Étranges chemins

 

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En Russie, une crue de l’Amour sans précédent inonde un million de kilomètres carrés, soit un territoire aussi vaste que l’Oklahoma, le Texas et le Nouveau-Mexique réunis. Beaucoup de dégâts matériels, mais pas de mort d’homme.

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En Russie toujours, à Krasnoïarsk, un homme est arrivé à l’hôpital, sans papiers et ne se souvenant de rien, avec un tabouret sortant du crâne – l’un des pieds métalliques étant fiché dans sa tête sur onze centimètres. Les médecins le lui ont retiré, il est sauvé.

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La guerre en Syrie ne sera pas une promenade, note un spécialiste russe. Promenons-nous tant qu’il en est encore temps. L’histoire que nous font les grands de ce monde semble sortir du journal d’un fou.

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« Ben, prévois de jouer Precious Lord, Take My Hand à la réunion de ce soir. Joue-le de la plus belle manière ». Ce sont les dernières paroles de Martin Luther King.

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De la Pitié à la Mosquée (7) Folles d’enfer s’exhibant par procuration

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« Les folles d’enfer de la Salpêtrière », par Mâkhi Xenakis, à Saint-Louis de la Salpêtrière

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Charcot déniche aussi l’hystérie chez des hommes. Il expose divers cas d’hystérie masculine déclenchée par des accidents de chemin de fer. Mais surtout, il la trouve parmi les pauvres, les pauvres d’entre les pauvres.

« Où l’hystérie va-t-elle se nicher ? Je vous l’ai montrée bien souvent dans ces derniers temps dans la classe ouvrière, chez les artisans manuels, et je vous ai dit qu’il fallait la chercher encore sous les haillons chez les déclassés, les mendiants, les vagabonds ; dans les dépôts de mendicité, les pénitenciers, les bagnes peut-être ? Vous verrez qu’un jour, tout compte fait, en raison de l’extension singulière que semble prendre l’hystérie mâle dans les classes inférieures de la société à mesure qu’on apprend à mieux la connaître, on en viendra à poser la question suivante : la névrose hystérique est-elle vraiment, comme on l’a cru, comme on l’a prétendu jusqu’ici, plus fréquente chez la femme que chez l’homme ? »

Comme il l’a fait avec les femmes, il présente ses cas à l’assemblée, les décrivant en leur présence comme s’ils n’étaient que des objets :

« Il a en effet, comme vous voyez, l’air abruti, stupide, renfrogné, féroce même… »

Puis, après un long exposé sur ce cas, présentant le suivant : « Lui aussi est un dégénéré (…) Son intelligence est faible, pour ne pas dire plus ; il n’a jamais pu apprendre à lire ; sa marche est gênée par l’existence de deux pieds-bots congénitaux et on lui voit au cou de nombreuses traces de scrofule. De plus, il bégaye horriblement comme vous aurez dans un instant l’occasion de le constater. (…) avec la permission des autorités compétentes, il vit de la profession de chanteur des rues, dans la banlieue de Paris. Voyez, il porte constamment dans sa poche son pauvre livret de licence, sale, crasseux « à vous tirer des larmes »… »

S’ensuit la triste histoire de la vie du sujet, puis vient le récit de l’auscultation : « La peau du scrotum à gauche est très sensible à la moindre pression ; le testicule correspondant est plus douloureux encore et quand on comprime un peu fortement soit le testicule lui-même, soit les téguments qui le recouvrent, le malade éprouve la sensation de quelque chose qui lui remonte vers la poitrine et vers le cou où il éprouve un sentiment de suffocation… »

Après l’analyse clinique, Charcot conclut en disant : « Messieurs, (…) parmi les agents provocateurs de l’hystérie, à côté des grandes perturbations morales, des traumatismes, des intoxications, etc., il y a lieu de placer la misère, la misère avec toutes ses duretés, toutes ses cruautés. »

Que dire des cruautés et de la misère de ces Messieurs, exhibitionnistes par procuration, trop bien éduqués pour s’exhiber eux-mêmes mais suffisamment pervers pour inventer de le faire faire à d’autres, femmes et hommes hystérisés sur commande pour les bourgeois du tout-Paris qui se pressaient aux mises en scène du neurologue comme ils auraient ouvert leur manteau pour exhiber comme lui et avec lui, non leur pénis mais leur utérus, la femme fantasmatique en eux et qu’il leur fallait partager, entre hommes. Les « folles d’enfer », comme dit Mâkhi Xenakis, n’étaient-ce pas, au moins un peu, ces Messieurs eux-mêmes ?

