ciel qui me rappelle ma mission. Mon cerveau se met à travailler à toute allure, les souvenirs et les mots jaillissent d’eux-mêmes, comme si on avait ouvert un robinet. Je ne serai pas libérée tant que je n’aurai pas achevé notre histoire.

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Hier, de l’autre côté, j’ai entendu des voix de femmes chanter en tchèque : « Dans mon pays fleurissent les roses… Je voudrais rentrer au pays… » D’abord j’ai cru que c’était une hallucination auditive, les voix paraissaient si faibles, si lointaines… Mais c’était bien des détenues qui chantaient.

Je me suis mise à pleurer. Ma fièvre a tellement augmenté que j’ai perdu connaissance. Depuis, ma vue est restée brouillée. À la place de la petite fenêtre, je ne distingue plus qu’un rectangle lumineux. Le reste du Revier est plongé dans des ombres incertaines, qui me feraient peur si je croyais aux fantômes. Mais tu vas voir que je suis encore capable de lucidité. Il faut seulement que je me dépêche.

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L’armée allemande est entrée dans Prague le 15 mars 1939. Le matin, quand les gens sont sortis de chez eux, après avoir passé la nuit à côté de la radio qui annonçait régulièrement l’avance des troupes et recommandait à la population de rester calme, des colonnes de camions circulaient partout dans la ville.

Joachim von Zedwitz, un jeune Allemand qui faisait alors ses études de médecine à Prague, réagit aussitôt. Il contacta un ami juif et quatre Anglais, professeurs à l’English Institute. Puisque Zedwitz avait une voiture, ils décidèrent d’organiser le passage clandestin de personnalités juives à la frontière polonaise. Il leur fallait quelqu’un qui acceptât de prendre le risque de les cacher chez soi, de les mettre à l’abri avant le départ. Ils me contactèrent. J’acceptai.

J’ai beaucoup travaillé, ces dernières années. Mais je ne m’en plaignais pas, loin de là. J’étais plus sereine que jamais, j’avais l’impression d’être faite pour décider, agir, résister. Je ne prenais plus de morphine, mais je me soutenais à coups de fortes doses de calmants.

Mes amis disaient que j’étais naturellement douée pour affronter les catastrophes, et Joachim prétendait que j’avais de grands talents politiques. J’ai su qu’il me comparait même à Churchill et allait jusqu’à nous trouver une ressemblance physique – mais cela, il n’aurait pas osé me le dire… Quoiqu’il en soit, je ne laissai ni le désespoir ni l’envie de fuir me gagner et ne souhaitai rien d’autre que de rester à Prague, chez moi, pour y être utile.

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À Pritomnost, nous avions décidé de modérer le ton de nos articles, dans l’espoir d’éviter l’interdiction. Je choisis, plutôt que l’attaque frontale contre les Allemands, l’allusion, l’ironie cachée ; et pour encourager mes compatriotes, j’exaltais le tempérament du peuple tchèque, sa force. Parallèlement, je publiais une revue clandestine, et participais à deux ou trois autres.

Je persuadai Evzen, l’homme que j’aimais, et qui était juif, de partir. Comme pour les autres, Joachim lui fit passer la frontière, affrontant les dangers avec son habituel courage, son sens de la répartie et son inventivité lors des contrôles inopinés des douaniers ou des policiers. Evzen et ses proches tentèrent de me convaincre de partir aussi, mais je savais que je ne me sentirais bien avec moi-même qu’à Prague.

Il y avait toujours du monde à la maison : mes amis résistants, les gens que nous aidions… Je leur préparais à manger, tentais de recréer pour eux une atmosphère conviviale. Honza, qui était déjà une enfant très mûre et intelligente, participait à nos activités, était au courant de tout.

Dès l’arrivée des troupes allemandes, Peroutka avait été arrêté. Je le remplaçai à la direction de Pritomnost jusqu’à l’interdiction du journal, en août. Mais quand j’appris que, pour avoir refusé de faire de son hebdomadaire un organe de presse national-socialiste, il avait été déporté à Buchenwald, je commençai à m’inquiéter pour Honza. Je n’avais pas été très prudente, ne serait-ce qu’en portant ostensiblement l’étoile jaune, en signe de solidarité avec les juifs. Et si j’étais à mon tour arrêtée ? Je demandai à des amis, les Mayer, de s’occuper d’elle si le cas se présentait – et s’ils ne pouvaient pas, ou plus, s’en charger, de la laisser à mon père.

Un jour de novembre, alors que Honza sortait de l’imprimerie qui fabriquait mon journal clandestin, elle fut suivie à son insu par la Gestapo. Ils entrèrent chez moi, et m’arrêtèrent.

Je restai un an à la prison de Dresde. J’y perdis plus de vingt kilos. Finalement, on me reconduisit à la prison de Prague, en me disant que, faute de preuves contre moi, on allait me libérer. Mais une fois là-bas, j’appris que j’allais être transférée à Ravensbrück.

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Pour la première fois, ce matin, je n’ai pas pu voir le jour. J’ai eu très peur en ouvrant les yeux : il n’y avait plus rien, qu’un noir plus opaque que la nuit. Je n’entendais pas très bien non plus, juste assez pour percevoir les bruits du Revier.

Aveugle, il me semble que les mots se dérobent aussi vite que la réalité. Je forme quelques phrases en l’espace d’une seconde, mon cerveau travaille à la même vitesse que lorsqu’il rêve, et aussitôt s’arrête, replonge dans le noir.

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Grete me parle, elle me répète toujours la même chose, jusqu’à ce que je comprenne. Il est arrivé pour moi un colis de la part de Joachim von Zedwitz. Je me redresse dans mon lit, je crie : Il est vivant ! Quel miracle ! Je suis folle de joie, j’ai envie de chanter ce qu’un jour j’ai écrit : J’aime la vie, celle qui enchante, qui émerveille, qui rayonne, sous toutes ses formes, dans toutes ses manifestations, les jours ordinaires comme les jours de fête, en surface comme en profondeur…

Avant mon départ pour Ravensbrück, Honza a été autorisée à me rendre visite. J’ai essayé de faire bonne figure et elle aussi, mais j’ai vu dans ses yeux que je n’étais plus que l’ombre de moi-même. Et qu’elle était une enfant seule. Elle est repartie, toute menue et marchant droit, courageuse.

Je ne l’ai pas revue, ma petite fille.

Berce-moi, Franz, je meurs.

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Plus rien,calme, forêt profonde.

Ce n’est rien, Milena. Rien, ce n’est rien. N’aie pas peur, viens dans mes bras, nemluvne, Milenka, viens… C’est fini maintenant, viens… Ouvre-moi tes bras…

De mon membre dressé jaillissent des nuées blanches d’où naît ton visage, face au mien, Milena, ton visage. Regard de nuit, joues, nez, cheveux, lèvres de jour. Ta peau de lumière, et un léger sourire pour dissiper les ombres.

Sais-tu ce que je vois, Milena ? Ce que cela veut dire ? Le plaisir de ce pauvre corps d’homme trop longtemps traité en insecte, ce plaisir vécu non plus comme une souillure mais comme une sublimation… Ton visage tiré de ma substance pour me faire face, puissant, paisible, aimant.

Milena, mon sexe t’appartient, il n’est autre que toi-même, ta vigueur, ton courage, ta volonté.

Malgré la mort, le temps a travaillé, au-delà de la vie et de la mort. Il redistribue la vérité des corps.

Maintenant écoute, Milena : ce sexe, le mien, cette chair vivante tendue contre mon ventre, c’était toi que je caressais. Et l’ignorant, j’ignorais aussi pourquoi le plaisir semblait ne jamais m’appartenir : c’est qu’il était à toi. Milena, tu étais mon sexe dans ma main, et je n’éprouvais le plaisir que par ricochet, comme une sensation étrangère, et pour tout dire dérobée, volée à je ne savais qui. J’en retirais honte et confusion, parce que je n’avais pas conscience qu’il ne s’agissait que de m’unir à toi, chair ardente et innocente.

Te souviens-tu de la nouvelle de Kleist, La Marquise d’O ? La marquise, jeune veuve vertueuse, est chassée par son père du foyer familial après avoir découvert qu’elle est enceinte. Elle clame son innocence, à laquelle personne ne croit. Enfin, la vérité éclate : un officier avoue avoir abusé d’elle pendant qu’elle gisait, inconsciente, lors de la prise d’une citadelle.

Eh bien, cette histoire a quelque chose à voir avec la nôtre. Et nous sommes enfin arrivés à ce moment de la réconciliation du père et de la fille, à cette scène qui m’a toujours tellement troublé dans l’œuvre du poète :

[La mère] se décida alors à ouvrir enfin la porte et vit, le cœur débordant de joie : sa fille immobile, la nuque renversée, les yeux fermés, dans les bras de son père ; tandis que lui, assis dans le fauteuil, le regard brillant de larmes, posait sur sa bouche de longs baisers brûlants et avides : tel un amant ! La fille ne parlait pas, il ne parlait pas ; assis, le visage penché au-dessus d’elle comme au-dessus de son premier amour, il prenait sa bouche et l’embrassait. La mère était aux anges…

Vois-tu, ce rêve de ravissement est à mettre moins en rapport avec les difficultés cruelles que toi et moi avons pu connaître avec nos pères respectifs qu’avec l’amour qui nous a étreints et séparés. Il y avait entre nous une faute qui n’en était pas une, qui n’était qu’un malentendu, une apparence – mais nous ne pouvions rien faire contre cette espèce de fantôme, car nous étions bien trop débordés par notre ombre personnelle, et par tous les spectres menaçants qui peuplaient notre temps et notre existence.

II est de fait que mon ombre est trop grande en ce monde, écrivais-je, et je regarde avec un nouvel étonnement la capacité de résistance dont certains doivent être doués pour vouloir tout de même, « malgré tout », vivre encore, vivre précisément dans cette ombre…

Tu faisais partie de ces êtres, Milena, qui se dressaient sans peur devant les ombres comme aujourd’hui tu te dresses, lumineuse, devant moi. J’étais le corbeau, noir comme la terre, l’habitant de la cave, la bête de la forêt, l’arpenteur, familier des enfers… Celui qui voyait que nous creusons la fosse de Babel… Je ne connaissais que trop l’abîme sous mes pieds pour ne pas être tenté et épouvanté par cette proximité.

