« Nus devant les fantômes, Milena Jesenska et Franz Kafka » (1)

348771-gfCe livre est paru en 2000 aux Éditions 1, dans une collection dirigée par Stéphanie Chevrier. Il est toujours disponible en édition de poche J’ai lu. Je l’ai emprunté à la bibliothèque, ne l’ayant plus, afin de le retaper à l’ordinateur, n’ayant plus le fichier, trop ancien, pour le mettre un jour sur mon site. Je le donnerai en lecture ici au fur et à mesure de ma progression dans le travail, puis il sera retiré de ce Journal, comme sera bientôt retirée ma traduction, dans son premier état, de La chute de la maison Usher, que j’ai également donnée à lire au fur et à mesure de mon avancée dans le travail.

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Alina Reyes

Nus devant les fantômes

Milena Jesenska et Franz Kafka

 
À Ottla

 
Pour ma part, je suis certain qu’il n’y a plus rien à espérer de l’humain. (…) Le fantôme est découvert !
ALFRED KUBIN, Ma vie

 
Comprendre une mécanique qui vous écrase, démonter mentalement ses ressorts, envisager dans tous ses détails une situation apparemment désespérée, c’est une puissante source de sang-froid, de sérénité et de force d’âme. Rien n’est plus effrayant que l’absurde. En faisant la chasse aux fantômes, j’avais conscience d’aider un peu, moralement, les meilleures d’entre nous.
GERMAINE TILLION, Ravensbrück

 
Avertissement

Ce récit, librement inspiré de la vie de Milena Jesenska et Franz Kafka, comporte des citations extraites de leurs écrits et présentées au lecteur en italique.

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Ses yeux gris plongent dans le visage de Milena. Dans sa chair, comme s’ils allaient s’y noyer. Milena voit la peur gagner le regard de Franz, des deux mains elle presse doucement les bras de l’homme en perdition, pour l’aider à remonter, crever la surface, respirer.

Ils se tiennent accolés, debout, immobiles, et la ville autour d’eux se tait. Leurs corps se détendent, leurs mains desserrent l’étreinte. Ce n’était rien, rien du tout.

Maintenant Milena marche vers les collines. Franz la suit. Elle ne se retourne pas, mais c’est comme s’il était devant elle : sa chemise blanche, sa peau bronzée. Elle entend son souffle, respire son odeur. Une parole sort de la bouche de l’un, de l’autre, ensuite un rire, ils rient.

Ensemble. Pour la première fois Franz et Milena ne sont plus seulement des mots alignés sur le papier, ces longues lettres échangées au fil des mois pour se dire, s’appeler, s’aimer, se vouloir. Chacun de leurs pas en direction des collines est un mot, c’est leur marche qui écrit leur hâte – elle devant, lui derrière -, en une interminable phrase haletante, confuse, qui fond et s’efface à mesure qu’ils avancent dans la chaleur de l’été.

Sans se regarder, c’est bien vers leur amour qu’ils avancent, l’amour promis, et le sang de Milena Jesenska brûle pour le grand corps mince qu’elle sent dans son dos, et l’ombre de Franz Kafka, que le soleil allonge jusqu’aux pieds de la femme, mûrit, inconsciente, la lettre du retour : (…) T’aimant (et je t’aime, tête dure, comme la mer aime le menu gravier de ses profondeurs ; mon amour ne t’engloutit pas moins ; et puissé-je être aussi pour toi, avec la permission des cieux, ce qu’est le gravier pour la mer!) ; t’aimant, j’aime le monde entier ; ton épaule gauche en fait partie ; non, c’est le droite qui a été la première, et c’est pourquoi je l’embrasse s’il m’en prend fantaisie (et si tu as l’amabilité de la dégager un peu de ta blouse) ; ton autre épaule en fait aussi partie, et ton visage au-dessus du mien dans la forêt, et ton visage au-dessous du mien dans la forêt…

Et son corps au-dessous du mien, et son corps au-dessus du mien dans la forêt…

« La Lionne blanche », par Henning Mankell

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Milena Jesenska écrivait peu avant la Deuxième Guerre mondiale, en pleins ravages de l’antisémitisme, que les juifs en Europe n’étaient pas seulement les personnes de confession juive, mais aussi les Noirs, les Tsiganes, les pauvres, les femmes, les étrangers… Toutes catégories de personnes considérées comme ontologiquement inférieures. Je ne me rappelle plus de sa phrase exacte, peut-être écrivait-elle en fait que les Noirs n’étaient pas seulement les personnes qui avaient la peau sombre, mais les juifs, les femmes, les étrangers etc. Milena Jesenska n’était ni juive ni noire ni étrangère mais femme et résistante, et elle allait payer cela elle aussi, et mourir quelque temps plus tard au camp de Ravensbrück.

J’ai pensé à elle en terminant La Lionne blanche, le roman d’Henning Mankell mettant en scène son fameux inspecteur Wallander, en Suède, mais dont l’enjeu se noue en Afrique du Sud en 1992. Un groupe de Boers effrayés par la perspective de la fin de l’apartheid projette un attentat visant à empêcher la victoire de Mandela. Le roman est excellent, je le conseille et n’en dirai guère plus afin de ne pas en déflorer l’intrigue. Je dévoilerai seulement ce nœud central comme symbole de la situation : un Blanc des services secrets, œuvrant pour la perpétuation de l’ordre établi, tout en aimant secrètement une Noire, avec laquelle il a eu une fille. Cet homme s’imagine être aimé de cette femme, qu’il considère inconsciemment comme étant à son service, et de leur fille. Or la femme ne l’aime pas, ne peut pas l’aimer, et rapporte tout ce qu’elle peut savoir de ses activités à un groupe de résistants noirs afin de servir la cause des opprimés. Quant à sa fille, elle le hait. L’aveuglement du Blanc lui sera fatal.

Ainsi en est-il de la situation d’apartheid. Et de toute situation politique comparable, que le « Noir » soit un homme à la peau sombre ou bien un Palestinien, ou bien une femme dans la majorité des sociétés – et particulièrement dans les milieux religieux-, ou bien un pauvre ou un étranger dans les sociétés riches. Le cas de figure inventé par Mankell vaut pour tous ces cas, à l’échelle des peuples comme à celle des individus. L’oppression, même inconsciente ou cachée, ne peut que provoquer la lutte contre l’oppresseur, et grever l’avenir de la haine suscitée dans la génération suivante.

Henning Mankell, qui était en 2010 dans la flottille qui tenta de franchir le blocus de Gaza – opération, on s’en souvient, brutalement réprimée et qui fit neuf morts parmi les militants pacifiques – écrivit que l’intervention israélienne fut « hors la loi, du début à la fin ». Ainsi en est-il aussi de l’occupation, de la colonisation, de toute autre oppression, comme l’espionnage des citoyens. Il faudrait être moralement très pervers pour rappeler dans ces cas la parole évangélique selon laquelle le sabbat est fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat, et qu’il faut donc fuir l’ « insupportable » légalisme. Ou très aveugle. Je suis venu pour accomplir la loi, a dit au contraire Jésus. Comme tout prophète digne de ce nom. Mankell, à sa façon, fait son travail d’écrivain, qui est d’être aussi prophète, diseur de vérité – comme, parmi la multitude des faux prophètes, tout écrivain digne de ce nom. La vérité vainc, et nul homme ne peut déterminer son heure.

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