De la Pitié à la Mosquée (5). Prisonniers mentaux

call northside 777

affiche du film Call Northside 777, d’Henry Hathaway (1948)

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« A Rome par exemple, face à l’expansion fulgurante de la mendicité au XVIème siècle -essentiellement due à l’afflux de pèlerins- la papauté réagit en créant, en 1581, un hôpital qui fait office d’asile et de manufacture. Une gigantesque procession, symbole de la victoire remportée sur les mendiants, est alors organisée dans la Ville même. Les miséreux ont été arrêtés de force, rassemblés, mis à l’écart, concentrés. La mendicité est classée parmi les délits dès 1561. (…) La politique d’enfermement surgit donc de manière précoce, impulsée par l’Eglise, apparaissant comme la seule solution efficace pour endiguer le danger social que représente la mendicité et a fortiori le vagabondage. Aussi le modèle romain fait-il des émules, à Londres, à Hambourg, à Amsterdam, à Lyon en 1614. Puis à Paris en 1656 ; l’institution d’ailleurs s’agrandira à une vitesse stupéfiante, comportant très vite des asiles et hôpitaux spécialisés peuplés par plus de 10 000 internés. (…) A Paris lieutenants de police et archers de l’Hôpital Général traquent mendiants et vagabonds, au nom d’une monarchie qui désire policer le corps social. A la fois asiles, couvents, manufactures et prisons, ces « microcosmes de la concentration » se veulent institutions de bienfaisance. La charité et le sentiment religieux sont pourtant bien loin de l’emporter. Tantôt le rôle correctionnel de l’établissement se renforce, comme à Bridewell, archétype de la maison de travail né à Londres en 1557, ou à Rasphuis, maison de redressement hollandaise, ancêtre de la prison moderne selon Foucault ; tantôt son caractère carcéral se trouve accentué, on y enferme pauvres et jeunes délinquants. Au XVIIIème siècle, en France, la mendicité est partout considérée comme un délit et les dépôts de mendicité deviennent en cette fin de siècle des lieux d’internement aussi bien de vagabonds que de mendiants valides ou tout simplement de pauvres. Cette multifonctionnalité des établissements reste finalement assez troublante : elle ne renvoie visiblement pas à une politique d’assistance des pauvres (la fonction répressive ressort bien plus), et la faune hétéroclite peuplant ces lieux prouve que le geste n’est pas univoque, autrement dit que les pauvres ne sont pas seuls à être raflés. (…) En isolant ainsi ce qui s’écarte de la norme sociale, les acteurs de l’enfermement suscitent l’Etranger, créent l’Autre. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la remarque de Foucault :

« l’histoire de ce procès de bannissement est l’archéologie d’une aliénation ».

L’Age classique invente la Déraison par le biais d’un processus de marginalisation. » Arnaud Fossier, « Le grand renfermement », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne]

Notre société n’est pas celle du spectacle, mais celle de  surveillance, disait Foucault. Cet état de fait, de plus en plus évident, a une histoire, dont on pourrait quasiment voir l’incarnation dans l’église Saint-Louis de la Salpêtrière, avec ses quatre nefs ordonnées autour de la chapelle centrale pour pouvoir mieux trier les populations assistant aux offices, et dirait-on, les surveiller – cette disposition ne rappelle-t-elle pas l’architecture carcérale inventée plus tard sous le nom de panoptique ? En ce dix-septième siècle qui voit l’invention de l’Hôpital Général, tout à la fois ébauche des camps de travail, des camps de concentration, camps de redressement et autres goulags, comme le rappelle Camille Boulenguer, « pour l’Église Catholique comme pour les pays protestants, l’internement représente le modèle autoritaire, le mythe du bonheur social. La police devient un équivalent civil de la religion. » L’ordre bourgeois qui a peur de la liberté, que son regard transforme en « chaos » et « folie », s’entendra par cette alliance morbide de la police et des institutions religieuses à mater toute singularité. Le Tartuffe de Molière, qui dénonçait les dévôts de la Compagnie du Saint-Sacrement, fondatrice de l’Hôpital Général, devra souffrir la censure. Mais quoiqu’aient pu en penser les faux ou vrais dévôts, ce n’était pas Molière, le baladin, qui faisait le mal. Ce mal qui, faisant son chemin, saura plus tard s’exercer sous forme d’internement social, beaucoup plus discret et tout aussi efficace, aux murs dématérialisés mais bâtis de surveillance, occultation, pression en réseaux, traque et isolement par insinuation ou calomnie, désinformation, mensonge, mainmise sur les âmes, et sur telle ou telle âme par barrages solides sur les moyens de vie et les perspectives de développement, dans une architecture panoptique mentale inversée, où celui qui est au centre n’est plus le surveillant de ceux qui sont emprisonnés tout autour, mais leur surveillé. Et ce qui doit se révéler à la fin, c’est que les prisonniers réels sont ceux-là, les surveilleurs, prisonniers de leur volonté de surveillance, qui jamais ne parvient à posséder leur(s) surveillé(s) mais les possède eux-mêmes et les maintient hors de la vie libre, gratuite et pleine.