Tu étais l’eau, le ciel, la lumière, la mer avec ses masses d’eau, qui te ruais quand l’exigeait la morte lune, la lointaine lune surtout…

Viens, mêlons-nous encore ! Comme tu le voulais, Milena, allons planer ensemble dans le ciel, en poussant ce cri de la buse qui touche les hommes en pleine poitrine. Élançons-nous d’un bond hors du rang des meurtriers, faisons de notre vol une écriture.

Nous serons ces animaux sauvages, et chaque jour, à l’aube, nous quitterons notre forêt.

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Sources

Franz Kafka, Œuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, 4 tomes, 1984

Milena Jesenska, Vivre, éd 10/18, 1996

Max Brod, Franz Kafka, Gallimard, Folio essais, 1991

Ernst Pawel, Franz Kafka ou le cauchemar de la raison, Points Seuil, 1996

Klaus Wagenbach, Kafka, Le Seuil « Écrivains de toujours », 1968

Margarete Buber-Neumann, Milena, Points Seuil, 1997

Germaine Tillion, Ravensbrück, Le Seuil, Points histoire, 1997

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Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (23)

Cornelis Anthonisz La destruction de la Tour de Babel (1)

Cornelis Anthonisz, La destruction de la tour de Babel

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Nous sommes toutes et tous déracinés. À Ravensbrück. Ailleurs. Tel est, tel sera, le monde que tu annonçais : celui des déracinés. Déportations, déculturation, dépossession linguistique, dépersonnalisation, et pour finir déréalisation et déréliction générales.

Ici, nous connaissons la confusion des langues. Toutes les nationalités, toutes les langues de la vieille Europe se mêlent dans le camp comme dans un creuset morbide. Incommunicabilité, naissance d’un jargon.

Ici, nous sommes devenus ce que nous devenions : matricules, outils, surplus. Démythifié, notre univers a basculé tout entier, et pour longtemps, dans la hantise indéterminée – comme la tienne, Kafka.

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Dans le petit milieu germanophone de Prague, l’annonce de ta mort fut accueillie avec émotion. Une centaine de personnes assistèrent à ton enterrement, et elles étaient cinq cents, un mois plus tard, réunies au Théâtre de chambre allemand pour te rendre un dernier hommage. Mais hors de ce microcosme, tu n’étais pas assez connu pour qu’on remarquât ta disparition, même parmi les Tchèques.

Tu avais peu publié de ton vivant : Le Soutier (début de ton roman inachevé L’Oublié, ou L’Amérique) ; Le Verdict ; La Métamorphose ; La Colonie pénitentiaire ; quelques autres fragments ou nouvelles ont paru sous forme de livre ou en revue. Jusqu’à maintenant, jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, tu es resté dans l’ombre en Allemagne. À l’étranger, ton œuvre a intéressé le surréaliste français André Breton, mais nul n’a encore saisi son importance réelle, qui devrait pourtant bientôt éclater aux yeux de tous car cette guerre, hélas ! laissera l’homme dans un état tel qu’il se verra alors dans tes cauchemars comme dans un miroir.

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J’ai quitté Ernst. Transformé ma maison de la Lerchenfelderstrasse en pension de famille, embauché une gouvernante. La vie devait reprendre le dessus.

La vie, et l’amour. L’un de mes sous-locataires, le comte Xaver Schaffgotsch, était jeune, sympathique, attentionné. Je l’avais connu à la gare de l’Ouest, où pour nous faire un peu d’argent, sans souci de déchoir, nous portions tous deux les valises. Ancien officier autrichien, il avait vécu en Russie au temps de la révolution. Il m’initia au communisme.

Il y avait sept ans que je vivais à Vienne. J’y avais eu de bons moments, mais de dures épreuves aussi. J’avais le sentiment de n’avoir plus rien à attendre de cette ville. Xaver et moi partîmes en 1925 séjourner chez une de mes anciennes amies, Alice Gerstel, près de Dresde. Elle était mariée avec Otto Rühle, qui avait vingt ans de plus qu’elle et avait été l’un des fondateurs du groupe Spartakus, puis du Parti communiste allemand. Mais très vite il s’en était séparé, et quoique toujours marxiste, dénonçait le risque qu’en cas de victoire de la révolution, la dictature de la classe soit remplacée par celle du Parti et de sa direction.

Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, qui prônaient la révolution « spontanée », réalisée par les masses plutôt que par leurs dirigeants, avaient été assassinés par le gouvernement social-démocrate allemand six ans plus tôt. La théorie de la révolutionnaire juive polonaise, qui prédisait que le capitalisme s’effondrerait le jour où la mondialisation du marché serait achevée, était l’un des sujets de nos continuelles discussions.

Nous nous intéressions aussi aux rapports entre nationalisme et socialisme : les deux mouvements étaient-ils compatibles ou non ? Otto était l’auteur de plusieurs livres sur Marx, et aussi d’ouvrages de pédagogie, comme L’Enfant prolétaire, qu’il publiait dans sa propre maison d’édition, Am anderen Ufer (« Sur l’autre rive »). Alice et lui s’intéressaient d’autre part à la psychologie moderne, et écrivaient beaucoup ensemble sur le sujet.

Alice était une disciple d’Alfred Adler, qui avait travaillé sur le rapport indissociable du corps et de l’esprit. Au fond, tu avais compris la même chose, intuitivement, quand tu me disais que la tuberculose était le résultat d’un complot entre ta tête et tes poumons – une délivrance pour ton esprit torturé.

Pour Adler aussi, la maladie est le plus sûr refuge du névrosé : mieux vaut souffrir d’une maladie dont on ne se sent pas responsable que d’avoir à reconnaître et affronter ses difficultés, ses échecs, et la blessure narcissique qu’ils occasionnent. Tout cela me paraît juste, et c’est tout à ton honneur d’avoir su, avec ta lucidité et ton courage habituels, reconnaître ce processus. La plupart des gens s’y refusent obstinément, déterminés à se voiler la face, tant ils ont peur de découvrir un abîme sous leurs pieds.

Plus tard j’ai été malade moi aussi, Franz. Et j’ai essayé de ne pas oublier ta leçon et de comprendre les causes du désastre dans toute leur ampleur, aussi bien psychique que physique.

Cependant les théories judicieuses et pertinentes d’Adler, comme celles de Freud dont il fut d’ailleurs un disciple, se limitent à une conception quasi mécaniste, positiviste, de la personne et de la société humaines. Où est la transcendance, dans leur vision d’une humanité qui ne demande qu’à être guérie pour être normalisée ? Et d’abord, qu’est-ce que la norme ? Qui l’a définie ? Il me semble, en posant ces questions, revoir Joseph K. devant la Loi, ou K. prisonnier de l’inaccessible Château…

Ta lucidité ne t’a pas empêché de mourir, au contraire. Ni de vivre l’écriture de ton œuvre. S’il est vrai que l’esprit et le corps ne font qu’un, il est tout aussi vrai que le corps appartient au monde, et a d’autres buts que l’immédiate satisfaction individuelle ou sociale. La prise de conscience de soi et de ses propres ressorts est une étape salubre et nécessaire, mais ceux qui, comme toi, parviennent à s’élever au-dessus de ce stade et à accomplir une mission supérieure, ne se trouvent que trop mal compris, ridiculisés par la foule des médecins et autres raisonnables.

Chez Otto et Alice, les débats allaient bon train, et je me sentais si bien dans leur maison que nous y demeurâmes dix mois. Alice nous emmenait à Dresde, au théâtre, ou voir des expositions… Nous parlions de littérature, de musique, d’art… Avec cette amie d’enfance, je retrouvais le charme de ma jeunesse pragoise. J’étais libérée de ma passion suicidaire pour Ernst, j’avais auprès de moi un homme charmant et prévenant, à la fois bien élevé et anticonformiste, un couple d’amis accueillants et intelligents… Après toutes ces dures années, je me sentais à présent forte et belle, prête pour une autre vie… une nouvelle aube.

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À Prague, le milieu littéraire et artistique m’accueillit à bras ouverts. Tout le monde connaissait les chroniques que j’avais longtemps écrites dans le quotidien Tribuna. J’étais censée y tenir une rubrique de mode, mais bien souvent mes articles traitaient de tout autre chose, des faubourgs, de ma concierge, ou du cinéma par exemple. Aujourd’hui, je me souviens avec une acuité particulière de ce rêve que j’y racontai :

…Quelque part de l’autre côté du monde, lorsque la planète tout entière a été frappée par la guerre, ou par la peste, ou par le déluge (…) D’interminables trains quittaient la gare l’un après l’autre (…) le monde se transforma en un réseau de voies ferrées emportant des êtres affolés, des êtres qui avaient perdu leur maison et leur patrie. Les rails surplombaient l’abîme et les machines tournaient furieusement. Enfin, le train s’arrêta au bord du vide.

« Contrôle ! tout le monde descend ! » hurla un préposé désespéré (…) La tereur m’envahit. Un douanier s’approcha de moi et réclama mes papiers (…) Je regardai le papier déplié. Je lus, écrit en vingt langues différentes :

« Condamnée à mort. »

(…) Une angoisse mortelle serra ma gorge. Et avec un faible espoir, déjà mourante, déjà à mon dernier souffle, je dis au douanier d’un ton suppliant :

« C’est peut-être juste un mot de passe pour mieux me conduire de l’autre côté du monde ? »

Il m’a fallu quelques secondes, en 1919, pour faire ce rêve. Vingt ans pour monter réellement dans ce train, vingt-cinq pour faire ce que je fais aujourd’hui : tenter de changer ma condamnation à mort en mot de passe pour l’autre côté du monde.

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En 1922, j’avais quitté Tribuna pour Narodni Listy, le grand journal conservateur auquel mon père était abonné, et qui me valut un prestige supplémentaire. Je publiais aussi dans divers journaux et revues de nombreuses traductions : de Stevenson, mon préféré, Apollinaire, Gorki, Claudel, Meyrink, Rosa Luxemburg, bien d’autres encore… Et de toi, bien sûr.

Pendant mes sept années d’exil, Prague, qui était devenue la capitale d’une république indépendante, avait connu un renouveau considérable. La ville était continuellement animée, ouverte sur le monde. Alors qu’elle avait été jusque là maintenue sous l’influence allemande, à l’exemple du président Masaryk et du ministre des Affaires étrangères Benes, intellectuels et artistes se tournaient désormais vers l’Amérique et la France. C’est dans cette exaltante atmosphère d’émancipation que je réintégrai ma ville.

