Écriture et dessin

jocondeLes foules se pressent sans discontinuer au musée du Louvre devant la Joconde. Les années, les siècles n’effacent pas la fascination exercée par le chef-d’œuvre de Léonard de Vinci. Des vidéastes l’animent, son visage est décliné à l’infini selon toutes les variantes de la fantaisie autorisées par les techniques plastiques traditionnelles et plus encore par les logiciels de l’univers numérique. Le dessin, la peinture de Mona Lisa, contredisent-ils le jugement de Gustave Flaubert sur l’illustration picturale, tel qu’il l’exprima dans une lettre du 12 juin 1862 à Ernest Duplan ? « Jamais, moi vivant, on ne m’illustrera », écrivait-il, « parce que la plus belle description littéraire est dévorée par le plus piètre dessin. Du moment qu’un type est fixé par le cryon, il perd ce caractère de généralité, cette concordance avec mille objets connus qui font dire au lecteur : “J’ai vu cela” ou “Cela doit être”. Une femme dessinée ressemble à une femme, voilà tout. L’idée est dès lors fermée, complète, et toutes les phrases sont inutiles, tandis qu’une femme écrite fait rêver à mille femmes. Donc, ceci étant une question d’esthétique, je refuse formellement toute espèce d’illustration. » L’insistance donnée au dessin comme illustration dans cette citation nous oblige à préciser la question. Ce n’est pas le dessin qu’il refuse, mais le dessin comme illustration : car même médiocre, il fixe des traits que la description littéraire ne donne pas en représentation, mais offre à se représenter. Là où l’écriture ouvre l’imagination du lecteur, selon Flaubert, le dessin la ferme : d’un côté une image à composer en propre, de l’autre, une image toute faite. Quelles esthétiques, pour reprendre le mot du romancier, sont-elles en jeu dans l’opposition faite ici de ces deux arts ? C’est à cette question que nous essaierons d’apporter quelques éléments de réponse. Nous nous intéresserons d’abord au rapport entre l’auteur et son personnage, nous demandant en quoi il ouvre une liberté pour lui comme pour le lecteur. Puis nous nous pencherons plus particulièrement sur la question de l’image, mentale ou dessinée, pour constater que des ponts entre écriture et dessin ont constamment été jetés au cours de l’histoire de l’humanité. Enfin nous ouvrirons le sujet à la question de la place de la femme dans l’art, comme personnage, comme Autre, comme représentation de l’inconscient qui se cherche et peut se dire par divers traits, diverses formes de traits.

 

« Madame Bovary, c’est moi. » Le mot bien connu de Flaubert constitue une remarque fort intéressante, notamment en regard de cette autre remarque faite dans sa lettre à Duplan : « une femme écrite fait rêver à mille femmes ». Faut-il en conclure que Gustave Flaubert, c’est mille femmes ? Et que si Don Juan a depuis des siècles revendiqué sur toutes les scènes du monde mille et trois femmes, c’est qu’il est lui-même ces mille femmes au moins, et que Don Juan aux milles visages de femmes, c’est aussi Molière, Da Ponte, tous ses auteurs et librettistes ? La question de la littérature est posée d’emblée dans ce rapport entre l’être écrivant, l’être de fiction et l’être lisant. Il est remarquable que Flaubert ne dise pas qu’il refuse que ses personnages soient illustrés, mais qu’il « refuse formellement » d’être illustré lui-même : « Jamais, moi vivant, on ne m’illustrera. » Baudelaire qui disait ne pas aimer la photographie, se fit pourtant portraiturer avec talent, notamment par Carjat. Mais le rejet de Flaubert est plus profond : c’est surtout à travers ses personnages qu’il refuse d’être représenté. Essayons de comprendre un peu ce que cela signifie.