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à suivre

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Charcot, son hystérie et la singesque comédie

 

J’aime aller à la Salpêtrière, cela me rappelle Lourdes. J’y trouve ce que j’aime : la lumière, et l’inconnu. La douce et violente énigme des relations brisées entre le corps et l’esprit. Et la compétition entre la médecine du monde et la médecine de Dieu pour les réparer.

À Lourdes nous avons une grotte de l’Apparition et un vaste sanctuaire à ciel ouvert, face à un château fermé, comme dirait Mandiargues, face au Château, comme dirait Kafka, forteresse selon la loi du monde, plantée sévèrement au-dessus du théâtre des opérations divines.

À la Pitié-Salpêtrière, nous avons le plus grand hôpital d’Europe, et même du monde en termes d’actes, où fut réussie la première greffe cardiaque européenne, où fut découvert le virus du sida, royaume de la science et de la recherche médicale, étendu sous le ciel autour d’une étrange église octogonale, à la fois impressionnant et humble témoin d’une survivance de Dieu au milieu de la modernité la plus pointue.

Et à la Salpêtrière comme à Lourdes, une même présence, celle de la souffrance humaine, et une même manifestation, celle de la miséricorde, qu’elle oeuvre via le personnel soignant ou via le Christ en sa maison.

 

 

La Pitié-Salpêtrière s’appela d’abord Notre-Dame de la Pitié, établissement dédié au « grand renfermement » des mendiants, des pauvres, des fous, et en particulier des folles. Au fil d’une histoire chargée d’atrocités, l’enfermement évolua pourtant peu à peu vers le soin. Au dix-neuvième siècle, Charcot y inventa le traitement de l’hystérie par l’hypnose. Fameux spectacle, où l’on accourait parfois de loin, tel Freud qui fut l’élève du maître pendant six mois.

Ah ces femmes qui se pâmaient et se contorsionnaient, à moitiés dévêtues et décoiffées, inconscientes et manipulables à merci, devant des parterres d’hommes engoncés jusqu’à la gorge dans leurs costumes de savants ! D’où venait le fantasme en vérité, de quelle hystérie ? Certes à cette époque l’hystérie ne s’expliquait plus, comme auparavant durant des siècles, par les « vieux mythes des déplacements utérins », comme dit Foucault (Histoire de la folie), citant par exemple un livre de Liebaud paru en 1609, selon lequel la matrice se meut librement dans le corps de la femme, « pour être plus à l’aise ; non qu’elle fasse cela par prudence, commandement ou stimule animal, mais par un instinct naturel, pour conserver la santé et avoir la jouissance de quelque chose de délectable. » Et encore : « Ces mouvements sont divers à savoir ascente, descente, convulsions, vagabond, procidence. Elle monte au foie, rate, diaphragme, estomac, poitrine, coeur, poumon, gosier et tête. »

 

 

Même si la fantasmagorie de ces messieurs avait alors changé de forme, les malheureuses de la Salpêtrière se plièrent donc à leurs désirs, se laissant entraîner dans une catalepsie artificielle pour leur donner le spectacle qui les remplirait tout à la fois d’une aise secrète et du sentiment de leur indépassable supériorité. Mais avaient-ils songé à lire Hegel ? « Car, si la connaissance est l’instrument pour maîtriser l’essence absolue, il vient de suite à l’esprit que l’application d’un instrument à une chose ne la laisse pas telle qu’elle est pour soi, mais y introduit une mise en forme et une altération. (…) nous faisons usage d’un moyen qui produit immédiatement le contraire de son but. » (Phénoménologie de l’esprit)

Il en va autrement de nos jours à la Salpêtrière, mais en soi, dans le monde, les choses ont-elles vraiment changé ? Le monde et ses savants comme ses ignares ne sont-ils pas toujours sous l’empire de leurs fantasmes, déguisés en savoirs ? Il est une autre façon d’entrer en catalepsie : en se laissant happer par l’Invisible à l’oraison, ce ne sont plus des âmes humaines faussées qui tentent de se saisir de notre être, mais la Vérité qui se donne tout entière à nous, directe et pleine d’amour.