Au Narodni Listy, j’animai la page féminine avec un groupe de collaboratrices, des femmes qui avaient étudié à l’étranger et en revenaient riches d’une culture élargie, qu’elles brûlaient de faire partager. Je débordais d’activités, j’étais élégante et libre, on m’invitait partout. La plupart du temps je fuyais les mondanités, préférant retrouver mes amis le jour dans les cafés, et le soir dans des boîtes où l’on dansait sur cette nouvelle musique que j’adorais, le jazz.

J’étais chez moi comme un poisson dans l’eau, mais Xaver avait du mal à s’adapter. J’essayai en vain de lui trouver un travail. Comme je courais par monts et par vaux, il passait beaucoup de temps à me chercher, et dans les cafés, on l’avait méchamment surnommé « Où-est-Milena ? » Je l’aimais, je voulais l’aider, mais je ne savais plus que faire, d’autant qu’il était devenu amer. Il finit par s’en aller.

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En 1927, j’épousai Jaromir Krejcar, un architecte issu du Bauhaus. Je l’avais rencontré un an plus tôt, au cours d’une sortie à la campagne avec les membres du groupe d’avant-garde Devetsil, qui réunissait des artistes et des intellectuels, et même des techniciens, à la recherche d’un nouvel élan créateur qui prendrait en compte toutes les innovations du monde moderne. C’est Jaromir qui avait construit à Prague, en 1923, l’Olympic, un immeuble de bureaux et de magasins, en fer et en verre, dans le style du Bauhaus, et qui allait être la référence pour l’architecture moderne dans notre capitale.

Je passai avec lui de merveilleuses années. Nous étions très amoureux l’un de l’autre, et partagions la passion de ce mouvement renaissant, cette nouvelle vision du monde où l’on abandonnait la lourdeur du passé pour la simplicité des formes. Simplicité que je prônais aussi bien dans mes articles de mode qu’il l’appliquait en architecture. Je publiai trois recueils de mes articles, participai avec Stasa à la création d’un magazine d’avant-garde et luxueux, Pestry Tyden.

Lorsque, le dimanche, nous sortions de la ville pour nous délasser dans les campagnes environnantes, comme le faisaient de nombreux Pragois, Jaromir, qui était fils de garde-forestier, redevenait un bel homme des bois et me faisait redécouvrir la nature…

J’étais heureuse.

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Me voilà redevenue aussi infirme qu’après la naissance de Honza, dis-je à Grete qui m’enserrait dans ses bras pour m’aider à me relever. Alors qu’avant, pendant toute la période de mon amour avec Jaromir, il me semble que je n’ai pas arrêté de danser…

– Tu t’en es remise une fois, répond Grete, tu t’en remettras encore… Et tu redanseras, un jour !

– Oui, oui, j’irai danser… Mes os cliquetteront et je me sentirai si légère, sans reins ! Et puis cette fois, je n’aurai pas à me désintoxiquer de la morphine… Seulement de la douleur… Crois-tu qu’on en guérisse aussi bien ?

La douleur nous enferme dans une cage étroite, étouffante, sans portes ni fenêtres, sans aucune issue, où l’air se raréfie. Les êtres passent à côté de nous, muets et aveugles ; mais tout à coup un toit, une voiture, un lambeau de ciel enfoncent toutes grandes les murailles de notre douleur, les battants d’un invisible portail s’écartent, nous sommes sauvés et nous respirons.

Quand ai-je écrit cela ? Je t’attends, Franz, dans le seul lambeau de ciel qui me reste.

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À la naissance de Honza, j’ai été victime d’une septicémie qui m’a laissée invalide. Mon père, présent à mes côtés, m’a sauvée de justesse de la mort. Je suis restée alitée un an, quasiment paralysée. Mes souffrances auraient été insupportables sans la morphine que m’administra d’abord mon père, puis que je continuai à réclamer chaque jour à l’hôpital. Lorsqu’enfin je pus rentrer chez moi, j’étais bouffie, difforme, boiteuse, et morphinomane.

Franz, pourquoi la maternité m’avait-elle mise dans cet état ? Ne pouvais-je faire autrement que de donner à ma fille une mère malade ? De reproduire ce que j’avais vécu avec ma propre mère ? Et finalement, je l’ai laissée sans mère, elle aussi…

J’ai parfois la nostalgie d’une autre vie que je n’aurais pas pu, ou voulu avoir, mais qui me faisait envie : celle d’une paysanne tchèque, trayant ses vaches, mariée à un homme fruste et solide, et entourée d’une nombreuse progéniture. Mais je n’ai cessé de recommencer ma vie, et de la donner à des hommes qui se révélaient incapables de m’aider – mais que je devais au contraire soutenir, jusqu’à ce qu’ils se lassent et finissent par me quitter, pour une petite femme ordinaire qui s’en remettait à eux et flattait ainsi leur sentiment de supériorité.

Je ne dis pas ça contre toi, Franz, puisque, avant même que nous nous soyons rencontrés, tu m’apportas ton aide matérielle et morale. Et puis, je fus la première femme avec qui tu étais prêt à vivre. Vois-tu, quand je songe aux hommes de ma vie, je ne peux m’empêcher d’être parfois amère. Quand je pense à toi, il m’arrive de regretter mes faiblesses, mais jamais je ne m’écarte de l’immense estime que j’ai toujours eue pour toi, et que rien n’a entachée.

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Qu’étais-je devenue ? Une infirme, une droguée, physiquement, moralement et socialement détruite. J’avais perdu mon poste au Narodni Listy. J’étais incapable de m’occuper correctement de mon enfant, et ma vie amoureuse était en danger. Je voulus réagir, tenter ma chance en allant me faire soigner dans une station thermale.

Les séance de rééducation quotidienne, au cours desquelles on me faisait plier mon genou malade, se transformaient en véritable torture, qui entraînaient d’atroces douleurs pour toute la journée et la nuit suivante. Je réclamais de plus en plus de morphine. Jaromir allait m’acheter mes doses, désemparé, désespéré. Plus rien d’autre ne comptait. Je finis par avoir tellement honte de cette dépendance que je décidai de tout arrêter.

J’ordonnai à Jaromir de ne plus rien me donner. Mais nous n’avions pas prévu les effets d’une brusque désintoxication. Mon corps tout entier se révolta, s’agita entre les draps, tenaillé par un mal si puissant qu’il me chassait de moi-même, puis m’emprisonnait à nouveau en m’obligeant à le subir jusqu’au bout.

Un soir, dans mon délire et ma douleur, j’appelai Jaromir. Mais il était sorti en me laissant seule avec un revolver posé en évidence sur la table de nuit. C’était donc la solution qui lui semblait la meilleure… Devant une telle trahison, mon amour pour lui s’effaça d’un coup.

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C’est ensuite que je devins communiste. J’étais trop délabrée pour sortir comme naguère, voir mes anciens et brillants amis. J’acquis la langue de bois du Parti, pour écrire dans ses publications, où je colportai tous les mensonges habituels sur les merveilles du système soviétique et, sans discernement, les discours doctrinaires les plus convenus. Bref, je désappris à écrire.

Notre couple se délitait. Jaromir ne m’aimait plus, il voyait d’autres femmes. J’étais jalouse, impuissante. Il ne me restait que ma fille – et la morphine, encore. Nous manquions d’argent, mes revenus avaient beaucoup baissé, et la drogue me coûtait cher.

À plusieurs reprises je fis des séjours dans des sanatoriums, pour me désintoxiquer. Parallèlement à ma collaboration aux journaux communistes, je commençai à écrire en cachette, sous divers pseudonymes, des articles pour le Pravo Lidu, le journal social-démocrate. J’envoyais Honza les livrer, afin de ne pas risquer qu’on m’y vît entrer.

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Tout allait mal. Hitler venait de prendre le pouvoir en Allemagne. Nous ne mesurions pas encore dans toute son ampleur le danger qu’il représentait. Mais on sentait que c’en était fini des belles années pleines d’espoir de l’après-guerre. Jaromir et moi décidâmes de partir nous installer en Union soviétique avec Honza. Mais finalement je renonçai, et le laissai y aller seul. Il pensait pouvoir exercer là-bas son métier d’architecte, mais face au mur de la bureaucratie et à la censure stalinienne, dont les conceptions esthétiques différaient notablement des siennes, il déchanta. Il s’éprit de la jeune femme qui lui servait de guide. Nous divorçâmes, il l’épousa. Quand ils réussirent à obtenir un visa pour rentrer à Prague, il me procura un grand appartement.

Le Parti me demanda de m’occuper d’un camarade malade, Evzen Klinger. Je le soignai avec dévouement, et il tomba amoureux de moi. Dans l’état où j’étais, je ne m’y attendais pas du tout. Puisque j’étais devenue laide et boiteuse, j’avais renoncé à me soucier de mon apparence. J’étais négligée, souvent je ne prenais même pas la peine de me peigner, je sortais enveloppée dans un vieux manteau de Jaromir. L’amour d’Evzen réveilla ma féminité.

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En 1936, la guerre d’Espagne et les procès de Moscou me rendirent ma raison : je me fis exclure du Parti. Que des dirigeants politiques commencent à organiser des purges, pour qui est assez attentif à la langue, le mot suffit à indiquer en quelle estime ils tiennent leurs semblables, et quel monstrueux danger ils représentent pour l’humanité.

J’étais prête pour recommencer une autre vie, plus lucide, plus combative encore.

Une nouvelle chance me fut donnée quand Ferdinand Peroutka me proposa de collaborer au très réputé hebdomadaire Pritomnost. C’était un journal libéral-démocrate, qui ouvrait ses colonnes à des écrivaines et des personnalités de différents horizons. Il avait été fondé avec le soutien de Masaryk en 1924, l’année de ta mort, et réussit à paraître jusqu’en 1939, date à laquelle les nazis l’interdirent.

Cette offre était pour moi extraordinaire. En entrant à la rédaction de Pritomnost, non seulement j’étais à l’abri des soucis financiers, mais j’allais pouvoir, pour la première fois, donner la pleine mesure de mon talent de journaliste. Je ne traiterais plus de mode, je ne me contenterais plus d’évoquer de petites scènes de la vie quotidienne ; mon pays vivait des moments difficiles, il était temps pour moi de m’intéresser à l’actualité politique. Je m’étais libérée de l’idéologie communiste. Après dix ans de dépendance, je me libérai aussi de la morphine.

