Rimbaud, Homère, Stevenson… Des lumière et des feux

« J’avais découvert Rimbaud vers ce temps-là, et il me possédait. Aujourd’hui encore, je le considère comme l’un des Pères de l’Église des temps modernes ». Justesse de cette notation d’Ernst Jünger, qui dit à la fois la modernité de Rimbaud, et son lien à l’ancien monde. Je pense que c’est ce lien encore trop pesant qui l’a fait partir. Ce n’est pas une post-modernité qu’il est allé chercher, c’est une lumière dégagée. Dégagée de la temporalité humaine. Des illuminations qui ne soient plus sorties de la flache au couchant. Plus pures, plus innocentes. Plus pleinement aurorales. C’est ce que j’ai trouvé moi aussi dans la spiritualité islamique, qui me touche toujours très vivement, et que je retrouve, sous une autre forme et par d’autres voies, en traduisant l’Odyssée. Un travail qui me fait monter les larmes aux yeux, souvent, tant il brise mon cœur de joie. Homère lu attentivement à même le grec est atemporel, et il y a en lui des dimensions qu’on n’y a encore jamais vues, il me semble, des profondeurs humaines si profondes, si élevées, qu’elles anéantissent toute morosité moderne ou post-moderne. J’essaie de rendre la finesse, la complexité, la virtuosité de sa pensée dans ma traduction, mais cela reste une traduction et il faudra que j’y joigne mon commentaire pour l’exprimer plus précisément.

Une pensée pour Michel Le Bris, qui vient de mourir, et dont j’avais lu La Porte d’or, sur le voyage de Stevenson en Californie, quand, à la fin des années 80, je préparais une thèse sur Stevenson, Schwob et Borges. M’avait marquée le passage où Stevenson racontait avoir mis le feu à la forêt, juste pour voir, sans s’attendre à ce qu’il s’étende aussi dangereusement. N’est-ce pas souvent ainsi que nous commettons des crimes ?

Crète : Chora Sfakion, célébration (en images, et avec Odysseas Elytis)

« Le voyage d’Odysseus, dont il m’a été donné de porter le nom, semble ne devoir jamais s’achever. Et c’est heureux. (…) En me consacrant, à mon tour, pendant plus de quarante ans, à la poésie, je n’ai rien fait d’autre. Je parcours des mers fabuleuses, je m’instruis en diverses haltes. »

« Oui le paradis n’est pas une nostalgie, encore moins une récompense. Le paradis est simplement un droit. »

Odysseas Elytis

J’ai préparé cette note en écoutant l’oratorio Axion Esti composé par Mikis Theodorakis sur les vers d’Odysseas Elytis (deux génies d’origine crétoise), oratorio que je connais par cœur (du moins pour la musique) depuis mon adolescence. Le titre de ce vaste poème païen vient d’une hymne à la Vierge Marie dans la religion orthodoxe.

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crete chora sfakion 1-minLundi, un arc-en-ciel nous a accompagnés, du bus pris à La Canée, jusqu’à l’arrivée à Chora Sfakion.

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Un village sans doute trop touristique en été, mais en ce mois de janvier nous y sommes apparemment les seuls venus d’ailleurs nous reposer ici. L’hôtel où nous avons loué une suite est fermé, nous y profitons d’une paix royale.crete chora sfakion 3-min

Première balade au coucher du soleilcrete chora sfakion 4-min

Et le lendemain matin, tandis que O part dans les montagnes à VTT, je monte voir une petite église bâtie dans une grottecrete chora sfakion 5-min

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  La vue en redescendant est toujours aussi splendidecrete chora sfakion 9-min

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crete chora sfakion 11-minEt je rencontre d’autres petites églises en chemin, il y en a vraiment partout

Le lendemain, je marche encore un moment avec O

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puis il part à VTT et je continue la balade à pied.

