Kaïroï du jour JJJ

de la grande ourse a la grande ourse !*

Kaïroï (ou kairi, selon la prononciation en grec moderne), pluriel de kaïros : car il y eut plus d’un Moment, ou d’un it comme dit Kerouac à propos de musique. D’abord celui de la citation. Souvent je commence le cours en écrivant au tableau une citation d’un bon auteur. Les élèves sont habitués, ils la notent (ou pas, je ne vérifie pas, c’est un espace de liberté). Donc ils ont commencé à noter, et puis ils ont vu le nom de l’auteur : l’un d’eux. L’un d’eux, pas du tout le meilleur élève et encore moins le moins bavard, qui m’avait dit, lorsque je leur avais demandé d’écrire sur ce qu’était selon eux le courage de la vérité, et qu’ils trouvaient à juste titre cela difficile : « c’est en accomplissant les choses difficiles qu’on avance dans la vie ». Je l’avais félicité, du coup il l’avait redit dans sa copie, et du coup, en leur rendant les copies, je leur ai donné cette phrase comme citation du jour et cela les a bien amusés, cela leur a même fait un effet bien meilleur encore.

Ensuite, en rendant lesdites copies, j’ai demandé à l’un d’eux, champion du bavardage lui aussi (et qui impressionna fort la tutrice de l’Espé qui y vit un enfer, alors que tous ses profs, y compris moi évidemment, le trouvent très sympathique, le bonheur de vivre incarné) où il avait trouvé l’inspiration pour finir son texte par cette question : « Mais au final, qu’est-ce que la vérité ? » Il n’a pas su que répondre, il avait trouvé ça, c’est tout. Je lui ai dit : c’est bien, c’est une question très célèbre. Un peu plus tard, il m’a appelée et m’a demandé pourquoi cette question était célèbre. Je lui ai expliqué que dans l’évangile de saint Jean, quand Jésus est présenté à Pilate avant d’être crucifié, il lui dit qu’il est né et qu’il est venu pour témoigner de la vérité, et que tous ceux qui sont de la vérité l’écoutent – et qu’alors Pilate lui demande : « qu’est-ce que la vérité ? », et que Jésus ne répond pas.

Toujours en rendant les copies, j’ai eu le bonheur de demander à un autre élève, très « faible » d’un point de vue scolaire habituellement, s’il voulait expliquer oralement pourquoi il appelait « la boucle » sa pensée sur la vérité et le courage de la vérité – il ne l’a pas fait, mais je lui ai dit que son texte était très bien, car il l’était, d’une pensée profonde et assurée, étonnante.

Puis en leur faisant un cours sur le courage de la vérité selon Foucault et sur Socrate qui, leur ai-je dit, apprenait à ses élèves à penser par eux-mêmes, ce qui n’a pas plu du tout aux autorités en place, qui veulent des gens dociles et non pensants, il y a eu un bref débat entre deux élèves : l’une demandant si l’opinion (dont je leur avais donné le sens philosophique) n’était pas une pensée neutre, raisonnable, alors que les pensées personnelles étaient toujours extrémistes ; l’autre (un élève érudit et très réfléchi) rétorquant aussitôt que c’est justement ce qu’on veut nous faire croire.

Tout cela s’est passé dans le bruit de fond habituel du vendredi, et plus d’une fois je me suis fâchée pour leur demander du calme, j’ai même ramassé quelques carnets (façon de menacer d’y inscrire un mot à faire signer par les parents ou une colle) mais à la fin des deux heures j’ai rendu les carnets sans y avoir rien mis, même si les bavardages n’avaient pas cessé, car pourquoi les punir pour des bavardages ? Ils n’en sont pas coupables. Responsables oui, et c’est pourquoi j’ai instauré la note de conduite, en espérant que ceux qui sont maintenant passés au-dessous de la moyenne vont se ressaisir afin de remonter. Mais la faute des bavardages en classe revient d’abord et en tout premier lieu et même uniquement à l’institution, qui ne prend pas les mesures pour que les classes travaillent calmement sans qu’on ait à punir. Moi je suis une lectrice de Nietzsche et de Foucault, entre autres, je ne vais pas me mettre à infantiliser, abêtir, ni à « surveiller et punir ». Le voudrais-je, je ne le pourrais pas. Je ne fonctionne pas ainsi, c’est tout. Et je sais que malgré le bruit, il y a des kaïroi, des Moments qu’il n’y aurait pas dans des cours ordinaires, et que malgré le bruit aussi, même si certains en sont seulement à moitié conscients, ils entendent ce que je dis, cela pénètre en eux (ainsi que ce que je ne dis pas, comme le fait de ne pas les punir). Ils entendent, comme on entend Jésus, saint Jean ou Don Juan, qui n’ont pas plus besoin de répondre à la question « qu’est-ce que la vérité ? » qu’un éléphant n’a à répondre à la question « qu’est-ce qu’un éléphant ? »