*

Je parcourus les Sudètes, cette région frontalière de la Bohême que l’Allemagne allait annexer au Reich. Je racontai ce que je voyais, là-bas, dans les villages : la haine entre Allemands et Tchèques, la haine antisémite, la haine attisée par le parti pro-nazi de Henlein : haine entre voisins qui pénétrait jusqu’au cœur des familles, entre mari et femme d’origine différente, entre parents et enfants – les enfants ayant été, comme en Allemagne, fanatisés et dressés à dénoncer leurs parents. Pour les Jeunesses hitlériennes, le nom de Dieu était Hitler, et sa parole la Loi. Tout pouvait se commettre en son nom. Et voilà que cette folie mortelle pénétrait chez nous.

C’est à l’existence d’une telle loi, injustifiée mais supérieure, une loi à laquelle chacune se sent obligé d’obéir, par foi ou par impuissance, par impossibilité de ne pas s’y soumettre – c’est à cela qu’on peut reconnaître le plus grand danger pour l’humanité. Mais le propre d’une telle loi est aussi d’anesthésier la vigilance et le désir de liberté de ses victimes. En se faisant passer pour universelle et incontournable, elle devient aussi invisible qu’une loi naturelle, elle paralyse les esprits, et c’est la porte ouverte à toutes les exactions. Que de travail, ensuite, pour s’en libérer.

Les nouvelles arrivées au camp nous apportent des informations, et nous pensons aujourd’hui qu’Hitler va perdre la guerre. Quelle sera la prochaine Loi ?

*

Au début, je gardai encore espoir. J’avais vu le peuple tchèque se mobiliser courageusement, calmement, pour sauver son pays, ses valeurs. Mais après le pacte de Munich, chacun comprit que rien ni personne n’empêcherait Hitler de s’emparer des Sudètes et de la Tchécoslovaquie tout entière.

En 1937 et 1938, j’ai inlassablement décrit et défendu la cause des milliers d’émigrants fuyant le régime nazi. Comme il leur était interdit de travailler sur un sol étranger, des comités de soutien et de parrainage, des collectifs d’hébergement s’étaient organisés, à la fois pour leur permettre de survivre, et si possible leur éviter d’être renvoyés chez eux, faute de papiers. Et puis, la charité s’assoupit… Il n’est pas difficile de supporter une catastrophe, ce qui est pénible ici, c’est de supporter le long silence qui la suit. La charité est une source qui se tarit peu à peu.

Il n’y avait pas seulement de la compassion dans mon ton, mais de la révolte. J’écrivis un article, intitulé « Lynchage à l’européenne », dans lequel je dénonçais la perversion d’une exploitation politicienne du peuple qui exacerbait les questions identitaires : à l’intérieur de chaque immeuble, chaque foyer, chacun devait entrer dans un camp ou dans l’autre. À présent, on se définissait en fonction de son appartenance nationale, idéologique ou religieuse.

C’est de cette réalité-là que naît ce qu’on appelle un pogrom. Le pogrom est, entre autres, la vengeance de petites gens contre d’autres petites gens, la lutte pour l’annexion de paliers, de grabats, d’un étage à l’autre. Une colère longtemps contenue, déviée, fouettée, par une quelconque propagande – se concentre sur une idée, se cristallise et explose.

Et au sein de ce qui avait pu être en d’autres périodes une communauté disparate mais paisible, il était encore une autre catégorie de gens, la dernière des dernières, celle contre qui tous se retournaient : les réfugiés. Car l’émigré, c’est le Nègre, et circonstance aggravante, un Nègre parmi les Blancs, un Nègre déplacé, damned nigger !

En quatre années, l’Europe a bien changé et elle est maintenant couverte de Nègres. Les Nègres, comme il se doit, n’ont pas le droit de toucher les femmes blanches, doivent être parqués dans des quartiers réservés et ne sont pas des personnes. Les Nègres, dans la Vienne actuelle, ce sont les Juifs, les socialistes, les anciens nationalistes autrichiens, les monarchistes, parfois des Tchèques et souvent aussi des catholiques.

*

Aujourd’hui, Franz, je ne compte pour rien. J’ai perdu le courage de me battre. Celui de ne jamais renoncer, aussi. Je n’ai plus la force morale ni physique de lutter, ne serait-ce que contre ma propre mort. Pourtant je ne sombre pas encore, puisque je me souviens. Je me souviens de ce que j’écrivais à la fin de cet article, c’était en mars 1938, mais c’est une chose qu’on peut dire à tout moment :

Il n’est pas vrai que nous comptons pour rien. Aujorud’hui, tout le monde compte – chacun d’entre nous compte (…) Le plus urgent est de savoir comment nous voulons vivre et de considérer que cela est aussi important que la vie elle-même. Aujourd’hui, une lourde tâche incombe à chacun d’entre nous : trouver l’exacte ligne de partage entre le sang-froid et la lâcheté, entre le courage et l’explosion des passions.

*

à suivre (la prochaine fois sera la dernière)

Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (22)

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*

À midi, quand Grete est arrivée, je lui ai demandé de m’amener jusqu’au miroir. Regarde, lui ai-je dit, maintenant je ressemble au petit singe malade du joueur d’orgue qui était installé près de chez moi. Chaque fois que je passais devant, le petit animal me donnait sa main froide et menue, et chaque fois, le malheureux avait l’air plus pitoyable, jetant des regards tourmentés et souffrants par en dessous, son absurde petit chapeau vissé sur le crâne…

Aujourd’hui, Franz, dans le miroir, ce sont les mêmes yeux qui m’ont regardée…

Heureusement, j’ai été belle et vivante, pour toi.

*

Le dimanche, tu es reparti à Prague. Je t’ai accompagné à la gare, le monde autour de nous avait du mal à exister tant nous étions l’un dans l’autre, l’un avec l’autre, l’un pour l’autre, habités par la lumière de ces quatre derniers jours.

Nous ne le savions pas encore, mais c’étaient bien nos quatre premiers et nos quatre derniers jours.

Au mois d’août, nous nous sommes revus à Gmünd (nous avions fait chacun la moitié du chemin), seulement pour quelques heures, entre deux trains, dans une triste chambre d’hôtel près du poste frontière. Mais cette fois, rien ne se passa. Je ne trouvai rien de plus pressé que de te demander si tu ne m’avais pas été infidèle, à Prague. J’étais toujours si jalouse… Tu ne trouvas rien de plus important que de m’interroger sur les raisons qui m’empêchaient de quitter Ernst. Nos baisers furent pus glacés qu’ardents, tout avait un goût de poison.

*

Nous continuions à nous écrire. Mais rien n’était plus comme avant. Comment avions-nous fait pour épuiser si vite un tel amour ? Pourtant, l’amour était toujours aussi fort. Si fort même, que tu m’interdis de t’écrire, puisque cet amour ne nous faisait plus que du mal.

Ne pas m’écrire et éviter que nous nous rencontrions ; exécute seulement cette prière sans rien dire, elle seule peut me permettre de continuer un peu à vivre, tout le reste ne peut que continuer à me détruire.

Pendant ces semaines d’automne, je vécus en somnambule. Droguée à la cocaïne, je continuais à chercher chaque jour à la poste un courrier qui ne venait plus.

C’était comme si j’étais passée de l’autre côté de moi-même. Comme si je l’avais su depuis toujours : il y avait une mendiante en moi qui cherchait à sortir – et tu l’avais libérée ; tandis que l’autre Milena, la jeune et belle amoureuse, était partie dans un autre monde.

Au début de notre amour, tu disais à Max, en parlant de moi : C’est un feu vivant, tel que je n’en ai encore jamais vu… En outre extraordinairement fine, courageuse, intelligente, et tout cela, elle le jette dans son sacrifice, ou, si on veut, c’est grâce au sacrifice qu’elle l’a acquis. C’était à mon tour d’écrire à Max, pour essayer de comprendre, et de lui faire comprendre, puisque tu ne voulais plus m’entendre : Je ne sais tout bonnement plus où donner de la tête, mon cerveau ne tolère plus aucune impression ni aucune idée, ne peut plus en accueillir aucune, je ne sais rien, je ne sens rien, je ne comprends rien, il me semble qu’il m’est arrivé, ces derniers mois, une chose épouvantable, mais je ne sais presque rien à ce sujet. Je ne connais plus rien du monde, je sens seulement que je me tuerais, si je pouvais prendre conscience d’une manière ou de l’autre de ce qui précisément se refuse à ma conscience.

Ce qui se refusait à ma conscience, c’était qu’il m’aurait fallu, pour te garder, quitter Ernst. Et que si je ne quittais pas Ernst, c’est que j’avais peur de me donner entièrement à toi.

Vingt-quatre ans ont passé. Enfermée dans ce sinistre Revier, prisonnière de ce corps malade, j’éprouve ma mémoire comme mon dernier pouvoir, ma pensée comme ultime liberté. Parfois mes souvenirs sont précis et aigus à en grincer des dents ; et parfois ils sont grignotés, voire mangés par l’oubli. Et ma pensée, sans mots, sans discours intérieur, échappe à toute description. Elle est absolue puissance et inutilité : une monstruosité, comme la vie.

La mort est-elle l’oubli ? Sûrement. Pourquoi m’adresser à toi, alors ? Parce que c’est à toi-en-moi que je parle. À toi-en-moi que je demande à présent : Grete Bloch a-t-elle pu dire la vérité ?

Grete, l’amie que Felice t’avait envoyée comme médiatrice, a révélé dans une lettre qu’elle avait eu un enfant de toi. Un petit garçon mort à l’âge de sept ans. Si elle n’avait rien dit jusque là, ni à toi ni à Felice ni à personne d’autre, c’était par culpabilité, parce qu’elle avait le sentiment d’avoir gravement trahi Felice.

Qui saura jamais si Grete Bloch est folle, mythomane, ou si elle dit vrai ?

« Jamais tu ne tireras l’eau de la profondeur de ce puis »

« Quelle eau ? Quel puits ? »

« Qui le demande ? »

« Silence »

« Quel silence ? »

C’est donc ta réponse ? Tes réponses sont depuis longtemps écrites ? Il suffit de chercher dans ton œuvre ?

C’est important de savoir si tu as couché ou non avec Grete Bloch. Si tu étais capable de faire ça.

Si elle s’est jetée dans tes bras… Bien sûr, tu étais capable – qui ne l’est pas ? Mais je ne pense pas que tu l’aies fait.

*

En 1921, Grete Bloch a enterré un enfant. Moi j’ai passé quelques semaines à Prague, en automne, pour me réconcilier avec mon père. Je suis venue te voir quatre fois. Tu avais passé presque toute l’année dans un sanatorium, à Matliary. Rentré en septembre chez tes parents, tu t’y enfermais aussitôt après les heures de bureau, qui te laissaient épuisé. Tu m’as donné ton Journal, que je suis seule à avoir lu, de ton vivant. Est-ce à propos de nous que tu écrivis, quelques jours après mon retour à Vienne : Deux enfants, seuls dans l’appartement, montèrent dans une grande malle, le couvercle retomba, ils ne purent pas l’ouvrir et moururent étouffés.