Ici on l’aperçoit sur le chemin, juste à l’aplomb de la première ruche :

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Je redescends par un autre chemin. Toujours des églises…

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et des oliviers

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et des oratoirescrete chora sfakion 18-min

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Chora Sfakioncrete chora sfakion 20-min

Un monument en hommage aux Crétois de Chora Sfakion exécutés par les nazis pour avoir aidé les soldats néo-zélandais à quitter la Crète en 1941. Des dizaines de noms y sont gravés, et derrière la vitre, en bas, ont été déposés des crânes.

crete chora sfakion 22-minà Chora Sfakion, photos Alina Reyes

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« Je considère la poésie comme une source d’innocence emplie de forces révolutionnaires. Ma mission est de concentrer ces forces sur un monde que ne peut admettre ma conscience, de telle manière qu’au moyen de métamorphoses successives, je porte ce monde à l’exacte harmonie de mes rêves. Je me réfère à une sorte de magie moderne dont la mécanique nous conduit à la découverte de notre vérité profonde. C’est pourquoi je crois, par idéalisme, que j’évolue vers une direction encore jamais atteinte. »

N’ayant pas les livres sous la main, j’ai trouvé les citations d’Odysseas Elytis ici. Pour d’autres évocations du poète sur ce blog, voir mot-clé Odysseas Elytis.

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à suivre !

Château de Chambord, bords de Loire, Clos Lucé (dernière maison de Léonard de Vinci)

« Qui s’oriente sur l’étoile ne se retourne pas » Léonard de Vinci

Attention, splendeurs ! Visiter les bords de Loire, c’est aller aux noces de la nature et de la culture. La puissante rivière sauvage, indomptable, nourrit un paysage plein de verdure et de douceur, où les châteaux ont poussé comme des fleurs, notamment à la Renaissance. O et moi sommes allés hier au château de Chambord, puis, après avoir longé la Loire, à Amboise dans le beau castelet avec parc et jardin où la vie et l’œuvre de Léonard de Vinci ont été magnifiquement reconstitués par la famille Saint Bris, propriétaire de l’extraordinairement émouvante maison où, sur l’invitation de François 1er, le génie des arts et des sciences  a passé les trois dernières années de sa vie, après avoir traversé les Alpes, à l’âge de 64 ans, avec La Joconde, La Vierge à l’Enfant avec sainte Anne, Saint Jean Baptiste, ainsi que ses carnets, croquis, dessins, et manuscrits.

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chambord 1-minDans la brume matinale, apparition féérique du château de Chambord

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chambord 4Un poêle immense, où l’on pourrait brûler un arbre entier !

chambord 5Le lettre de François 1er et son emblème, la salamandre

chambord 7-minJe trouve à ce roi une riante allure de Gascon, qui rappelle l’esprit de Montaigne

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chambord 9-minL’escalier à double révolution inspiré de Léonard de Vinci : deux hélices entrecroisées qui ne se rencontrent jamais : à gauche sur l’image, l’arrivée de l’un, à droite, celle de l’autre

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chambord 12-minla couronne

et la fleur de lys

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chambord 14-minBeaucoup de murs du château sont couverts de graffiti, souvent anciens ou très anciens. Jean de La Fontaine et Victor Hugo feraient partie de ces centaines de tagueurs. « J’ai visité Chambord. Vous ne pouvez-vous figurer comme c’est singulièrement beau. Toutes les magies, toutes les poésies, toutes les folies même sont représentées dans l’admirable bizarrerie de ce palais de fées et de chevaliers. J’ai gravé mon nom sur le faîte de la plus haute tourelle. », écrivit en 1825 Hugo à son ami, le poète Saint-Valry.

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Puis, traversant de somptueuses forêts, nous avons rejoint et longé la Loire, splendide et souveraine même dans ses voiles de brume, avec ses îles et ses oiseaux :

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Enfin nous avons visité le bouleversant Clos Lucé :

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clos lucé 4-minla chambre de Léonard

clos lucé 6-minson atelier

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clos lucé 7-minson cabinet de travail

clos lucé 8-minavec son cabinet de curiosités

clos lucé 9-minla salle à manger

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clos lucé 11-mintoute une partie du castelet est dédiée à la reconstitution de ses multiples inventions scientifiques et technologiques époustouflantes

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clos lucé 12-minLa silhouette de Léonard dans le souterrain de 700 mètres que François 1er avait fait creuser entre le château royal d’Amboise et le Clos Lucé, et par où il rendait visite chaque jour au génie

clos lucé 14-minPuis nous descendons au jardin et dans le parc, où ont été également reconstituées, et intégrées harmonieusement dans la nature, plusieurs de ses machines fantastiques. Leonard est clairement le génie du mouvement.