Qu’est-ce qu’un personnage pour un auteur ? « Une femme dessinée ressemble à une femme, voilà tout », dit Flaubert. Il ne veut donc pas ressembler à ce que Nietzsche appellerait un « humain, trop humain ». Zarathoustra était le surhomme de Nietzsche. Illustré d’animaux par l’écriture, c’est une puissance sauvage, mue à la fois par l’instinct (dont Nietzsche disait qu’il est la plus intelligente des intelligences) et un haut raffinement intellectuel. Une puissance poétique, comme la forme du livre dans lequel elle s’exerce et se développe. Il est également possible d’interpréter Don Juan comme une forme avant l’heure du surhomme de Molière. Un être absolument libre – dût-il payer cette liberté par quelque condamnation sociale qui peut toucher le personnage et même la personne de l’auteur. Les personnages de ghéâtre antique étaient comme dans les mythes condamnés par leur hubris, leur désobéissance volontaire ou involontaire aux dieux. Si l’on suit Camus et son interprétation du mythe de Sisyphe, il pouvait s’agir là d’une résistance au fatum et même d’un humanisme. Œdipe (dans Œdipe roi et Œdipe à Colone de Sophocle) finit aveuglé, Dom Juan finit avalé par le gouffre, Madame Bovary finit empoisonnée… Molière est victime de la cabale des dévots, Nietzsche sombre dans la folie, Rimbaud qui était lui-même son personnage finit amputé, mourant dans sa jeunesse. Il serait aisé de multiplier les exemples où la malédiction s’abat sur les personnages comme la persécution ou l’incompréhension sur les auteurs. Quelle est donc la place de la liberté revendiquée par Flaubert à travers l’écriture ?

Le romancier oppose dans sa lettre l’unicité de l’image donnée par le dessin à la multiplicité des représentations autorisées par l’écrit. C’est contre une restriction de lecture qu’il s’élève. Quand il vante le « caractère de généralité » de la description littéraire, il s’agit d’une généralité extensive, comprenant « mille objets » aussi bien que « mille femmes ». Loin d’être une généralisation, c’est un universalisme. « L’universel, c’est le local moins les murs », écrivait Miguel Torga. L’écriture crée des tableaux et des personnages sans murs au sens où, pour exister, ils doivent être recréés par chaque lecteur. Le lecteur fait le personnage, la situation, le livre, « à son image », pourrait-on dire en paraphrasant la Genèse où Dieu fait l’homme : « homme et femme, à son image il le fit ». L’auteur par l’écriture octroie au lecteur la même liberté, ou une liberté comparable à celle qu’il s’est donnée. À partir de sa propre existence, de ses propres « objets connus », le lecteur, chaque lecteur, se projette à travers le texte dans son propre univers. L’auteur lui ouvre les portes d’un monde qui était en lui mais qu’il ne connaissait pas encore, ou qu’il avait vu mais confusément. le déploiement des « phrases » dont parle Flaubert, grâce à leur multiplicité sémantique, elle-même multipliée par la multiplicité sémantique et évocatoire de chaque mot, opère comme l’ouverture des rideaux d’un théâtre intérieur à la fois universel et éminemment personnel.

 

Une madeleine est à l’origine de À la recherche du temps perdu. Le mot n’est-il pas comme le parfum de la chose ? L’écrire ou le voir écrit, c’est susciter une image qui à son tour entraîne l’apparition de mille et mille autres images. Comme l’écrivait Victor Hugo dans son Voyage aux Pyrénées devant l’énorme trou du cirque de Gavarnie : « Une goutte d’eau a fait cela. » Une toute petite évocation, une simple image mentale peut suffire, comme pour Proust, à ouvrir et dégager un immense espace, à y faire la lumière. Mais si l’image évoquée par un mot peut le faire, pourquoi l’image dessinée ne le pourrait-elle pas ? « Ceci n’est pas une pipe », a écrit René Magritte sur un dessin de pipe. N’est-ce pas une façon de dire que le dessin, lui non plus, n’est pas la chose, mais son évocation, son parfum ? La pipe du tableau n’évoque-t-elle pas en chaque personne qui la voit des impressions, des souvenirs, des réflexions différentes ? N’est-elle pas aussi à l’origine de mille et mille pipes ? Et la pipe de Gauguin peinte sur la chaise de Gauguin par Van Gogh n’ouvre-t-elle pas aussi à mille et mille autres représentations ? L’histoire de l’art montre que l’écriture et le dessin sont en fait deux branches d’un même arbre, celui de la représentation et de l’expression symboliques.

