Des livres transformés

Tandis que tant d’écrivains, et surtout d’éditeurs, par frilosité et soumission au marché, étouffent le livre en formatant les écrits, en faisant stagner ou régresser les formes d’écriture, en rejetant hors de l’édition la création littéraire, des artistes s’emparent de l’objet livre pour le transformer.  Voici quatre d’entre eux.

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Rachael Ashe dans plusieurs entretiens insiste sur l’importance d’œuvrer avec les mains

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Isobelle Ouzman redonne vie à de vieux livres récupérés

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emma-taylor-minEmma Taylor fait sortir des livres des créatures, animaux et autres

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brian-dettmer-minBrian Dettmer s’explique sur ses impressionnantes sculptures de livres :

« Le Géant égoïste », dessin animé, et la fête des naissances

Une très belle, très poétique animation à partir d’un joli conte d’Oscar Wilde paru en mai 1888 dans le recueil Le Prince heureux et autres contes et traduit en français par Marcel Schwob en 1891 : une révélation du printemps qui surgit dans l’hiver. À voir dans l’esprit de Noël, une fête chrétienne qui peut aussi être célébrée sans le dogme chrétien, de façon universelle, puisque c’est le moment du solstice, de la lumière qui va commencer à grandir, la fête des naissances, qui sont toujours uniques comme le sait chaque parent : qu’est-ce qui peut donner davantage le sentiment de la joie et du mystère que l’arrivée d’un nouveau-né ? Noël, étymologiquement, c’est natalis, « de la naissance ».

Bon visionnage plein de grâce ! Et soyez heureux, avec ou sans religion, de célébrer la vie intérieure, qui se tient en nous comme l’enfant dans la mère et naît dans le vivant, à chaque instant.

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« Quelle chimère est-ce donc que l’homme ? » Yuksel Arslan et Blaise Pascal

pascal-et-arslan-minJ’ai photographié cette oeuvre de Yuksel Arslan, artiste turc vivant à Paris, au musée d’art moderne Santralistanbul en novembre 2009

Je change le mot-clé « Peintures et dessins d’écrivains » en « Dessinateur et Écrivain », qui permet d’accueillir des œuvres où l’écriture est associée au dessin, que ce soit par le même auteur-artiste ou par deux personnes différentes, un artiste et un écrivain –  mon travail de recherche,  » poétique du trait », porte notamment sur le rapport entre écriture et dessin.

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Le manuscrit de Voynich

Dans ma série peintures et dessins d’écrivains, quelques pages caractéristiques de cet énigmatique manuscrit du XVe siècle, toujours pas déchiffré : dessins de plantes étranges, de formes géométriques semblant renvoyer à des cartes célestes, écriture inconnue,  catalogue de plantes, et dessins de femmes nues au bain dans des dispositifs singuliers. Suit un entretien avec deux spécialistes de ce manuscrit conservé à l’université de Yale et qui sera d’ici un an imprimé à l’identique par l’éditeur espagnol Siloe, à 898 exemplaires  qui coûteront sept à huit mille euros pièce, et donc devraient être acquis notamment plutôt par des bibliothèques.

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Le manuscrit peut être vu en entier, avec possibilité de zoomer les pages pour ceux qui voudraient s’essayer au déchiffrage, ici. Et , des textes autour du manuscrit, y compris une hypothèse d’une origine extra-terrestre !

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« Les Contemplations » ou la pensée sauvage de Victor Hugo

Je republie cet article depuis le site de The Conversation, où il est publié aujourdhui

« Les Contemplations » ou la pensée sauvage de Victor Hugo

Alina Reyes, Université Paris-Sorbonne – Sorbonne Universités

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« Ici encore il y avait un mot magique qu’il fallait savoir. Si on ne le savait pas, la voix se taisait, et le mur redevenait silencieux comme si l’obscurité effarée du sépulcre eût été de l’autre côté », écrit Hugo dans Les Misérables (II, 6, 1).