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clos lucé 18-minJe photographie mon reflet dans le panneau qui protège son moulin à eau

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clos lucé 20-minO fait tourner l’hélicoptère inventé par Léonard

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clos lucé 27-minétude du corps et nature

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clos lucé 29-minphotos Alina Reyes

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site du Clos Lucé

site du château de Chambord

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Montagne, neige

Une apparition depuis le train, puis la voilà, en chair et en os, lumière, amour, cœur sensible, joie violemment douce, éternel retour du toujours même et du jamais pareil, vie nouvelle, vie éternelle, vie à venir, la neige dehors, le feu dedans, les braises de la poésie. La montagne, la forêt, la neige, la flamme, la maison où j’ai tant écrit, lieu d’ermitage et de famille.

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Pyrénées, hier et ce matin, photos Alina Reyes

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Forêt profonde

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L’exclusion des auteurs gênants, qu’on aime dénoncer dans les pays étrangers, se passe en France de façon beaucoup plus sournoise et plus efficace. Voici un livre qui a été empêché de rentrée littéraire, qui reste donc d’actualité, toujours à lire et à découvrir. Il y a dix ans, la parution de mon roman Forêt profonde aux éditions du Rocher, parce qu’il contrariait le milieu littéraire, fut occultée par toute la presse parisienne. Il passa tout de même à travers les mailles de ce filet d’exclusion serré dans trois journaux éloignés de ce milieu. Voici des extraits de deux critiques et d’un entretien parus respectivement dans La Marseillaise, Autre Regard, et Grandes écoles magazine.

« Elle fut mondialement connue (…) cette romancière au souffle puissant possède une vraie plume de conteuse, et surtout ne pratique pas la langue de bois. Pour ses fans et son fidèle public, c’est une joie de la retrouver en cette rentrée littéraire 2007 avec son excellent « Forêt profonde », qu’elle publie aux éditions du Rocher, dont on constatera que le catalogue réunit peu ou prou toute la grande famille des auteurs français. (…) une longue analyse, une belle réflexion sur le sens du sacré. Nous verrons comment une crèche en montagne devient un objet d’art, pourquoi l’on se perd parfois dans l’Europe gelée, et on brossera devant nous une foule de personnages iconoclastes, avec ce qu’il convient de compassion et de brutalité langagière. Un roman coup de poing, mystérieux comme une « forêt profonde ».

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« Alina Reyes fait par bribes le récit de sa vie dans un jaillissement, un long cri.(…) On retrouve les thèmes et l’écriture envoûtante et poétique de La chasse amoureuse. On est fasciné par le rythme de ses phrases, le poids des mots : « Je livre mon âme comme on saute dans l’abîme car c’est ma vocation ». (…) abasourdi, le lecteur en sort terrassé. »

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« En quoi ce dernier roman est-il l’aboutissement d’une carrière littéraire exceptionnelle ?

– Quelques mois après l’avoir écrit, je me suis rendue compte, un beau matin, qu’Alina Reyes était morte. Peut-être l’a-t-on un peu tuée. »