Ensuite nous avons commencé à regarder le formidable film d’Ariane Mnouchkine sur la vie de Molière, et je tremblais de bonheur, à la fois du film et des réactions des élèves, par moments. Ce sont des choses infimes dont je parle, sans doute la plupart des gens ne les verraient pas, ne les sentiraient pas, mais moi je sens, je sais ce qui se passe, par-delà les apparences, et si infime cela soit-il, c’est immense.

L’après-midi, j’ai fait écrire les Première en atelier d’écriture sur la même question à propos du courage de la vérité. Les Première sont calmes, surtout en demi-groupe et surtout en atelier d’écriture, qui a un effet extrêmement apaisant. Comme toujours, chacun.e a lu son texte à voix haute après l’avoir écrit ; et j’ai même eu le temps, dans la même heure, de leur faire ensuite le petit cours sur Foucault et Socrate. Il faut maintenant que je relise leurs copies pour mieux apprécier certaines choses que j’ai entendues. Cette classe de Première techno (ST2S) comprend des élèves qui ont des expériences de vie parfois très, très difficiles ; certain.e.s élèves sont en éveil, ne demandent pas mieux que d’être réveillées, j’ai le bonheur de voir ça ; d’autres sont déjà plus anesthésiés par le système que les Seconde, l’expérience de travail avec ces élèves est autre, mais tout aussi passionnante. Je songeais à tout cela en sortant du lycée, en marchant dans le noir, en regardant les petites lumières de la banlieue défiler depuis le bus, puis depuis le RER bondé, puis dans le métro bondé aussi. Quelle merveilleuse chance de pouvoir vivre une telle expérience.

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Miracles du jour

Lues dans le RER au rythme de comptine,
Esther et Athalie, sourires de Racine
D’où goutte, mielleux, par brusques accidents
De langue remordue, le sang d’entre ses dents.

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Le premier miracle fut de découvrir que dans le dernier « petit contrôle » que j’ai demandé à mes élèves de faire en classe, à savoir répondre par écrit, en quinze minutes environ et en au moins vingt lignes, à la question « Qu’est-ce que, selon vous, le courage de la vérité ? », les copies ne comportaient quasiment aucune faute d’orthographe, alors que d’habitude elles sont légion à chaque ligne chez la plupart, et plusieurs par texte même sous la plume des meilleurs élèves. J’y vois donc un miracle de l’esprit de vérité. Auquel il faut ajouter cette autre manifestation : la révélation de la profondeur de pensée de certains élèves qui sont parmi les plus faibles dans les exercices scolaires ordinaires, profondeur de pensée qui a jailli ici ou là avec une aisance, voire une virtuosité assez ébahissantes. (Dans son rapport accusateur, la tutrice de l’Espé estime que je n’aurais pas dû leur faire faire ce petit contrôle, un exercice qui ne fait pas partie de la pédagogie officielle).

Le deuxième miracle vient d’avoir lieu, dans le métro. Un chanteur noir aveugle est entré dans la rame avec sa canne, sa sono, son micro, et s’est mis à chanter excellemment des chansons de jazz et de variétés. En cette dernière heure de pointe de la journée, tout le wagon maussade s’est transformé en espace de bonheur. Les gens souriaient, le regardaient, se regardaient, se parlaient, le filmaient, se déplaçaient pour lui donner des pièces, lui parler, le complimenter, se dandiner sur le rythme de ses chansons. Il a demandé qu’on le prévienne quand on serait arrivé à la station où il voulait descendre, et ça a duré longtemps, longtemps, cette transfiguration d’une voiture de métro en communauté de passagers liés par la sympathie et la musique.