À l’aube de l’humanité, au paléolithique, les êtres humains se sont distingués en commençant par dessiner. Comme nous le faisons pour l’art de toutes les époques, nous avons tendance à séparer leur art entre abstraction et figuration. Cependant, en figurant de façon fort réaliste une pipe dont il nous dit par l’écriture qu’elle n’est pas une pipe, l’artiste tend, lui, à nous mettre en garde contre des classifications abusives. Un aurochs peint sur la paroi d’une grotte est certainement tout aussi symbolique et ni plus ni moins abstrait que les séries de points et de traits qui l’accompagnent. Dans le christianisme orthodoxe, les peintres d’icônes sont dits non pas peindre ni dessiner, mais écrire des icônes. Lesquelles associent des signes (dont des lettres) et des dessins, comme le faisait l’art pariétal de nos ancêtres, ou, de nos jours, les graffeurs et autres artistes d’art urbain. L’essentiel est de faire signe, de faire appel à ce qui est humain en l’homme, à sa capacité à réfléchir, interpréter, lire, et ce faisant, ouvrir le champ, même dans des espaces aussi confinés que des grottes, des villes pleines d’immeubles, des musées. Même dans l’espace étroit de chaque existence humaine.

La littérature et le dessin existent par eux-mêmes, indépendamment l’un de l’autre, mais l’histoire n’a cessé de jeter des ponts entre eux, et même entre la « description littéraire » et son « illustration ». Peut-être Flaubert serait-il courroucé de voir les films qui ont été tirés de ses œuvres, comme de celles d’une multitude de romanciers. Et si le cinéma peut donner des chefs-d’œuvre comme des adaptations médiocres, révéler au grand public les grands romans ou même, parfois, transformer des livres mineurs en films majeurs, même les plus cinéphiles seront en général d’accord qu’il vaut mieux avoir lu une œuvre avant de voir le film qui en a été tiré, ou bien qu’on peut éprouver un sentiment de perte ou de dépossession en assistant à une autre représentation que celle qu’on s’était forgée intérieurement à la lecture du roman. Cet inconvénient, dont il ne faut pas nier la force, est pourtant plus faible dans le cas des adaptations théâtrales ou même des adaptations en bandes dessinées – comme il s’en fait de plus en plus, à l’instar de celle du Voyage au bout de la nuit de Céline par Tardi. Pour ce qui est du théâtre, il est depuis l’Antiquité lié à la littérature. Il s’agit d’un texte écrit pour être mis en scène. Cette convention est bien intégrée et profite aux adaptations e textes non écrits pour le théâtre. C’est un spectacle vivant, éphémère, et s’il reste en mémoire c’est sans s’imposer à la rétine comme les films projetés sur écran. Même une adaptation complètement libre et délirante de L’Idiot de Dostoïevski par Vincent Macaigne, par exemple, est bien acceptée parce qu’elle ne semble pas défaire la représentation intérieure de chacun, elle ne semble pas malgré ses excès la dévorer, pour reprendre le terme de Flaubet, mais y ajouter. Et il en va de même pour la bande dessinée ou pour le film d’animation, où le symbolisme du dessin, du trait, loin de donner corps aux personnages comme le corps des acteurs fixés sur l’écran, permet l’échappatoire vers l’imaginaire et la projection de chaque lecteur ou spectateur vers des objets connus de lui seul.

 

Meisje_met_de_parel« Une femme écrite fait rêver à mille femmes », dit Flaubert. Nous l’avons évoqué, une femme peinte, telle la Joconde, peut elle aussi faire rêver à mille femmes. Et dans un autre registre, quoique tout aussi populaire, une femme dessinée, telle la Mary Poppins de Walt Disney, peut aussi évoquer mille autres femmes, de même qu’Emma Bovary évoque encore un autre type de mille femmes. Contrairement à Mona Lisa ou à d’autres célèbres figures de femmes peintes dont on ignore tout ou à peu près tout, Mary Poppins et Emma Bovary sont soutenues par un récit, une histoire. Mais il arrive aussi que ce soient des femmes peintes, comme la Jeune fille à la perle de Vermeer, qui inspirent des livres, des histoires, des films. Ou bien que des femmes réelles inspirent des statues, comme les reines du jardin du Luxembourg à Paris. Tous les cas de figure sont possibles, les passages et les échanges se font dans tous les sens. Dans le théâtre antique, les personnages portaient des masques : on sait que telle est l’origine du mot personnage (du latin persona, masque). Dans les échanges entre l’art et la vie, le réel et sa représentation, tout devient personnage, même les animaux (dans Le Roman de Renart, dans les fables d’Ésope ou de La Fontaine, dans les contes de Perrault comme dans ceux de toutes les traditions), et aussi des monstres, des chimères nées de l’imagination d’auteurs ou de dessinateurs. C’est que le personnage, ce masque qui renvoie chacun à son propre imaginaire, est aussi chargé d’incarner l’Autre.