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à suivre

De la Pitié à la Mosquée (3). « Êtes-vous nombreux là-dedans ? »

Panno Lazarett1

image trouvée en grand sur le blog d’histoire occupation-de-paris.com

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« Cependant, au début du XVIIe siècle… en haut de l’actuelle rue Cuvier, se construit, sur l’emplacement d’un jeu de paume désaffecté [et de l’actuelle Grande Mosquée], un établissement créé en 1612 par édit de Marie de Médicis, régente du royaume,… dont le nom est tout un programme : « Notre-Dame de la Pitié ». (…) Cet établissement fut d’abord affecté au « renfermement » des mendiants, car depuis longtemps, et malgré la création du « Grand Bureau des Pauvres » par François 1er, le décret de 1525 les menaçant de pendaison, la condamnation du Parlement de 1552 les vouant, enchaînés par deux, au curage des égouts, l’interdiction de 1554 de chanter dans les rues sous peine de mort, l’édit de Charles IX leur promettant les galères, celui d’Henri III les astreignant à l’asile de fous, les mendiants continuaient à envahir Paris comme les mouches les ruisseaux de ses ruelles. » Maximilien Vessier, La Pitié-Salpêtrière

« La Renaissance a dépouillé la misère de sa positivité mystique. Et cela par un double mouvement de pensée qui ôte à la Pauvreté son sens absolu et à la Charité la valeur qu’elle détient de cette Pauvreté secourue. (…) Désormais, la misère n’est plus prise dans une dialectique de l’humiliation et de la gloire ; mais dans un certain rapport du désordre à l’ordre qui l’enferme dans la culpabilité. Elle qui, déjà, depuis Luther et Calvin, portait les marques d’un châtiment intemporel, va devenir dans le monde de la charité étatisée, complaisance à soi-même et faute contre la bonne marche de l’État. Elle glisse d’une expérience religieuse qui la sanctifie, à une conception morale qui la condamne. Les grandes maisons d’internement se rencontrent au terme de cette évolution : laïcisation de la charité, sans doute ; mais obscurément aussi châtiment moral de la misère. (…)

« On a l’habitude de dire que le fou du Moyen Âge était considéré comme un personnage sacré, parce que possédé. Rien n’est plus faux. S’il était sacré, c’est avant tout que, pour la charité médiévale, il participait aux pouvoirs obscurs de la misère. Plus qu’un autre, peut-être, il l’exaltait. Ne lui faisait-on pas porter, tondu dans les cheveux, le signe de la croix ? C’est sous ce signe que Tristan s’est présenté pour la dernière fois en Cornouailles – sachant bien qu’il avait ainsi droit à la même hospitalité que tous les misérables ; et, pèlerin de l’insensé, avec le bâton pendu à son cou, et cette marque du croisé découpée sur le crâne, il était sûr d’entrer dans le château du roi Marc (…)

L’hospitalité qui l’accueille va devenir, dans une nouvelle équivoque, la mesure d’assainissement qui le met hors circuit. Il erre, en effet ; mais il n’est plus sur le chemin d’un étrange pèlerinage ; il trouble l’ordonnance de l’espace social. Déchue des droits de la misère et dépouillée de sa gloire, la folie, avec la pauvreté et l’oisiveté, apparaît désormais, tout sèchement, dans la dialectique immanente des États. » Michel Foucault, Histoire de la folie, « Le grand renfermement »

« Au début du XXIe siècle, la pathologie mentale se place au 3e rang mondial des maladies (source OMS), et voyant les psychoses reculer devant les troubles de l’anxiété et du comportement, devant la dépression surtout (…) Toujours selon l’OMS, la dépression deviendrait en 2020 la première cause d’invalidité dans les pays développés, devant les maladies cardio-vasculaires. (…) De la maladie mentale aux troubles mentaux et de ceux-ci à la « souffrance psychique », au mal-être, c’est une véritable « culture du malheur intime » qui s’est instituée aujourd’hui dans nos sociétés. » (…) La France est au 3e rang mondial des médicaments et au 1er rang européen des psychotropes ». Beaucoup de fous sont à la rue ou en prison. Les troubles mentaux sont disséminés dans toute la société.

« La folie n’est plus, sauf exception, une folie de Grand Guignol, avec ses effrayantes crises hallucinées qui paraîtraient aujourd’hui caricaturales. Il n’y a plus de mur de l’asile, partageant clairement ceux qui sont d’un côté et ceux qui sont de l’autre. On connaît l’histoire du fou qui se penche à la fenêtre de son asile pour demander à un passant : « Êtes-vous nombreux là-dedans ? » Ce n’est plus une blague : nous sommes bel et bien nombreux là-dedans. »

« Cet enfermement des errants, dans des lieux où se conjuguent l’assistance et la répression, est un phénomène largement européen ». « Ce n’est donc qu’à partir des années 1670-1680 que se multiplient les fondations d’hôpitaux généraux dans tout le royaume, et ce très souvent à l’initiative des jésuites, véritables missionnaires de l’enfermement. » Claude Quétel, » Histoire de la folie

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à suivre

Parabole de ceux qui mettent l’instrument avant la Vérité, le Chemin et la Vie

Rudolf Koller

 

Désireux de féconder le monde, ils attelèrent aux boeufs la charrue la plus performante du marché. À la voir rutiler sur le champ, ils en étaient tout excités !