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À Saint-Germain-en-Laye, du château à la forêt en passant par le musée archéologique et le jardin

station rer nanterre-minà vélo puis en RER, nous voici à la station Nanterre, bien taguée, puis c’est l’arrivée au château

château saint germain en laye-minle musée archéologique est à l’intérieur

sepulture feminine-min légende sepulture-min

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dame de brassempouy-min la fameuse et très émouvante toute petite dame de Brassempouy, et quelques Vénus paléolithiques aussi, bien différentes de celle de Höhle Fels dont j’ai parlévénus paléolithiques-min

vulve paléolithique-min une vulve gravée dans la pierre, toujours au paléolithique

et la cour du châteauchâteau st germain en laye-min

l'été-minlégende l'été-mindans la partie gallo-romaine, j’ai admiré cette peinture délicate (et aimé les reflets des fenêtres d’en face qui l’encadraient)

il y a aussi une salle consacrée à l’archéologie comparée, avec des pièces du monde entierarcheologie comparée st germain en laye-min

du bord du jardin,  vue sur la Défense, au loin, dans une légère brume de pollution, et la Seine
vue sur la défense-min

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le jardin à la française est très grand, le jardin à l’anglaise très beauallée jardin st germain-min

jardin-min et puis on rejoint la forêtforêt st germain-minaujourd’hui à Saint-Germain-en-Laye, photos Alina Reyes

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Être vivant

Arriver à l’automne de ma vie toujours vivante, voilà pour moi une grande victoire, et qui augure un bel hiver, plein comme une femme enceinte d’un printemps – que je meure dans quarante ans ou dans quarante minutes. Ce n’était pas gagné d’avance, ça ne l’est pour personne, j’en avais pleinement conscience adolescente, voyant ce qu’acceptaient tant d’adultes et que je refuserais : ce refus pouvait me faire mourir physiquement. Or je n’ai pas trahi – quelle plus profonde joie peut-on connaître, après la traversée périlleuse de l’âge adulte ? Je suis arrivée indemne et à bon port, rien ne pourra plus m’enlever cela. Bien sûr j’ai fait des erreurs, j’ai commis des fautes. Mais je ne m’y suis pas résignée. Nous faisons tous des erreurs et des fautes, mais il y a d’une part une distinction fondamentale entre les fautes commises en connaissance de cause, délibérément (le plus souvent au prétexte de quelque « bonne cause », dans la philosophie fausse qui justifie les moyens par la fin), et celles que nous commettons par ignorance, par imprudence, par légèreté, sans volonté de blesser, dominer ou détruire autrui. Mais même les erreurs et les fautes involontaires peuvent faire beaucoup de mal, et je ne suis pas de ceux qui disent à propos de tout ce qu’ils ont fait : si c’était à refaire, je le referais. Non, surtout pas ! Ce que j’aurais dû ne pas faire, je ne le referais surtout pas ! C’est justement la conscience que ce n’était pas nécessaire, le refus d’une fatalité du mal, qui permet d’être toujours vivant, très vivant.

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Planétaire, et au-delà !

Je suis allée travailler à la bibliothèque du Jardin des Plantes, devant laquelle a été installé un planétaire (encore inachevé), l’un des rares au monde, où l’on peut suivre en y marchant le mouvement des planètes.planétaire,Sous les yeux de la mosquée toute proche
mosquée j’ai arrêté de travailler pour aller voir la compagnie universitaire Démodocos interpréter un hymne greccompagnie demodocos puis la compagnie Derviche Caravane interpréter une chorégraphie du factice Gurdjieffhymne gurdjieff et un simulacre de danse des derviches qui a achevé de me convaincre de fuircompagnie derviche caravane

Heureusement il y avait des enfants, et puis l’évocation du ciel et de ses astres errants m’a rappelé ma joie d’avoir constaté aujourd’hui, après de pénibles recherches dans mes paperasses, qu’en fait j’ai depuis plusieurs années déjà tous les trimestres cotisés nécessaires, soit 41 ans de travail, pour ouvrir les droits à la retraite (que je pourrai prendre à l’âge de 62 ans). Heureuse de constater que j’ai tant travaillé jusqu’ici dans ma vie ! J’ai commencé à l’âge de 13 ans et même avant, et si je n’ai pas de bulletins de salaire avant 17 ou 18 ans, et si j’en ai perdu certains, et même pas mal, j’en totalise assez, avec le temps qui m’est compté pour mes quatre enfants : comme si j’avais été régulièrement salariée pendant tout ce temps – alors que j’ai vécu seulement de jobs précaires et divers et de droits d’auteur, mais toujours gagnant ma vie.

