L’injure faite à Amanda Gorman

J’ai encore éclaté de rire aujourd’hui en voyant l’un des commentateurs de l’Odyssée se demander ce que pouvait bien signifier tel passage, en précisant que plus d’un savant se le demande. Or c’est ce que j’ai découvert hier ! C’est magnifique et j’en ferai une démonstration absolument irréfutable.

Le problème de ces super-lecteurs que sont les traducteurs, c’est que le plus souvent ils comprennent ce que leur esprit comprend, pas ce que l’esprit de l’auteur comprend et dit. Je ne les critique pas globalement, je m’y inclus et connais les mêmes problèmes ; beaucoup font un excellent travail, mais il est vrai que la distance culturelle et temporelle entre un auteur et son traducteur rend la compréhension plus difficile. Anyway, c’est le job.

Il y a en ce moment une histoire avec la traduction du texte, je ne sais s’il faut dire du poème car cela ressemble plutôt à un juvénile discours politique, qu’Amanda Gorman a lu lors de l’investiture de Joe Biden. En Hollande et en Espagne, des auteurs reconnus ont dû renoncer à publier leur traduction de ce texte, une journaliste ayant décrété qu’il devait être traduit par des jeunes femmes noires, comme Amanda Gorman, au motif qu’elles partageraient la même expérience, prétendument nécessaire pour faire une bonne traduction. Bien entendu c’est ridicule et scandaleux. Le marketing et la politique se sont emparés, avec son accord et sa volonté, de cette jeune poète, et cela ne pouvait mener qu’au désastre. Nous y sommes. Double désastre : la survalorisation d’une auteure pour des motifs complètement étrangers à la poésie ou à la littérature ; et cette récupération politico-sociétale, elle aussi complètement étrangère à la poésie (voire raciste, d’un autre point de vue). Que les activismes connaissent des dénaturations mortifères, c’est banal, archiconnu, vu et revu, par exemple avec les mouvements de libération sexuelle qui naguère aboutirent à la promotion de la pédophilie, dans Libé ou ailleurs.

Cela dit, reste que la traduction est un art comme un autre, qui a ses chefs-d’œuvre et ses barbouillages. Le poème d’Amanda Gorman, à l’écoute, ne m’a pas semblé requérir de grands artistes de la traduction, mais c’est quand même lui faire injure que de prétendre qu’il suffirait, ou serait indispensable, d’avoir en partage avec elle telle expérience de vie pour pouvoir la traduire dignement. Car alors il faudrait décréter aussi que seules les jeunes femmes noires auraient le droit de la lire et de la commenter. Amanda Gorman a le droit, comme n’importe quel auteur, de prétendre à l’universalisme. Si elle ne se désolidarise pas de ce mouvement d’interdit sur son texte – interdit aux non-noires -, elle achève, après s’être déjà tant mise en danger comme auteure en frayant avec les institutions et le marketing, de se séparer complètement de la poésie. En acceptant l’injure qui lui est faite, c’est elle-même, alors, qu’elle injurierait.