Cette notation peut être une clé pour entrer dans Les Contemplations, où le verbe effarer se conjugue fréquemment, au participe présent ou passé. Dieu, y est-il dit,

Effarant les yeux et les bouches

Emplit les profondeurs farouches

D’un immense éblouissement. (« Les Mages », Livre Sixième, « Au bord de l’infini »)

S’il est incertain qu’effarer soit, comme l’est farouche, issu du mot latin ferus, qui signifie sauvage, il est bien possible qu’il ait résonné comme tel dans l’esprit du poète latiniste. En tout cas il opère ici clairement le rapprochement, dans ce texte où le poète a statut de mage et au-delà, dans ce recueil où Hugo paraît ensauvagé par le deuil et l’exil.

La scène évoquée dans Les Misérables concerne l’entrée dans le couvent de l’Adoration Perpétuelle où Jean Valjean se réfugie avec Cosette. Accueilli au parloir (je souligne ce mot qui fait signe vers la fonction du poète), le visiteur ne voit, à travers la grille, que « la nuit, le vide, les ténèbres, une brume de l’hiver mêlée à une vapeur du tombeau, une sorte de paix effrayante ».

Effrayant est une autre étymologie possible, et peut-être plus plausible, d’effarant. Hugo dit :

« On apercevait autant que la grille permettait d’apercevoir, une tête dont on ne voyait que la bouche et le menton […] et une forme à peine distincte couverte d’un suaire noir. »

Et cette récurrence de la bouche d’ombre que Victor Hugo fait parler à la fin des Contemplations peut nous éclairer sur le sens du recueil : faire parler l’interdit ultime (comme se prénommera Jean Valjean au couvent), la mort. Jean Valjean trouve refuge avec sa fille adoptive de l’autre côté du mur comme Victor Hugo cherche sa fille par-delà les apparences, cherche la lumière dans la nuit de l’exil et du deuil.

L’éclairage de Levi-Strauss

1855-rocher-des-proscrits-jerseyVictor Hugo en 1855 au rocher des Proscrits, à Jersey.

 

Les Contemplations sont une opération qui relève de ce que Claude Levi-Strauss a appelé la pensée sauvage. « Car le mot, c’est le Verbe, et le Verbe, c’est Dieu ». Dit-il en conclusion de sa « Suite » à sa « Réponse à un acte d’accusation », titre qui pourrait être lu comme le titre d’Artaud : « Pour en finir avec le jugement de dieu ».

Ainsi que le fera Artaud avec le théâtre et chez les Tarahumaras, ainsi que le fera Bonnefoy en mettant en scène Douve, la morte, et en la faisant parler, Hugo, de toute son énorme puissance vitale, y engageant tout son corps donc tout son esprit, opère par la contemplation et le verbe, se fait lui-même scène, temple et bouche, trouve et déploie « le mot magique » qui ouvre le passage entre l’habitation de la (personne) mort(e) et celle des vivants.

Le poète a besoin de se représenter que la chose ou la personne qui lui sert d’objet de quête est morte, ou sur le point de mourir, pour se jeter dans l’expérience de cette pensée originaire performative, miroir de la pensée ressuscitante du divin, qu’est la pensée sauvage.

Des instruments de pensée

Si le spiritisme pratiqué à Jersey par le poète en exil n’est pas une croyance compatible avec celle de la réincarnation, exposée dans Ce que dit la bouche d’ombre, c’est que ni l’un ni l’autre de ces systèmes ne sont des croyances pour Hugo – seulement des instruments de pensée nécessaires à l’opération poétique, au combat d’amour avec l’ange de la mort ; comme le sont aussi l’animisme, le panthéisme, le dialogue avec les éléments, avec la nature, omniprésent dans le recueil et témoignant d’une expérience réelle, et la pratique du don/contre-don développée dans le Livre Cinquième, « En marche », où Hugo adresse et offre des poèmes à des correspondants absents du fait de son exil.