La même année, à Matliary, tu as trouvé un fils. Robert Klopstock, jeune étudiant en médecine, beau, brillant, très névrosé (Au Moyen Âge, on l’aurait cru possédé), s’était attaché à toi passionnément. Tu sus le soutenir, lui donner les conseils dont il avait besoin. Il te soigna avec dévouement jusqu’à la fin.

Tu attirais irrésistiblement les jeunes gens et les jeunes filles. Tu étais avec eux simple et bienveillant. Tu les aimais. Comme à moi, comme à ton ancienne fiancée Julie Wohrizek, comme à ta petite sœur Ottla, comme à Robert Klopstock, comme à Dora plus tard, tu apportais à ces jeunes non seulement ta compréhension, mais aussi une aide active, matérielle et morale. Et finalement, ils devenaient tes protecteurs, autant qu’ils avaient été tes protégés. Les rapports de filiation s’inversaient et s’interchangeaient, libérés des enjeux familiaux traditionnels.

*

Et je suis heureux de dire adieu à tout ce qui m’entoure et de rentrer dans mon terrier et de n’avoir plus à revenir jamais, de laisser faire et de ne pas retarder les événements par des observations superflues… C’est un de tes derniers textes, Le Terrier.

Tu étais de plus en plus malade, solitaire, retranché en toi-même. Que ce fût au sanatorium, chez tes parents ou chez Ottla (ton refuge préféré), tu organisais ta vie de façon à ce que les bruits du monde y entrassent le moins possible. Même les visites de tes amis te dérangeaient. En plus de la tuberculose qui affaiblissait tes défenses immunitaires et t’exposait à d’autres infections, tu souffrais d’insomnies. Tu passais de longues périodes sans écrire, et cela te tuait plus que tout le reste – ou bien le reste te tuait d’autant mieux qu’il t’empêchait d’écrire.

Effondrement, impossibilité de dormir, impossibilité de veiller, impossibilité de supporter la vie ou plus exactement le cours de la vie. Les pendules ne sont pas d’accord, la pendule intérieure marche à une cadence diabolique ou démoniaque, inhumaine en tout cas, la pendule extérieure va au rythme hésitant de sa marche ordinaire. Que peut-il arriver, sinon que ces deux mondes différents se séparent…

Au début de 1922, ton médecin de famille obtint pour toi un congé maladie de trois mois et t’emmena aux sports d’hiver, dans les monts des Géants, à Spindelmuhe. À l’hôtel, où tu avais pourtant donné trois fois ton nom par écrit, tu découvris que tu avais été inscrit, par un étrange hasard, sous le nom de Joseph K.

L’altitude, la neige t’aidèrent à retrouver la force d’écrire. Des paraboles, telles que Un Champion de jeûne, mais aussi Le Château (le mot allemand signifie aussi « la clé »). Un roman qui défiait les lois du roman comme, au même moment, les travaux d’Einstein défiaient les lois de la physique. Un roman qui modifiait notre perception habituelle, linéaire, du temps et de l’espace ; un roman où le récit comme les routes tournent en rond, ne menant jamais au Château, et où le déroulement de l’histoire, sa durée, paraissent enfermés dans un espace semblable au ruban du géomètre Möbius.

L’espace-temps du Château ressemble aussi à celui de l’inconscient, ou du rêve : c’est un magma structurant, centralisateur, une épopée du ressassement traversée d’éclairs, broyant une fin inexistante dans un début pris en marche, en marche de toute éternité – une marche sur place où se confondent et s’infinissent début et fin.

Ce roman survenait à la fin de notre amour, à la fin de ta vie. Mais il n’y aurait ni début ni fin à notre amour, ni à ta vie. C’était, comme toutes tes œuvres, un roman atemporel, mais plus que les autres, et paradoxalement inscrit dans son temps, puisqu’il marquait l’entrée de l’homme dans une nouvelle perception du temps, ce temps autrefois corseté par des mythes fondateurs et désormais en voie de désagragation ou d’expansion.

La Loi, le Château, n’étaient plus qu’une puissance anonyme, livrée sans clé, un processus aveugle. Et s’il restait un Dieu (mais tu étais athée), la divinité, qui depuis les Anciens avait progressivement perdu de son humanité, était à présent complètement déshumanisée.

Je vins te voir deux fois en 1922, mais je ne restai pas longtemps, car visiblement mes visites te faisaient souffrir. Comme nous avions, l’année précédente, recommencé à nous écrire un peu, tu me prias une nouvelle fois de mettre fin à cet échange de courrier. Le coup fut rude. Je t’aimais toujours, et je savais que tu m’aimais, même s’il n’était question que d’amitié entre nous.

Une pensée de l’instant : apprends (apprends, homme de quarante ans) à reposer dans l’instant (…) Qu’as-tu fait du sexe dont tu as reçu le don ? On dira finalement qu’il a été gâché, et ce sera tout.

Franz, quand tes phrases me reviennent en mémoire, il me semble que c’est toi qui entres en moi, et me les dictes.

*

Tu passas l’été de 1922 chez Ottla, qui avait loué une maison de vacances dans la forêt, en Bohême. L’anticonformisme d’Ottla, sa forte personnalité, sa rébellion contre votre père vous avaient toujours étroitement liés. Les derniers temps, elle te fut d’un secours plus précieux que jamais, en t’offrant, avec son mari catholique (elle était la seule de tes sœurs à avoir choisi son mari) et leur bébé, la compréhension, le calme, le réconfort et les soins dont tu avais besoin.

Promenades, nuits, jours, incapable de tout, sauf de souffrir.

L’année suivante, la maladie te contraignit à quitter définitivement ton travail. Tu te mis à apprendre l’hébreu, caressant le projet de partir en Palestine.

En juillet, alors que tu accompagnais ta sœur Elli et ses trois enfants à Muritz, sur la Baltique, tu rencontras Dora Diamant. C’était une jeune fille issue d’un milieu de juifs orientaux orthodoxes. Elle avait préféré fuir sa famille, et l’assurance d’une vie rigide en compagnie d’un mari imposé, pour trouver son indépendance en travaillant dans des foyers. Elle avait de bonnes joues d’enfant, des yeux doux et brillants, un sourire radieux. En septembre, avec les encouragements d’Ottla, vous partiez vous installer à Berlin.

Là-bas, l’inflation galopante vous réduisit à la misère. Il fallut changer deux fois d’appartement, parce que la logeuse n’appréciait pas le couple que vous étiez, et puis parce que vous n’aviez plus les moyens de payer. On vous coupa le gaz et l’électricité.

Ottla vint vous rendre visite, et organisa l’entraide : sœurs et parents vous envoyèrent des colis, à la fois pour vous et pour une association caritative que vous aidiez.

Dora t’aimait de toute son âme et tu étais heureux. Pour une fois, l’amour ne te faisait pas souffrir. Vous formiez des projets. Partir, partir pour une nouvelle vie. À Jérusalem. Ou à Tel-Aviv, pourquoi pas, ouvrir un petit restaurant. Dora ferait la cuisine (elle apprendrait), et toi le service. Ne serait-ce pas merveilleux ?

Tu n’étais pas devenu inconscient, tu essayais seulement de lui donner autant de bonheur que possible.

Dora te serrait dans ses bras, tu n’avais plus que la peau sur les os, mais tu étais à elle, vous étiez ensemble, et vous le seriez toujours. Malgré ton épuisement, tu te remis à écrire. Qu’un manuscrit ne te plaise plus, et Dora, sur ta demande, le brûlait sans hésiter. Ce n’était pas ton œuvre qui l’intéressait, c’était toi, seulement toi.

*

Vers la fin de l’hiver, ton oncle Siegfried, le médecin, vint te voir. Les privations avaient considérablement aggravé ton état de santé. Il alerta tes parents, et Max te ramena d’abord à Prague, où tu écrivis ton dernier texte, Joséphine la cantatrice. Peu après, tu partis en sanatorium, en clinique, puis de nouveau en sanatorium. Ton état était désespéré, mais Dora préférait te laisser dans un établissement de soins, où tu pourrais encore croire qu’il te restait une chance de guérir.

Lorsque Max fut près de toi, tu lui dis, le visage crispé par la douleur : Il faut attendre si longtemps, jusqu’à ce qu’on soit serré assez menu pour passer par l’étroitesse de ce dernier trou.

La tuberculose avait gagné le larynx. Tu perdis la voix, et bientôt la possibilité d’avaler quoi que ce soit. Dora ne te quittait pas, et Robert Klopstock laissa ses études de médecine pour courir à ton chevet. Ils restèrent avec toi jusqu’au bout, au sanatorium de Kierling. Tu voulais vivre, tu te battais de ton mieux contre la mort.

Comme tu ne pouvais plus parler, tu communiquais avec eux, et avec les médecins, par des petits papiers que Robert a conservés. Ainsi l’écrit était devenu ton ultime moyen d’expression :

Êtes-vous vous connaisseur en matière de vins, docteur ? Avez-vous déjà bu du vin nouveau ?

Mets-moi un instant la main sur le front pour me donner du courage.

Le pire c’est que je ne peux même pas prendre un verre d’eau, on se repaît aussi un peu de son désir.

Le lilas, c’est merveilleux, n’est-ce pas – il boit en mourant, il se saoule encore.

Autant que de l’infection, tu mourais de soif et de faim. Tu trouvas la force incroyable de corriger les épreuves d’UnChampion de jeûne.

Maintenant je vais le lire.

Cela va par trop m’agiter, peut-être, c’est que je suis obligé de le revivre.

Le 2 juin, tu travaillais encore sur ces épreuves. Le 3, à l’aube, tu fus pris d’une grande agitation. La douleur était telle que tu dis à Robert : Tue-moi, ou sinon tu es un assassin.

Il t’administra de la morphine. Tu mourus à midi.

Dora, folle de douleur, refusa de quitter ton corps.

Lors de ton enterrement, le 11 juin au vieux cimetière juif de Prague, il fallut l’empêcher de se jeter dans la fosse avec ton cercueil.

*

Comme elle étincelle sous mes yeux, cette vie possible, avec ses couleurs d’acier, ses barres d’acier tendues qui se détachent sur une obscurité aérienne !