Je revenais de l’université de Cergy Pontoise, où se tenait un séminaire sur les cours de Roland Barthes au Collège de France sur « Comment vivre ensemble ». À la sortie, j’ai parlé en marchant avec un homme qui me racontait qu’il existait une île de l’utopie dans les îles de la Désolation, avec une population qui change chaque année. Je me suis rappelée du beau livre de Jean-Paul Kauffmann sur ces îles, les Kerguelen. Puis dans le RER je me suis remise à lire Racine, et riant sur ce vers d’Athalie :

« Pensez-vous être saint et juste impunément ? »

j’ai refermé le livre pour jeter dans mon cahier, songeant à ces deux pièces, les quatre vers qui inaugurent cette note.

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du bus

seine

péniche, jogger

cergyaujourd’hui à Paris et à Cergy, photos Alina Reyes

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Les lettres retrouvées

Lettres retrouvées, temps retrouvé. En fait j’en ai perdu beaucoup au fil de mes déplacements, et c’est bien aussi, je ne tiens pas à me transformer en musée. Celles qui restent suffisent comme traces. Les traces, voilà ce qui est beau. Beaucoup de lettres d’hommes, à commencer par des lettres de chacun de mes quatre fils, ça fait battre le cœur. Et bien sûr des lettres d’amoureux, mais aussi d’amis, de connaissances, de relations diverses. Voici, j’en ai photographié quelques-unes, pour rappeler que le courrier sur papier, c’est beau, ça peut être artistique, c’est presque de la chair.

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lettre 1un amour de jeunesse qui m’écrivait en calligrammes

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lettre 2

lettre 3un autre qui ornait ses nombreuses et très longues lettres de dessins

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lettre 4l’une des lettres de Jacques Lacarrière, avec son enveloppe sur laquelle on prit des notes

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lettre 5Gilles Berquet, avant que je ne le rencontre dans son atelier et lui écrive une préface

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lettre 6il y a aussi les cartes postales ; là des coquelicots de Jean-Luc Hennig, un Dufresnoy de Houellebecq ; j’ai encore quelques lettres d’autres écrivains, mais j’en ai perdu la plupart

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lettre 7mais j’ai gardé plusieurs lettres de mon cher Sarane Alexandrian

*lettre 8j’ai eu aussi des correspondances (et des rencontres) avec des scientifiques, paléontologues, généticien, astrophysicien…

lettre 9

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et puis il reste des courriers dont j’ai oublié qui en fut l’expéditeur, et c’est très beau aussi

mais le plus beau, ce sont les lettres et les poèmes que j’ai toujours, de l’homme avec lequel je vis toujours

et que je ne vous montre pas

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Poésie de première jeunesse

De la montagne, la semaine dernière, j’ai rapporté des lettres (j’en ferai une note) et des manuscrits d’enfance, d’adolescence et de mes premières années après mes vingt ans. Des petites fictions, certaines pas trop mal, et de la poésie, souvent très mauvaise mais avec de temps en temps quelque chose. Par exemple, dans l’enfance, ce deuxième quatrain d’un sonnet :

Tout palpite ; car tout est encore bien frêle
Après le rude hiver ; et le printemps, pareil
À cet éclatant bouton d’or, à son réveil
Rayonnant de jeunesse et de vie, étincelle.

À l’adolescence, ces quatre vers libres d’un petit poème intitulé « Delphes » :

c’est le temple du petit poème
le poème du petit temple
le petit poème de mon cœur
le petit temple de ma vie

Et aussi toute une série de poèmes cosmiques, écrits en rouge, par exemple :

je tombe dans un tourbillon immense
puis son courant m’emporte toujours plus haut
je tourne infiniment à une vitesse folle
la mort me frôle et fuit
effarouchée par les flammes de ma vie

ou bien :

le vent a soufflé fort sur l’âme de la lune
les étoiles se sont allumées
et le soleil a éclaté d’une lumière noire
mon cœur est une comète enflammée
sa course est folle dans l’intemporel
et sa flamme brûle toujours tout à l’infini

Dans mes vingt ans, encore moult poèmes cosmiques, comme :

… Regarde-la s’effondrer et soudain se relever en riant, d’un rire tellement énorme, vois sa bouche démesurée qui crache par secousses des trillions d’étoiles et le ciel tout entier. Comme c’est beau ! la grande bouche ! qui rit ! des nébuleuses et des soleils et des comètes ! Dieu !
Ah ! le grand cri…
Reviens, mon âme, reviens, mon sang, maintenant je veux chanter tout bas.