Ainsi l’homme, exilé en ce monde, tente-t-il d’en franchir les barrières, et sa propre finitude, en se rendant « Au bord de l’infini » pour y dialoguer avec l’esprit et les esprits, y endosser d’autres formes (réincarnation, totémisme), y élever des systèmes logiques, poétiques, comme autant de clés pour se libérer de la fermeture de la mort, autant de ponts comme l’est aussi le potlatch. Le poète fait parler le non-dit en le faisant agir.

Comme l’écrit Michel Foucault dans L’archéologie du savoir,

« à toutes ces modalités diverses du non-dit qui peuvent se repérer sur fond du champ énonciatif, il faut sans doute ajouter un manque, qui au lieu d’être intérieur serait corrélatif à ce champ et aurait un rôle dans la détermination de son existence même ».

cirque-de-gavarnieCirque de Gavarnie

 

Or ce manque est un nervalien « soleil noir de la mélancolie » (Hugo, lui, se plaçant d’emblée dans la nuit, parle de « Ces trous du noir au plafond qu’on nomme les étoiles ! »), qui nourrit aussi la pratique hugolienne de l’oxymore et de l’antithèse. « Une goutte d’eau a fait cela », notait-il lapidairement dans son Voyage aux Pyrénées devant le cirque de Gavarnie.

Contempler c’est circonscrire, dit le dictionnaire latin, et circonscrire c’est écrire le cirque, tracer le cirque, le trou. Le poète est cette goutte d’eau qui creuse, et creusant, révèle par l’abîme révélé la question de l’ignorance. De l’effarement comme stupéfaction devant l’incompréhensible, vécu par Hugo disant dans un poème (Livre Quatrième, « Pauca meae », IV), comme la mère d’Adama Traoré dans une vidéo, avoir toujours l’impression que son enfant mort va franchir la porte.

Le livre d’un mort

« Hélas ! quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. » Dans sa préface, Hugo avertit le lecteur du caractère spéculaire des Contemplations, livre qui dit-il doit être lu comme celui d’un mort, et en s’identifiant à l’auteur – donc en faisant aussi l’expérience de ce manque qui est celui de la lumière. Seul celui qui voit qu’il ne sait pas peut partir en quête du savoir, et au fond le drame de la mort est celui de l’ignorance.

Lévi-Strauss l’a montré, la pensée sauvage est une science aux classifications extrêmement complexes, dont l’instrument s’apparente au bricolage dans le sens où elle se sert de tout ce qui tombe à portée de sa main pour combiner à travers ce que Baudelaire appelle des correspondances, un forage, et un passage, dans le mur du non-connu.

Correspondances faisant appel à tout le vivant, analogies à l’œuvre dans le totémisme comme dans la métempsycose, le symbolisme, la métaphore, à l’œuvre dans « ce que dit la bouche d’ombre » comme dans tout le recueil des Contemplations, œuvre en miroir, Autrefois/Aujourd’hui, auteur/lecteur, nature/culture, par lequel nous ne revenons pas de la mort les mains vides, comme Orphée : car, comme Hugo, nous n’en revenons pas. Avec lui nous sommes invités à y rester, effarés : non plus effrayés, mais ensauvagés, c’est-à-dire, comme le papillon le dit du je-Hugo, « de la maison » (Livre Premier, « Aurore », XXVII). Celle de la vie unifiée, où la mort n’est pas laissée derrière soi mais mieux : intégrée, mangée. « Le mot dévore, et rien ne résiste à sa dent » (« Réponse à un acte d’accusation », « Suite »). À la fin de La pensée sauvage, Lévi-Strauss écrit :

« Il fallait que la science physique découvrît qu’un univers sémantique possède tous les caractères d’un objet absolu, pour que l’on reconnût que la manière dont les primitifs conceptualisent leur monde est, non seulement cohérente, mais celle même qui s’impose en présence d’un objet dont la structure élémentaire offre l’image d’une complexité discontinue ».

Une pensée dont la post-modernité n’a pas fini de révéler sa fécondité, si nous accomplissons cette révolution qui consiste à accoupler pensée poétique et pensée scientifique.

The Conversation

Alina Reyes, Doctorante, littérature comparée, Maison de la Recherche, Université Paris-Sorbonne – Sorbonne Universités

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.