Le temps passa, passa. Les mauvaises herbes continuaient à croître, à la fin il y en avait tant qu’elles mangeaient les roues de la charrue, et même les corbeaux se désespéraient de voir un jour blondir en ce champ du blé.

Un enfant vint, il s’écria : « Vous avez mis la charrue avant les boeufs ! » Les jougs pourris pendaient derrière la machine, tandis que les animaux, loin à l’horizon, allaient aux pâturages.

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tableau de Rudolf Koller trouvé ici

 

Charcot, son hystérie et la singesque comédie

 

J’aime aller à la Salpêtrière, cela me rappelle Lourdes. J’y trouve ce que j’aime : la lumière, et l’inconnu. La douce et violente énigme des relations brisées entre le corps et l’esprit. Et la compétition entre la médecine du monde et la médecine de Dieu pour les réparer.

À Lourdes nous avons une grotte de l’Apparition et un vaste sanctuaire à ciel ouvert, face à un château fermé, comme dirait Mandiargues, face au Château, comme dirait Kafka, forteresse selon la loi du monde, plantée sévèrement au-dessus du théâtre des opérations divines.

À la Pitié-Salpêtrière, nous avons le plus grand hôpital d’Europe, et même du monde en termes d’actes, où fut réussie la première greffe cardiaque européenne, où fut découvert le virus du sida, royaume de la science et de la recherche médicale, étendu sous le ciel autour d’une étrange église octogonale, à la fois impressionnant et humble témoin d’une survivance de Dieu au milieu de la modernité la plus pointue.

Et à la Salpêtrière comme à Lourdes, une même présence, celle de la souffrance humaine, et une même manifestation, celle de la miséricorde, qu’elle oeuvre via le personnel soignant ou via le Christ en sa maison.

 

 

La Pitié-Salpêtrière s’appela d’abord Notre-Dame de la Pitié, établissement dédié au « grand renfermement » des mendiants, des pauvres, des fous, et en particulier des folles. Au fil d’une histoire chargée d’atrocités, l’enfermement évolua pourtant peu à peu vers le soin. Au dix-neuvième siècle, Charcot y inventa le traitement de l’hystérie par l’hypnose. Fameux spectacle, où l’on accourait parfois de loin, tel Freud qui fut l’élève du maître pendant six mois.

Ah ces femmes qui se pâmaient et se contorsionnaient, à moitiés dévêtues et décoiffées, inconscientes et manipulables à merci, devant des parterres d’hommes engoncés jusqu’à la gorge dans leurs costumes de savants ! D’où venait le fantasme en vérité, de quelle hystérie ? Certes à cette époque l’hystérie ne s’expliquait plus, comme auparavant durant des siècles, par les « vieux mythes des déplacements utérins », comme dit Foucault (Histoire de la folie), citant par exemple un livre de Liebaud paru en 1609, selon lequel la matrice se meut librement dans le corps de la femme, « pour être plus à l’aise ; non qu’elle fasse cela par prudence, commandement ou stimule animal, mais par un instinct naturel, pour conserver la santé et avoir la jouissance de quelque chose de délectable. » Et encore : « Ces mouvements sont divers à savoir ascente, descente, convulsions, vagabond, procidence. Elle monte au foie, rate, diaphragme, estomac, poitrine, coeur, poumon, gosier et tête. »

 

 

Même si la fantasmagorie de ces messieurs avait alors changé de forme, les malheureuses de la Salpêtrière se plièrent donc à leurs désirs, se laissant entraîner dans une catalepsie artificielle pour leur donner le spectacle qui les remplirait tout à la fois d’une aise secrète et du sentiment de leur indépassable supériorité. Mais avaient-ils songé à lire Hegel ? « Car, si la connaissance est l’instrument pour maîtriser l’essence absolue, il vient de suite à l’esprit que l’application d’un instrument à une chose ne la laisse pas telle qu’elle est pour soi, mais y introduit une mise en forme et une altération. (…) nous faisons usage d’un moyen qui produit immédiatement le contraire de son but. » (Phénoménologie de l’esprit)

Il en va autrement de nos jours à la Salpêtrière, mais en soi, dans le monde, les choses ont-elles vraiment changé ? Le monde et ses savants comme ses ignares ne sont-ils pas toujours sous l’empire de leurs fantasmes, déguisés en savoirs ? Il est une autre façon d’entrer en catalepsie : en se laissant happer par l’Invisible à l’oraison, ce ne sont plus des âmes humaines faussées qui tentent de se saisir de notre être, mais la Vérité qui se donne tout entière à nous, directe et pleine d’amour.

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Le tableau d’André Brouillet et la photo d’Albert Londe proviennent du site baillement.com

voir aussi Charcot et l’école de la Salpêtrière

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