Il y a aussi une chanson avec une fille aux jambes emplies de vent, et des textes d’amour comme :

L’été viendra, tu verras,
et il sera un beau corps nu,
endormi dans un champ de coquelicots,
en plein midi

ou encore :

la nuit se tait entre mes murs.
mon lit est vide.
Quand viendras-tu m’attendre ?
Je te veux sur la plage, je veux prendre avec toi
les chemins d’étoiles
les avenues océaniques
je veux, devant la Nuit entière,
devant la Mort,
serrer ton corps entre mes bras
– et j’aimerais leur faire envie.

et encore des choses métaphysiques, comme dans ces quatre petits vers :

j’ai ouvert la pomme
j’ai trouvé un ver
le rêve a sa route
dans ma tête troué

ou cela :

j’ouvre la nuit
en jaillit la vie

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photographiée à 19 ou 20 ans (photo développée dans notre chambre noire) par J.-Y.

photographiée à 19 ou 20 ans (photo développée dans notre chambre noire) par J.-Y.

Puis le jour se lève

Un peu après six heures, j’attends le bus, puis je prends le RER, puis je reprends un bus, cette fois en banlieue, après l’avoir attendu longtemps en plein vent. À huit heures trente, premier cours. Aujourd’hui j’ai dicté une synthèse-résumé que j’avais écrite de l’acte III scène 1 de Dom Juan, après la lecture analytique que nous en avions faite la semaine dernière. D’habitude je ne procède pas ainsi, mais là je voulais qu’ils écrivent tout cela, que cela leur passe par la main. Il a fallu quasiment toute l’heure à la classe de Seconde, agitée ce matin, pour le faire. Les Premières, au cours suivant, calmes, l’ont fait plus rapidement. Je leur ai ensuite montré des extraits de diverses mises en scène ou interprétations, en leur expliquant que je ne voulais pas les limiter à une représentation de Dom Juan, que ce serait le trahir. J’aime leur en parler, leur dire des choses complexes. Beaucoup ont un niveau faible ou très faible, mais justement, c’est important qu’ils entendent des choses d’un niveau élevé, je sais que même ceux qui sont distraits l’entendent malgré eux, que cela passe en eux. C’est important, même si cela reste inconscient ou en partie inconscient, ou apparemment inexploité. J’ai des choses spéciales à dire, alors je fais mon job d’écrivaine, je les dis. Ce n’est pas tous les jours de leur vie qu’ils auront l’occasion d’entendre de telles choses, la parole qui habite en moi veut absolument se donner et je lui obéis, quelles que soient les conditions.

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6 heures du mat

6 heures du mat 2

6 heures du mat 3

6 heures du mat 4

6 heures du mat 5ce matin, photos Alina Reyes

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joie et plaisir d’offrir, de recevoir

piano sorbonne nouvelle

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De neuf heures du matin à dix-huit heures j’étais à la Sorbonne Nouvelle, dans un amphi glacial, à écouter des universitaires parler d’un roman de Flaubert. Quel drôle d’objet, cette Éducation sentimentale, qui montre si bien le pourrissement sous les vêtements. C’est ce que j’aurais pu dire, tiens, si j’en avais parlé aussi. Et puis peut-être cela m’aurait-il donné aussi l’occasion de la mettre en relation avec l’Éducation nationale, fort sentimentale comme elle l’a montré aujourd’hui avec le spectacle pour foules sentimentales, comme dit un autre chanteur, organisé par le pouvoir qui n’en loupe plus une (occasion) pour les manipuler (les foules).

Et puis je suis rentrée et je me suis remise à préparer mes cours. Quelle immense joie, quelle exultation ! Je suis Molière comme je peux être aussi tant d’autres artistes combattants de la vérité, je les suis tous, et j’ai à cœur, à cœur, à cœur de les transmettre. Ces contrepoisons, ces élixirs de vie.

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piano sorbonne nouvelle,le piano à la Sorbonne Nouvelle, ce matin à la pause café, photo Alina Reyes

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Montagne, neige

Une apparition depuis le train, puis la voilà, en chair et en os, lumière, amour, cœur sensible, joie violemment douce, éternel retour du toujours même et du jamais pareil, vie nouvelle, vie éternelle, vie à venir, la neige dehors, le feu dedans, les braises de la poésie. La montagne, la forêt, la neige, la flamme, la maison où j’ai tant écrit, lieu d’ermitage et de famille.

montagne 1

montagne 3

montagne 4

montagne 5

montagne 2

montagne 6

montagne 7

Pyrénées, hier et ce matin, photos Alina Reyes

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