Au moment où tu pensais pouvoir enfin l’atteindre, cette vie possible se révéla définitivement inaccessible.

*

J’annonçai ta mort dans Narodni Listy, le 7 juin :

(…) Il était timide, inquiet, doux et bon, mais les livres qu’il a écrits sont cruels et douloureux. Il voyait le monde plein de démons invisibles qui déchirent et anéantissent l’homme sans défense (…) Il connaissait le monde d’une manière insolite et profonde, lui-même était un monde insolite et profond. Il a écrit les livres les plus importants de la jeune littérature allemande ; toutes les luttes de la génération d’aujourd’hui dans le monde entier y sont incluses, encore que sans esprit de doctrine. Ils sont vrais, nus et douloureux, si bien que, même lorsqu’ils s’expriment de manière symbolique, ils sont presque naturalistes. Ils sont pleins de l’ironie sèche et de la vision sensible d’un homme qui voyait le monde si clairement qu’il ne pouvait pas le supporter et qu’il lui fallait mourir, s’il ne voulait pas faire de concessions comme les autres et chercher secours dans les diverses erreurs de la raison et de l’inconscient, même les plus nobles…

*

à suivre, selon le principe exposé en première note de sa catégorie (encore une ou deux fois et c’est la fin)

Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (21)

prague moldau

*

Il y a quelques années, je canotais souvent sur la Moldau ; je remontais le courant, ensuite je m’étendais et me laissais redescendre, je passais sous les ponts au fil de l’eau. De là-haut, avec ma maigreur, le coup d’œil devait être assez drôle. L’employé en question qui m’avait vu ainsi du haut du pont, après avoir suffisamment souligné le comique du spectacle, résumait toutes ses impressions en disant qu’on se serait cru à l’instant du Jugement dernier : au moment où les cercueils sont déjà ouverts, mais où les morts ne remuent pas encore.

*

La Moldau coule et toujours te ramène vivant, ou mort… Et parfois on ignore ce qui s’est vraiment passé… Si c’est l’oubli ou bien… quoi ? Ce linge blanc que le fleuve emporte… On dirait mon drap… Serais-je dessous ? Au fond de l’eau ? Au fond du temps ?

Comment savoir, le temps a emporté toutes les certitudes. Tant pis, tant mieux. Ce matin, Franz, tout est possible par la fenêtre. Elle jette sur moi un faisceau blanc, lumineux… Je nage, Franz, je glisse entre les eaux du temps qui m’emmènent vers toi, tandis que me caressent en filant des flots de petites idées scintillantes…

*

Nous serions nés saltimbanques, vivant sur les routes, enfants éternels, joueurs et cruels.

Tu aurais été l’équilibriste ou le dompteur, moi la trapéziste ou la jongleuse.

Nous aurions vécu côte à côte sans jamais rester immobiles l’un à côté de l’autre, et nous aurions marché en même temps que le temps, la vie aurait duré des siècles et un instant…

Tu aurais été écrivain et moi la combattante, tu aurais été l’oiseau noir et moi le courant d’air…

Tu serais arrivé à Vienne un jour d’été, tu m’aurais appelée Milenka, qui veut dire « bien-aimée » en tchèque, et aussi, malgré mon interdiction, nemluvne, et nous aurions poursuivi ensemble ce commun voyage en ligne droite par la montée de la petite rue pavée, avec le retour par l’allée qu’éclairait le soleil du soir, pendant quatre jours ce commun voyage au long duquel nous nous serions dit l’histoire sans fin de ce commun voyage, ton visage au-dessus du mien, mon visage au-dessus du tien dans la forêt…

Le premier jour, je me serais sentie belle, comme cela ne me serait pas arrivé depuis longtemps. La lumière concentrée dans un trou noir au fond de mon corps se serait répandue par tous les pores de ma peau. Plus tard, tu m’aurais écrit : Je distingue très bien les jours ; le premier a été celui de l’incertitude…

Le premier jour et les précédents, car tu aurais tant hésité, reculé devant l’échéance de notre rencontre physique. Après trois mois de correspondance où nous nous serions dévoilés l’un à l’autre sans pudeur, avec une confiance totale, inédite, terrible et merveilleuse… Où nous serions tombés fous d’amour l’un pour l’autre sans jamais nous être touché les doigts… Au point que sur ma demande tu aurais, sans hésiter, rompu avec ta fiancée de l’époque, Julie. Que tu aurais proposé de m’entretenir, de quitter Ernst, pour aller vivre à la fois loin de lui et loin de toi…

Loin de toi… Car tu aurais eu peur de cet amour. Et peut-être plus peur encore en voyant que je n’avais pas peur, que je refusais violemment la fuite que constituait l’éloignement. Sans doute aurais-je eu un peu peur aussi, sans l’avouer, puisque je n’aurais voulu m’éloigner ni de toi ni d’Ernst. Je n’aurais rien eu d’autre dans la tête, et dans le corps, que le désir de te voir, le désir de toi, de plus en plus pressant, impérieux, désir de toi.

Pendant des lettres et des lettres, tu n’aurais cessé d’essayer de me décourager, me disant je ne peux tout de même pas garder un ouragan dans ma chambre… ou bien comprends, Milena, mon âge, mon usure, mon angoisse surtout, et comprends ta jeunesse, ta fraîcheur, ton courage…

Ta peur aurait été aussi étouffante que mon désir, et pourtant c’est le désir qui l’aurait emporté, puisqu’un jour, le mardi 29 juin 1920, après deux nuits d’angoisse, tu serais arrivé à l’hôtel Riva, à Vienne. Ç’aurait été une matinée de grand beau temps, tu serais entré dans le vieil immeuble à côté du garage, l’hôtelier aurait cherché dans son registre la réservation au nom du Dr Kafka, tu aurais pris l’escalier et tu te serais enfoncé dans le couloir sombre. Tu aurais fait jouer la clé dans la serrure, et la porte se serait ouverte sur la petite chambre au grand lit…

Ensuite, tu serais allé t’asseoir dans un café, près de la gare, tu aurais commandé un chocolat et des gâteaux, et puis, sur un coin de la table, une dernière fois, une dernière fois avant de me toucher, tu m’aurais écrit : je t’attendrai mercredi matin devant l’hôtel à partir de dix heures. Milena, je t’en prie, ne va pas me surprendre en arrivant de côté ou par derrière, je ne le ferai pas non plus.

Tu te serais donné un délai, avant de me voir, tu te serais donné l’après-midi et une nuit de plus pour te préparer, en allant rôder, aussi invisible que possible, jusqu’à la poste où pendant des semaines j’aurais retiré chaque jour tes lettres, jusque dans la Lerchenfelderstrasse, la rue où j’habitais…

Pendant ce temps-là, j’aurais encore une fois examiné ma garde-robe, ma vieille garde-robe, et chaque fois, en passant devant le miroir, j’en aurais approché mon visage avec inquiétude. J’y aurais scruté l’autre étrange Milena qui m’aurait regardée fixement dans les yeux, comme pour me faire avouer, si lointaine fût-elle, le poids de ma vie et de mon espoir.

…le premier a été celui de l’incertitude…

Le lendemain matin, mercredi, je serais venue à toi, d’en face, comme on franchit un fleuve j’aurais traversé la rue vers ta haute silhouette sombre.

Il m’aurait semblé que le temps se décomposait… Tout serait allé très vite et très lentement, comme dans un accident. Le temps se serait décomposé et recomposé d’une façon entièrement neuve, il nous aurait recomposés en êtres de chair, nous dont les corps auraient été décomposés par l’oubli depuis ce jour où nous nous étions aperçus, des années auparavant, dans la foule du café Arco. J’aurais entendu comme en écho confus les phrases de tes premières lettres, où tu me parlais du souvenir d’un unique tête-à-tête bien bref et bien muet… et puis disais : Je m’aperçois tout à coup que je ne me rappelle au fond aucun détail particulier de votre visage. Seulement votre silhouette, votre costume, au moment où vous êtes partie, entre les tables du café…

Franz.

Franz, comme nous aurions été hésitants, ce premier jour ! Et ce n’était pas au corps de l’autre que nous aurions dû nous habituer, mais à notre propre corps, qui serait devenu si nouveau, si intimidant, si méconnu ! Toute la journée, nous aurions promené nos corps dans les rues et dans les cafés de Vienne, et le corps de l’autre aurait été bon, simple et attirant. Mais c’est de notre propre désir que nous aurions eu peur. Nous aurions été souriants et légers, parfois parlant inlassablement comme pour prolonger les lettres, et parfois nous taisant, pour les prolonger aussi… Et nos corps, au long de la journée, seraient devenus vibrants, ils auraient senti que nous recommencions à les habiter, dans un mélange d’exaltation et de douleur…

Dans le jour qui n’en aurait pas fini de tomber, tu m’aurais raccompagnée chez moi par la montée de la petite rue pavée, tu aurais serré mes poings dans tes poings, d’un regard brusque et bref nous nous serions pénétrés, à fond – et tu m’aurais quittée.

le second celui de la trop grande certitude…

Le jeudi, tout aurait semblé inéluctable. Après cette première journée, après cette nuit passée dans les ressacs du désir, comment aurions-nous pu rester plus longtemps sans nous posséder ?

Nous serions tout de suite partis à pied vers les collines, courant presque. Tu en aurais oublié ta maladie, la faiblesse et la peur de ces dernières années, je t’aurais senti derrière moi jeune et puissant, tandis que j’ouvrais la voie sous le soleil qui montait dans le ciel, et que nous grimpions vers la forêt, la promesse.

Ensuite, sous les arbres, ton corps au-dessus du mien, mon corps au-dessus du tien… Nos souffles, nos lèvres, nos mains… Nos chairs…

Et l’échec. La peur, l’échec. Et mes mots, vite, contre le vide. Effacer ce qui n’a pas eu lieu… Effacer, vite, avec toutes les banalités rassurantes, la tendresse, l’humour… Ne pas laisser la fatigue reprendre nos corps, plus vieux et plus usés que nous, même si nous ressemblions encore à des enfants…

Pourquoi aurions-nous dû nous aimer autrement que s’aiment les enfants ? Où est la règle ? Qui l’a écrite ? Pourquoi aurions-nous dû obéir à une autre règle que la nôtre ? Bien sûr la tuberculose, l’épuisement, l’émotion de la première fois… Et puis surtout la peur – mais la peur faisait partie de toi, n’est-ce pas ? C’est par la peur que tu étais devenu Franz Kafka, et c’est par elle en toi que j’avais été attirée.

