Umberto Eco et le « nom de plume » Nerval

street art 5e

Dans ses Six Promenades dans les bois du roman et d’ailleurs, conférences conçues pour les Norton Lectures de Harvard (éd Grasset 1996), Umberto Eco se réfère souvent à Sylvie de Gérard de Nerval, « l’un des livres les plus beaux qui aient jamais été écrits » (je suis bien d’accord avec lui là-dessus, depuis la lecture émerveillée que j’en fis, jeune adolescente, ainsi que d’Aurélia). Voici quelques lignes de ce qu’il dit à propos de « l’Auteur et sa Voix ».

« Dans Sylvie, nous sommes confrontés à trois entités. La première est un homme, né en 1808 et mort (par suicide) en 1855, qui, d’ailleurs, ne s’appelait pas Gérard de Nerval mais Gérard Labrunie. Des tas de gens, le Guide Michelin de Paris en main, partent encore à la recherche de la rue de la Vieille Lanterne où il s’est pendu ; certains d’entre eux n’ont jamais compris la beauté de Sylvie.

La deuxième entité est le « je » du récit. Ce personnage n’est pas Gérard Labrunie. Nous savons de lui ce que nous en dit l’histoire, et à la fin, il ne se tue pas. Plus mélancoliquement, il réfléchit : « Les illusions tombent l’une après l’autre, comme les écorces d’un fruit, et le fruit, c’est l’expérience. »

street art wake up(…) Enfin, la troisième entité, en général difficile à discerner, est (…) cette « voix » anonyme qui commence le récit par « Je sortais d’un théâtre » (…) on peut même aller jusqu’à donner un nom à cette voix, un nom de plume. Si vous le permettez, j’en sais un, très beau : Nerval. (…) Nerval n’est pas un Il tout comme  George Eliot n’est pas une Elle (seule Mary Ann Evans l’était). Nerval serait en allemand un Es, en anglais il pourrait être un It (malheureusement, les grammaire française et italienne nous obligent à lui assigner un sexe à tout prix).

Nous pouvons affirmer que ce Nerval, qui au début de la lecture n’est pas encore là, sinon sous forme de traces pâles, ne sera, lorsque nous l’aurons identifié, rien d’autre que ce que les théories des arts et de la littérature appellent « style ». Bien entendu, à la fin, l’auteur modèle sera également reconnaissable en tant que style, un style tellement évident, clair, incomparable, que nous comprendrons enfin que c’est la Voix de Sylvie qui commence Aurélia par « Le Rêve est une seconde vie. »

street art 5e et camionaujourd’hui à Paris 5e, entre deux giboulées et avant l’orage, photos Alina Reyes

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Qu’est-ce que la littérature ?

nervalun manuscrit de Gérard de Nerval, commenté ici

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Les librairies sont pleines de très bons livres et de très mauvais livres. Mais y trouve-t-on de la littérature ? Je n’en suis pas sûre. De plus en plus d’auteurs ont un savoir-faire professionnel à l’américaine, acquis dans des cours ou ateliers d’écriture ou s’en inspirant, de sorte qu’ils produisent, comme Hollywood, des œuvres efficaces et rentables. Et s’ils n’ont pas eux-mêmes ce savoir, les maisons d’édition ont des employés rompus à l’art de transformer des brouillons signés de noms bankables en livres à prix littéraires ou à têtes de gondoles. La plupart des livres sont ainsi fabriqués comme du prêt-à-porter, tandis que la littérature, elle, tient de la haute couture. De la dentelle, aurait dit Céline, et bien sûr faite à la main.

Le PDG de Zara est l’homme le plus riche du monde. Raymond Roussel ou Arthur Cravan sont-ils ce qu’on appelle de grands écrivains ? Non mais peu importe le Grantécrivain, marque commerciale comme les autres. Ils sont, eux, leurs œuvres et leur vie, qui ne font qu’un, de la littérature. Ne faire qu’un, telle est l’essence de la littérature. La littérature n’est pas grande ou petite, elle est. Toute sa grandeur est d’être de la littérature. La littérature est en danger comme la nature parce qu’elle fait partie de la nature, mais enfin nature et littérature sont plus fortes que l’homme et contrairement à lui, ne disparaîtront pas.

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