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Le tableau d’André Brouillet et la photo d’Albert Londe proviennent du site baillement.com

voir aussi Charcot et l’école de la Salpêtrière

et mes articles liés au mot-clef Pitié-Salpêtrière

 

Ce monde qui veut priver les pauvres de leur Pauvreté

Mikhaïl Nesterov, La vision du jeune Bartholomée

 

« La Renaissance a dépouillé la misère de sa positivité mystique. Et cela par un double mouvement de pensée qui ôte à la Pauvreté son sens absolu et à la Charité la valeur qu’elle détient de cette Pauvreté secourue. (…)

Désormais, la misère n’est plus prise dans une dialectique de l’humiliation et de la gloire ; mais dans un certain rapport du désordre à l’ordre qui l’enferme dans la culpabilité. Elle qui, déjà, depuis Luther et Calvin, portait les marques d’un châtiment intemporel, va devenir dans le monde de la charité étatisée, complaisance à soi-même et faute contre la bonne marche de l’État. Elle glisse d’une expérience religieuse qui la sanctifie, à une conception morale qui la condamne. Les grandes maisons d’internement se rencontrent au terme de cette évolution : laïcisation de la charité, sans doute ; mais obscurément aussi châtiment moral de la misère. (…)

On a l’habitude de dire que le fou du Moyen Âge était considéré comme un personnage sacré, parce que possédé. Rien n’est plus faux. S’il était sacré, c’est avant tout que, pour la charité médiévale, il participait aux pouvoirs obscurs de la misère. Plus qu’un autre, peut-être, il l’exaltait. Ne lui faisait-on pas porter, tondu dans les cheveux, le signe de la croix ? C’est sous ce signe que Tristan s’est présenté pour la dernière fois en Cornouailles – sachant bien qu’il avait ainsi droit à la même hospitalité que tous les misérables ; et, pèlerin de l’insensé, avec le bâton pendu à son cou, et cette marque du croisé découpée sur le crâne, il était sûr d’entrer dans le château du roi Marc (…)

L’hospitalité qui l’accueille va devenir, dans une nouvelle équivoque, la mesure d’assainissement qui le met hors circuit. Il erre, en effet ; mais il n’est plus sur le chemin d’un étrange pèlerinage ; il trouble l’ordonnance de l’espace social. Déchue des droits de la misère et dépouillée de sa gloire, la folie, avec la pauvreté et l’oisiveté, apparaît désormais, tout sèchement, dans la dialectique immanente des États. »

Michel Foucault, Histoire de la folie, « Le grand renfermement »

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« Cependant, au début du XVIIe siècle… en haut de l’actuelle rue Cuvier, se construit, sur l’emplacement d’un jeu de paume désaffecté, un établissement créé en 1612 par édit de Marie de Médicis, régente du royaume,… dont le nom est tout un programme : « Notre-Dame de la Pitié ». (…)
Cet établissement fut d’abord affecté au « renfermement » des mendiants, car depuis longtemps, et malgré la création du « Grand Bureau des Pauvres » par François 1er, le décret de 1525 les menaçant de pendaison, la condamnation du Parlement de 1552 les vouant, enchaînés par deux, au curage des égouts, l’interdiction de 1554 de chanter dans les rues sous peine de mort, l’édit de Charles IX leur promettant les galères, celui d’Henri III les astreignant à l’asile de fous, les mendiants continuaient à envahir Paris comme les mouches les ruisseaux de ses ruelles.
Ne cherchez pas de vestiges de cette première « Pitié », ni sur un plan, ni sur le terrain car elle a été remplacée, depuis trois quarts de siècle, par la mosquée de Paris. »

Maximilien Vessier, La Pitié-Salpêtrière

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