Ainsi aurait été le deuxième jour : au commencement, trop de certitude ; et pour finir une autre certitude, qui n’était que trop grande.

le troisième celui du repentir…

Le vendredi, nous serions restés en ville, à arpenter les allées du Volksgarten, l’un à côté de l’autre, passant et repassant devant la statue du Pauvre Ménétrier, ce héros de Grillparzer que tu avais autrefois aimé. Je l’aurais à peine remarquée, ignorant encore ce que, des années plus tôt, tu avais écrit dans ton Journal sur ta découverte du caractère viril de Grillparzer dans ce récit… Comment il peut tout oser et n’ose rien, parce qu’il n’y a en lui que du vrai, un vrai qui se justifiera en tant que tel à l’instant décisif, même si l’on a sur le moment l’impression du contraire.

Nous serions restés longtemps l’un à côté de l’autre assis ou étendus dans l’herbe, sans plus songer à la chair, avec nos yeux pour forer nos âmes et tes mains comme des anges qui se posaient sur ma nuque, sur mon visage, sur mes cheveux… Et la journée d’été, la verdure et la douceur du parc auraient fini par cautériser notre peine.

…le quatrième a été le bon.

Le samedi, j’aurais marché à ta suite le long du couloir sombre, jusqu’à ta chambre. Pourquoi me serais-je mise à pleurer, Franz Kafka ? Nous aurions fermé la fenêtre, et la lumière se serait arrêtée derrière les rideaux sales. Assis sur le lit, tu m’aurais prise sur tes genoux et j’aurais laissé échapper mon chagrin dans le creux de ton cou, comme une petite fille. Et puis tout se serait mélangé, les rires avec les pleurs, nos membres nus, mes larmes et la sueur de ton torse, mes doigts et les taches de rousseur semées sur tes épaules, tes dents et ma bouche, et les deux animaux au bas de nos ventres…

Prends-moi dans tes bras, c’est l’abîme, accueille-moi dans l’abîme, si tu refuses maintenant, fais-le plus tard…

De ton corps serait montée ta prière et je l’aurais exaucée, puis dite à mon tour pour que tu l’exauces. Si tu refuses maintenant, fais-le plus tard… Car le futur est au présent aussi bien que le présent, et le temps en amour n’est rien, n’est-ce pas ? Qu’importe que tu m’aies ou non aimée, puisque tu m’aimes ? Si tu refuses maintenant, fais-le plus tard.

Telle aurait été notre façon de faire le monde, en quatre jours. Et si nous ne l’avions pas fini, c’est que nous aimions mieux l’infini.

*

Que tu étais bonne ! je me suis couché à tes pieds, comme si j’en avais le droit, et j’ai posé mon visage dans tes mains, je me suis senti heureux, fier, libre, puissant, chez moi ; tellement chez moi (toujours, toujours tellement chez moi!) Mais au fond j’étais resté la bête, je n’appartenais qu’à la forêt, je ne vivais ici, au grand jour, que par ta grâce. Sans le savoir (j’avais tout oublié) je lisais mon destin dans tes yeux. Cela ne pouvait durer. Tu ne pouvais éviter, même en me caressant de la main la plus bienveillante, de découvrir en moi des singularités qui relevaient de la forêt, de cette origine, de cette véritable patrie.

*

à suivre (cf 1e note de sa catégorie)

Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (20)

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Prague en hiver, photos O

*

Viens, Franz. J’ai si mal. Viens, étends-toi auprès de moi. Couche-toi sur moi, écrase mon corps, que je l’oublie. Suis-je glacée, ou chaude ? Je ne sais plus si c’est le froid ou la fièvre qui fait se recroqueviller mon corps comme celui d’un fœtus, de sorte que je ne peux même plus voir le coin de ciel au-dessus de ma tête.

Aide-moi à me détendre, que je puisse à nouveau le contempler. Le printemps est là, je sais que je vais guérir. J’irai te voir au cimetière, comme j’allais voir ma mère, quand j’étais petite. Si j’y rencontre le fantôme de l’adolescente que j’étais, j’espère qu’il n’aura pas honte de la femme que je suis devenue. C’est l’essentiel, n’est-ce pas, Franz ? Je suis si fière de toi. Tu ne t’es jamais trahi.

Viens, regarde, nous sommes si maigres, il y a de la place pour nous deux. Aide-moi à relire ton Journal, aide-moi à rester là, du côté de la vie.

2 août – L’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. – Après-midi piscine.

Tout aurait pu se passer autrement. Après ta rupture avec Felice, tu décidas de partir vivre à Berlin, selon ton vieux rêve – et d’y vivre de ta plume. Pour démarrer, tes cinq mille couronnes d’économies te permettraient de tenir deux ans. Ensuite, compte tenu de la modestie de tes besoins, tu pouvais espérer vivre de ta production littéraire, voire journalistique. Tu allais enfin quitter cette Prague où tu te sentais depuis toujours étouffer, quitter le foyer de tes parents, être indépendant, maître de ta vie.

Que se serait-il passé si nous nous étions connus à Berlin au lieu de Prague, en 1920 ?

Quelle œuvre aurais-tu écrite, là-bas ? N’y serais-tu pas devenu un autre homme ?

La guerre a éclaté, et tu as dû rester prisonnier de Prague.

*

Défilé patriotique. Discours du bourgmestre. Il disparaît puis revient, et on entend l’acclamation allemande : « Vive notre monarque bien-aimé ! Vivat ! » J’assiste à cela avec mon regard méchant. Ces défilés sont l’un des plus répugnants phénomènes qui accompagnent accessoirement la guerre.

Tu as passé la guerre à faire la guerre, contre toi-même, pour la vie et pour l’écriture, avec une rage redoublée, à essayer de finir Le Procès, travailler, travailler, travailler (L’Amérique, La Colonie pénitentiaire), ne plus pouvoir écrire car contraint de t’occuper de l’usine de ton beau-frère parti au front, et soumis au bureau à une charge redoublée par les événements, puis à nouveau écrire, écrire, écrire (une vingtaine de nouvelles), renouer avec Felice, souffrir maladivement du bruit dans tous les appartements successifs où tu vécus – le bruit omniprésent, manifestation de la guerre totale, éternelle -, essayer en vain d’être à ton tour mobilisé, devenir tuberculeux, rompre avec Felice.

Je n’ai pas le temps. C’est la mobilisation générale. K. et P. sont appelés sous les drapeaux. Je reçois maintenant la récompense de la solitude. Malgré tout, je suis un peu touché par toute cette misère et je suis plus ferme que jamais. Cet après-midi il faudra que je reste à l’usine, je n’habiterai pas à la maison parce que E. et ses deux enfants s’installent chez nous. Mais j’écrirai en dépit de tout, à tout prix, – c’est ma manière de me battre pour me maintenir en vie.

Réfugié dans la minuscule maison de la ruelle des Alchimistes, puis dans l’appartement du palais Schönborn, tu passas sans doute là, malgré les rigueurs de la guerre et tes difficultés personnelles, quelques-uns des meilleurs moments de ta vie. Seul, écrivant… Il y a du Kafka dans tout écrivain… Tout écrivain connaît ce plaisir de l’ermite, ou cette aspiration au retirement, dans le face à face avec l’écriture qui est souvent douleur, peine et désespérance. Mais aussi, parfois, extase, euphorie. Tout écrivain connaît ce déchirement entre le désir d’appartenir à une communauté et celui de s’en extraire – entreprise périlleuse, impossible, et pourtant fatalement tentée, par compassion éperdue pour l’humanité, mais au risque de la haine. Tout écrivain, plus ou moins, alors que seul Kafka est entièrement Kafka. Entièrement seul, comme toi, Franz, dans cette solitude où j’essaie de te rejoindre.

Je ne découvre en moi que mesquinerie, irrésolution, envie et haine à l’égard des combattants, auxquels je souhaite passionnément tout le mal possible.

Cependant le malheur devenait plus présent et plus visible. La ville était paralysée, on commençait à ressentir durement le froid et la faim, et les nouvelles du front faisaient peur. Les Tchèques pouvaient se réjouir secrètement de la mauvaise posture de l’Autriche, mais les juifs, presque tous pro-allemands ou considérés comme tels, avaient de quoi, étant donné l’extrême fragilité de leur statut, s’inquiéter pour leur avenir dans le pays.

Et bien que tu fusses constamment appelé sur le front de l’écriture, bien que les hommes pussent t’inspirer haine et rage, avec leur guerre contre la vie et la littérature, tu ne restas pas insensible au sort d’autrui, loin de là. Même si tu savais qu’il ne te serait jamais possible de t’intégrer normalement dans la société, dès le lycée tu t’étais intéressé aux mouvements sociaux, aux combats pour la justice, contre l’obscurantisme. Et cet engagement, qui n’en était d’ailleurs pas un au sens ordinaire du terme, cette façon d’être aux côtés du plus faible, n’était pas une pure vue de l’esprit, comme il arrive si souvent chez les intellectuels issus de la bourgeoisie, mais un mouvement du cœur, né en toi, dès avant l’âge de raison.

Tout jeune enfant, tu voyais avec honte et colère les employés de la maison et du magasin courber l’échine devant le mépris et la tyrannie de ton père qui, comme tout capitaliste, grand ou petit, les exploitait autant que possible. (Ton père était certainement par ailleurs un brave homme, qui avait eu, lui aussi, son lot de souffrances. S’il avait un comportement de despote, c’était à la fois par conformisme et par intérêt, afin d’entrer dans le système en cours et d’en tirer profit, selon les règles de la classe dominante, à laquelle il avait âprement rêvé d’appartenir.) Or toi aussi, tu étais en quelque sorte l’ennemi de classe de ton père. Sensible et humble, tu étais viscéralement du côté des victimes de l’ordre social, du côté des ouvriers, des femmes, et aussi des juifs de l’Est – ces miséreux que les juifs pragois considéraient avec mépris.

Et c’est le même mouvement compassionnel qui t’amena du socialisme de ta jeunesse au sionisme de tes dernières années (même si ton socialisme comme ton sionisme restèrent des tendances ou des inclinations, et ne se rigidifièrent jamais en profession de foi idéologique), en passant par un féminisme latent, qui se révélait aussi bien dans ton malaise avec les femmes (impossible pour toi de te conformer au modèle oppresseur-opprimée), que dans ton goût pour les femmes indépendantes, ou les jeunes filles que tu encourageais toujours à s’instruire et à travailler.