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photos Alina Reyes

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Le lac, la forme, le fond

Le temps de lire. Les paradis réels.

Je reposte cette note d’il y a deux ans en y ajoutant cette photo de paradis, l’un de tous mes paradis : primitivité et langue, amour et paix, dépouillement et esprit

l'oiseau bleu 2

29J’étais en train de lire (Les Poulpes, de Guérin – je m’en souviens) sur la petite plage éloignée et tranquille que nous appelions L’oiseau bleu, à Sanguinet dans les Landes, au temps où (avant d’écrire mon premier roman) nous y passions des journées entières, en petite tribu, nus sur le sable, sous les arbres, dans l’eau et sur l’eau (en planche à voile), et où j’écrivis aussi le texte qui suit :

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Sanguinet, le lac, par cinq mètres de fond. Losa : sur un hectare, des vestiges gallo-romains, éparpillés autour d’un fanum, petit temple en garluche, pierre ferrugineuse du pays. Un village occupé du début de l’ère chrétienne jusqu’à la fin du IIIème siècle.

De nombreuses céramiques, pièces de monnaie, bijoux, objets divers : poids de tisserands ou de pêcheurs, fusaïoles, mortiers, biberon, lampe à huile, ont été retrouvés sur le site. Des vases sigillés fabriqués à Montans, dans le Tarn, témoignent des échanges commerciaux dans la Gaule romaine. De très grandes jarres, encore incrustées de goudron, révèlent l’existence d’une industrie du goudron par distillation du bois – goudron qui, envoyé à Bordeaux, servait à l’industrie navale romaine.

L’emploi de ces grandes jarres s’est perpétué dans la région. Au début du siècle on en utilisait de semblables dans l’industrie de la résine. Avant la guerre, les lavandières de Sanguinet se servaient d’immenses cuviers, de forme similaire, sur les bords du lac.

A un kilomètre et demi environ au large de Losa, par sept mètres de fond, s’étend un site du deuxième âge du fer (480-450 ans avant J-C), dit de l’Estey du large. On y a trouvé les vestiges d’une double palissade en bois, autour des quelques restes d’un habitat : céramiques et jattes singulières, avec leurs anses intérieures permettant de les suspendre au-dessus du feu.

Je vois les planches qui filent sur l’eau, multicolores, les corps arqués contre la voile, dans la vitesse, la lumière, l’oubli de soi, la jouissance immédiate.

Je sais les cités englouties, plongées dans l’ombre, hantées par les brochets, les hôtes silencieux des eaux, et aussi, de temps en temps, des hommes en combinaison sombre, munis de masques et d’oxygène, pour ce monde où l’on ne respire pas comme là-haut.

Et le sentiment me vient que ce lac est un texte, dont la surface est la page, dont les mots sont des voiles où je peux m’accrocher et jouir dans le souffle des phrases. Et au fond… Au fond du texte sont des royaumes… Avant les recherches archéologiques, dans quelque nuit des temps, le bruit errait à Sanguinet qu’au fond du lac gisaient une ville et une statue d’or.

La science y a trouvé d’autres merveilles. La critique universitaire s’est attachée à l’importance de la forme du texte. Mais au fond, qu’est-ce que le fond ? N’est-ce pas bien davantage que le contenu du texte, maintenu dans les limites de la forme ? Que nous dit la surface, sinon qu’il est tellement grisant de s’y laisser glisser seulement parce qu’on ressent, en-deçà, une vertigineuse étrangeté ?

L’image du lac-texte, surgie par elle-même, s’évanouit aussi d’elle-même à la réflexion. On pourrait encore jouer sur la métaphore de l’eau et de la page miroirs. Mais ce qui m’intéresse, c’est le fond. Le fond, il me semble, englobe la forme, la surface, les bords, le texte tout entier. Le fond dépasse la volonté de celui qui écrit, le fond est celui qui écrit. Il l’est, très mystérieusement.