« Je suis l’autre », écrivait Gérard de Nerval. Et Rimbaud : « Je est un autre ». Telle est l’expérience que nous faisons dans l’écriture, dans la lecture. C’est pourquoi Flaubert dit : « Madame Bovary, c’est moi ». Dans l’une des nouvelles de Julio Cortazar, le narrateur finit par s’identifier à un axolotl. Dans La Chute de la Maison Usher d’Edgar Poe, Roderick fait corps avec sa sœur Emeline comme la vie avec la mort. L’Autre est porteur de tout ce qu’on est et de tout ce qu’on n’est pas, c’est pourquoi il peut devenir secrètement sacré, au point de ne pouvoir parfois supporter la représentation, ou qu’une représentation absolument stylisée, symbolisée – comme dans beaucoup de religions ou dans l’esprit de Flaubert.

L’art et la littérature étant très majoritairement le fait des hommes – encore aujourd’hui, même si les femmes commencent à pouvoir y prendre leur place – il n’est pas étonnant que la figure de l’Autre y soit souvent portée par celle d’une femme. Les mille femmes en fait non saisies de Don Juan, les mille femmes imaginaires de Flaubert, la femme interdite (comme l’Ondine de Giraudoux) et fantomatique d’Edgar Poe, sont autant de fantasmagories autour de la séparation des sexes. Au début de Nadja, André Breton évoque l’adage selon lequel « dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es ». En ouvrant délibérément, à la suite de Freud, la littérature à l’inconscient, il révèle que, de même que l’on peut dire de tel dessin de pipe « ceci n’est pas une pipe », on pourrait dire de Madame Bovary comme de La Princesse de Clèves, d’Anna Karénine ou de Nadja : ceci n’est pas une femme. Car même les femmes qui écrivent sur les femmes, comme Madame de Lafayette ou de nos jours Annie Ernaux, Virginie Despentes ou Christine Angot, écrivent en fait moins sur les femmes que sur les représentations des femmes dans leur société. Marie de France dans son Lai du Chèvrefeuille peint Yseut parce qu’il s’agit alors d’un type, d’un archétype, comme Madame Bovary est l’archétype de l’adultère ou Don Quichotte celui du fou. L’adultère et le fou ayant en commun la rêverie, le rêve, le désir de sortir de l’ordinaire de l’  « humain, trop humain », que l’on assouvit si bien par la littérature.

 

Nous avons tous en esprit les images d’Ulysse sur des vases grecs, de Gavroche par Hugo, du Chevalier et de la Mort par Dürer, du Christ au visage aussi changeant que les temps par maints artistes, de Don Quichotte par Picasso, de Marilyn Monroe par Andy Warhol… Autant de personnages, autant d’icônes au sens où nous l’avons montré. Il est remarquable que le mot icône, qui se conjugue avec le verbe écrire, désigne aussi bien la chose (le personnage) que sa représentation, le dessin qui en est fait, soit au sens premier et matériel, soit au sens second, dans les esprits. Si le dessin et l’écriture ne sont pas interchangeables, si l’écriture s’illustre suffisamment en elle-même et par elle-même pour pouvoir se passer d’autres illustrations, ces dernières, qu’on pense au dessin, aux arts de l’image ou à la musique, ne lui sont pas nécessairement néfastes. Des poètes comme Ronsard ont souhaité que leurs textes soient accompagnés par la musique, d’autres comme Henri Michaux ou Gao Xingjian ont été ou sont eux-mêmes dessinateurs autant qu’auteurs de littérature. Le regard intérieur, celui de l’esprit, et le regard extérieur, celui des yeux, peuvent se marier admirablement et ouvrir l’art et la pensée à de nouvelles formes, de nouvelles perspectives. Comme en toutes choses, il y faut seulement beaucoup d’honnêteté et de respect.

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Ce texte est celui de ma dissertation au concours du CAPES. Il a été noté 17/20, preuve qu’il est plus académique que mes dissertations à l’Agrégation (cf mot-clé agrégation de Lettres modernes où se trouvent déjà les retranscriptions de mes oraux, mes dissertations de l’année précédente, et où je vais ajouter bientôt mes dissertations de cette année)

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