Au lycée, après le départ de ton camarade tchèque Rudolf Illowy, qui t’avait fait connaître les idées socialistes, tu restas le seul de ta classe à porter l’œillet rouge. Un soir, tu te rendis avec Hugo Bergmann à une réunion organisée par une corporation d’étudiants ultra-nationalistes, au bord de la Moldau. Quand tous se levèrent pour entonner Wacht am Rhein, l’hymne progermanique, Hugo et toi restâtes délibérément assis, et muets – ce qui vous valut évidemment d’être expulsés de force par cette bande de brutes.

Plus tard, tu continuas à t’intéresser aux problèmes politiques, et notamment, contrairement aux bourgeois « allemands » de Prague, à ceux des Tchèques. Il t’arriva d’assister aux réunions du club Mladych, un mouvement de jeune antimilitaristes et « subversif ». L’un de ses membres, Michal Mares, racontait après ta mort :

Personne ne le connaissait, il était toujours seul. Auditeur silencieux et attentif, il touchait à peine à son verre de bière. À l’entrée de la salle, il était rare qu’on ne fît pas quelque collecte, pour les prisonniers politiques, pour les mineurs en grève de la Bohême du Nord (…) Les florins étaient déjà extrêmement rares. Mais notre hôte nous laissait, le plus discrètement possible, une pièce de cinq couronnes…

Il disait même qu’au terme d’une réunion qui avait dégénéré en bagarre générale avec la police, tu t’étais retrouvé au poste, avec quelques autres :

Kafka, qui dépassait de la tête la plupart de ses semblables, passait difficilement inaperçu (…) il fut conduit au commissariat le plus proche, où il fut finalement traité avec une certaine indulgence. Selon la loi, il avait le choix entre une amende d’un florin ou vingt-quatre heures d’arrêts. Kafka, qui devait être ponctuel au bureau tous les matins, paya le florin et s’en fut.

Tu ne m’as jamais parlé de cette mésaventure, et Max n’était pas au courant. Mares était-il fiable ? Je me souviens qu’au temps où nous le connaissions tous deux il t’avait envoyé son recueil de poèmes avec, en dédicace : « à mon vieil ami » ; et, quelques jours, plus tard, la facture – ce que tu n’avais pas beaucoup apprécié… Quoiqu’il en soit, tu étais capable de te rendre seul, et sans en parler à tes amis, à ce genre de réunions, ne serait-ce que par curiosité ou par sympathie. Tu lisais d’ailleurs des auteurs tels que Kropotkine ou Bakounine.

Aux Assurances ouvrières, tu travaillais essentiellement avec des Tchèques. Normalement, les juifs n’étaient pas admis dans cet organisme, où tu fus employé par l’entremise du père de l’un de tes amis, juif converti au catholicisme. Tout le monde t’y appréciait, autant pour ton travail que pour tes qualités humaines.

Après ta mort, tes anciens collègues et subordonnés rivalisaient de témoignages sur ton exceptionnelle gentillesse. L’un racontait que tu lui accordais des petits prêts et refusais d’être remboursé… L’autre t’appelait « le bébé de notre bureau »… Une femme de ménage se souvenait avec émotion des fleurs ou des bonbons que tu lui offrais de temps en temps…

En l’espace de quatorze ans, et en raison de ton efficacité, tu fus régulièrement promu : de fonctionnaire auxiliaire à rédacteur titulaire, puis vice-secrétaire, secrétaire, et enfin secrétaire en chef – avant d’obtenir ta retraite anticipée, un an avant ta mort. Les dernières années, en raison de ta maladie et de ton besoin d’écrire, il t’arriva de demander des congés supplémentaires, qui te furent toujours accordés. Ce traitement de faveur n’était dû qu’au fait – dont tu ne semblais pas te rendre compte – d’être considéré au sein de cette bureaucratie de deux cent cinquante fonctionnaires comme un employé précieux. « Sans Kafka, tout le service s’écroulerait », disait ton chef.

Ton rôle était de transmettre l’information juridique auprès de quelque trente-cinq mille entreprises, de t’occuper de leurs « recours » quand elles contestaient le montant de leurs cotisations obligatoires ; et surtout de la prévention et de l’indemnisation des accidents de travail, dont la fréquence augmentait sensiblement, dans un univers de plus en plus mécanisé. Tu étais aussi chargé de rédiger des rapports annuels d’activité, ton supérieur hiérarchique ayant tout de suite noté ton « remarquable talent de rédacteur ».

Pour préconiser la mise en place de mesures de sécurité dans les ateliers, tu dus acquérir de grandes compétences technologiques et faire pour le compte de la compagnie de nombreux voyages dans les villes industrielles de Bohême, où tu pus constater de près les conditions de vie des ouvriers. Comme ces gens sont humbles, dis-tu un jour à Max. Au lieu de prendre la maison d’assaut et de tout mettre à sac, ils viennent nous solliciter !

Chaque jour tu devais traiter des dossiers d’ouvriers estropiés par leur machine, et admettre que l’œuvre des Assurances ouvrières laissait beaucoup à désirer, malgré ta bonne volonté.

*

En 1911, la troupe de théâtre yiddish de Yitzhak Löwy s’installa à Prague pour quelques mois. Tu découvris avec passion la vie, la culture et le travail de ces pauvres juifs de l’Est. Ils étaient bien différents des juifs occidentaux « déjudaïsés » qui, comme ton père, les méprisaient – ou, au mieux, les trouvaient exotiques.

Aujourd’hui, quand Löwy m’a parlé de son mécontentement et de son indifférence à l’égard de tout ce que fait la troupe, je lui ai proposé clairement d’expliquer son état par le mal du pays, mais en un sens, je ne lui ai pas livré cette explication, bien que je l’eusse exprimée, je l’ai gardée pour moi et j’en ai joui de façon passagère, pour ma propre tristesse.

Encore une fois, à travers eux, tu te prenais d’affection pour les bannis, les exilés auxquels tu pouvais d’une certaine façon t’identifier, tout en rêvant au soutien qu’ils pouvaient trouver au sein de leur communauté. Comme eux, comme l’arpenteur K., tu étais, en tant qu’écrivain, celui dont le monde ne voulait pas, celui dont nul n’avait besoin, mais que l’on tolérait : le perturbateur qu’on ne laisserait jamais accéder au Château, et qui serait condamné à survivre comme une âme errante dans un village qui n’était pas le sien.

Or, si tu n’étais décidément pas d’ici, d’où étais-tu ? Toute mémoire semble effacée de l’arpenteur – ou du moins de cet individu qui se prétend arpenteur -, comme elle l’était chez toi du fait du déracinement et de la déculturation de ton père. Yitzhak Löwy et les gens de sa troupe parlaient la langue perdue de tes ancêtres – le yiddish est tout, le mot, la mélodie hassidique et la réalité profonde de cet acteur juif lui-même –, cette langue que tu ne connaissais pas et qui aurait pourtant été la seule dans laquelle tu puisses dire « mère » et « père » avec amour :

Hier, il m’est venu à l’esprit que si je n’avais pas toujours aimé ma mère comme elle le méritait et comme j’en étais capable, c’est uniquement parce que la langue allemande m’en a empêché. La mère juive n’est pas une Mutter, cette façon de l’appeler la rend un peu ridicule (non à ses propres yeux, puisque nous sommes en Allemagne ) ; nous donnons à une femme juive le nom de mère allemande, mais nous oublions qu’il y a là une contradiction, et la contradiction s’enfonce d’autant plus profondément dans le sentiment. Pour les juifs, le mot Mutter est particulièrement allemand, il contient à leur insu autant de froideur que de splendeur chrétiennes, c’est pourquoi la femme juive appelée Mutter n’est pas seulement ridicule, elle nous est aussi étrangère (…) Je crois que seuls les souvenirs du ghetto maintiennent encore la famille juive, car le mot Vater ne désigne pas non plus le père juif, à beaucoup près.

Ta langue maternelle n’était pas ta langue, mais tu n’en avais pas d’autre. Tu étais l’exilé absolu : exilé du monde (représenté aussi bien par ton père que par Felice), exilé du langage – et par quelque alchimique paradoxe, propre à cette ville étrange, Prague, tu devins l’inventeur d’un langage universel, capable de toucher tous les humains, en tous lieux et en tous temps.

C’est ainsi que, mû à la fois par un souci de solidarité sociale et une quête identitaire, tu t’intéressas de plus en plus au judaïsme et au sionisme, qui te donnaient la possibilité de te rapprocher d’une communauté liée par une culture ancienne, authentique, et d’y puiser de nouvelles forces. Dans un discours pour présenter la troupe de Löwy, tu déclaras : C’est alors que vous serez à même d’éprouver ce qu’est la vraie unité du yiddish, et vous l’éprouverez si violemment que vous aurez peur, non plus du yiddish, mais de vous. Vous ne seriez pas capables de supporter cette peur, si le yiddish ne vous communiquait aussitôt une confiance en vous-mêmes qui peut tenir tête à la peur et se montrer plus forte qu’elle.

Dès le début de la guerre, des réfugiés juifs par milliers affluèrent de l’Est vers Prague. La communauté juive de la ville se mobilisa pour les aider, et tu trouvas là l’occasion de les approcher et de les connaître mieux – ce qui te permit de mesurer la distance qui vous séparait, et de démystifier quelque peu leur sagesse ancestrale. Après avoir assisté à un débat entre un rabbin miraculeux et ses disciples, tu en conclus que derrière les propos insiginifiants que tu entendis, ton ami Langer, un mystique, cherchait ou pressentait un sens plus profond, alors qu’à ton avis le sens le plus profond est justement que ce sens fait défaut, et c’est bien suffisant…

Max raconte qu’une autre fois, au terme d’une soirée consacrée à la célébration du sabbat, bien qu’indubitablement touché par les qualités primitives d’une ancienne tradition populaire, tu lui avais déclaré : en fait, c’était plutôt comme une visite à une tribu de sauvages de l’Afrique. Superstition criante.

Pourtant, tu étais resté attaché à ce peuple, que tu sentais à la fois en danger et tellement fort, de toute la force de sa solidarité et de sa chaleur humaine. Pendant la guerre, tu persuadas Felice de s’engager au Foyer populaire juif de Berlin, afin qu’elle s’y occupe des enfants de réfugiés. C’est dans un camp d’été financé par ce même foyer berlinois que tu allais rencontrer Dora quelques années plus tard, la compagne de tes derniers jours, une juive de l’Est qui allait enfin te permettre de t’échapper de Prague.

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à suivre (cf première note de sa catégorie)