La postérité spirituelle de Joachim de Flore, par Henri de Lubac. 17) Obscurantisme ?

un malade à la chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière. Photo Alina Reyes

 

Avant de reprendre notre lecture de Sorokine, il est intéressant de poursuivre celle d’Henri de Lubac, qui maintenant aborde Michelet : nous verrons que les deux ne sont pas sans lien, et comment une certaine pulsion destructrice du christianisme perdure sourdement à travers l’histoire.

« De tous les joachimites que nous passons en revue à travers huit siècles, écrit Lubac, Michelet est peut-être le plus ardent, le plus explicite, le plus abondant, le plus original aussi. Il est même le plus constant, car s’il a beaucoup varié dans les applications, il est demeuré fidèle, au long d’une cinquantaine d’années, au schème des trois âges et à l’idée d’un règne de l’Esprit. » (t.2, p.189)

Dans sa préface de 1869 à son Histoire de France, Michelet écrit :
« Je refis la vie de l’Église chrétienne, j’énonçai sans détour la sentence de sa mort prochaine, j’en étais attendri… Conclure que je suis catholique ! quoi de plus insensé ! Le croyant ne dit pas cet office des morts sur un agonisant qu’il croit éternel. » (cité p.192)

« Il est bien vrai que malgré de nombreux retours nostalgiques, dit Lubac, il s’achemine « d’une sympathie diffuse pour certains aspects du christianisme à une hostilité déclarée pour son essence »[Gaulmier]. Après avoir été le libre interprète de Jésus, l’Esprit va de plus en plus devenir son antagoniste. » (p.198)

« Dès 1841, poursuit Lubac, le cours sur la Renaissance avait chanté le triomphe de la vie sur les doctrines de mort [la tradition judéo-chrétienne]. Désormais Michelet répudie ouvertement son histoire du moyen âge, comme trop favorable à cette période obscurantiste. » (p.202)

« Tout cela ne le fait pas renoncer à son mythe de l’Évangile éternel, mais se traduit par une opposition toujours plus accentuée du Fils et de l’Esprit et par la substitution radicale du second au premier. « Combat éternel du Fils et du Saint-Esprit », notait-il dans son Journal le 3 mai 1842. Ce n’est même plus assez dire. Il faut que l’œuvre du Christ soit écrasée, qu’il n’en reste même plus une poignée de cendre, pour que l’Esprit seul triomphe. 5 juillet 1843 : « J’entre dans la Renaissance… Il était grand temps que je prisse nettement parti, contre le parti de la mort ». Reprenons cette émouvante méditation de Michelet sur la mort de son père, le 21 novembre 1846 : « Le monde fera-t-il son chemin en traduisant le christianisme, comme je l’avais cru d’abord, ou bien en le détruisant, comme je le vois aujourd’hui ? Personne n’a fait plus de vœux que moi pour une transformation douce et régulière qui laisserait subsister ce que la forme a d’innocent. Erreur et faiblesse. La vie nouvelle est plus exigeante : il lui faut l’immolation, la mort de ce qui l’a précédée. » (p. 203)

« Idéal de la Renaissance, idéal de notre temps », commente Henri de Lubac : selon Michelet un « miracle, contraire à l’Évangile » du Christ. (p. 209) « De plus en plus, dans le rapport de l’homme à Dieu, il en vint à opposer le principe de la liberté humaine au « fatalisme mystique » dont il faisait de saint Augustin le fondateur et de Luther le sombre héraut moderne, heureusement contredit par Érasme dans « son formidable De liberio arbitrio » ; puis, en généralisant, il attaqua le « fatalisme chrétien » de la grâce, jusqu’à mettre la divinité dans le « libre esprit » de l’homme. » (p. 211)

Michelet, « monsieur Symbole » comme on le surnomma, finit par revenir de son « grand rêve » après la « catastrophe », dit Lubac, de 1870.  Alors « le déroulement du siècle lui paraît se faire en sens inverse de ce qui avait été longtemps son rêve éveillé : « Que vois-je au fond ? horreur : trois millions de morts pour commencer, de plus, 1815, 1870… Cette histoire toute matérielle pourrait se dire en trois mots : Socialisme, Militarisme et Industrialisme, trois choses qui s’engendrent et s’entredétruisent l’une l’autre… La concentration des sciences… amènera-t-elle à l’idée-mère d’où viendra l’univers nouveau ? Il n’y paraît pas jusqu’ici. » L’homme devient majeur, et cependant l’usine et la caserne ramènent la fatalité. Une dernière parole d’espoir aveugle ne remédie point à la tristesse du grand rêve éteint. » (p. 213)