Fin de Partie, mise en scène de Jean-Claude Fall à La Manufacture
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Dans Fin de partie, quatre personnages sont en scène : Hamm, vieil impotent aveugle ; Clov, qu’il harcèle ; Nagg et Nell, les parents de Hamm, dans une poubelle. Après de longs renvois de mots, aussi inutiles que dérisoires, entre autres à propos d’un puce et d’un rat, la pièce se termine par un monologue de Hamm, entrecoupé de très nombreuses didascalies. Leur omniprésence et la brièveté des phrases composent un texte hoquetant, bégayant, n’allant de rien à rien, sinon d’un dévoilement (Hamm enlève ses lunettes, révélant des yeux qui ne voient pas) à un voilement (mouchoir sur son visage, et RIDEAU).
Sur deux pages, le monologue contient vingt-six fois la didascalie Un temps. Comme en musique, libre à l’interprète de régler la durée des temps indiqués. Ils hachent la parole, la menacent d’envahissement, de destruction. Les gestes du personnage concourent à ce travail de sape. Enlever ses lunettes, sortir ses lunettes. Sortir son mouchoir, remballer son mouchoir (un mouchoir dont l’importance n’est pas sans rappeler un autre mouchoir célèbre du répertoire, celui du Tartuffe). Lever le sifflet, lâcher le sifflet. Arracher le sifflet, jeter le sifflet. Autant de gestes auxquels la parole se joint, les redoublant, accentuant leur caractère dérisoire. Jusqu’au moment final où un geste enfin s’accomplit : le mouchoir posé sur le visage de Hamm et le rideau se refermant : la mort.
Le monologue de Hamm comporte des adresses qui restent sans réponse, participant à cet anéantissement du sens suggéré par la perte du temps, la perte de temps, la ratiocination. « J’appelle » dit-il, mais on ne sait qui. Puis il s’adresse à un tu qui semble ne pouvoir être que lui-même. Loin de se déployer vers autrui, la parole s’involue, se replie. Il appelle Père et Clov, avec insistance, en vain. Inexorablement, l’aphasie gagne, jusqu’au moment où la parole est définitivement coupée : « N’en parlons plus (…) Ne parlons plus. » Ne reste que le linge, drap mortuaire. Le texte prend fin avec le tissu : le fil fragile de la parole rompu, ne reste que celui de la matière, qui se tient encore même si elle est appelée au pourrissement, et qui sert à clore l’histoire et l’être qui l’a vécue. « Instants nuls, toujours nuls, mais qui font le compte »… le compte de « cent mille derniers quarts d’heure », d’une vie vécue pour-la-mort (comme dans la philosophie de Heidegger).
Clov et Hamm, « clou » et « marteau » (ou « jambon ») ? Père et « serviteur souffrant », comme dit la Bible ? Plusieurs indices permettent aussi de lire dans le texte une parodie du christianisme : les thèmes de l’aveugle (ici non guéri) ; du mouchoir sur le visage tel un linge de Véronique (ici sans impression) ; de la prière et de la descente ; de la dialectique entre rapetisser et grandir (selon le mot de Jean le Baptiste par rapport au Christ).
C’est Clov qui avait le premier pris la parole au début de la pièce, par ces mots prononcés avec « regard fixe, voix blanche » : « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir ». Un peu après, Hamm s’était réveillé sous son mouchoir. Première résurrection d’un mort, finalement condamné ? Mais il ne s’agit que d’une « fin de partie » et comme chez Kafka la mort ne suffit pas à tout nettoyer : « C’était comme si la honte dût lui survivre », écrit-il de Joseph K. à la fin du Procès. Quelques années plus tard, Beckett écrira un petit film de 17 mn intitulé Film, avec Buster Keaton dans le rôle [le film a été supprimé des plateformes de vidéo mais on peut encore le voir ici, malheureusement entrecoupé de publicités]. Film muet (l’aphasie a gagné) où tout est question de regard, de stigmatisation et de honte. Une sorte de prophétie sur la « société du spectacle », ce monde de la didascalie envahissante, où la communication, la com’, prend le pas sur le sens, sur la parole sensée. De cette société insensée, inique et stupide, Beckett, grâce au théâtre, nous purifie.
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(Retranscription de mes notes pour un commentaire de texte donné lors d’un oral de l’agrégation, au cours duquel j’ai notamment mentionné aussi la bouffonnerie de la scène)
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