Fatale hypocrisie. Les à-l’abri et leur honteuse rhétorique

L’un de mes fils, étudiant, est allé à la journée organisée par le CROUS pour les jobs d’été. Une énorme file d’attente s’étendait largement sur le boulevard. Il y a vu, me dit-il, des étudiants munis de CV, mais aussi des gens d’âge mûr avec des papiers de Pôle Emploi. Voilà la réalité du terrain. Le chômage s’étend, le temps des expulsions locatives est revenu, nous croiserons de plus en plus de personnes à la rue et nous pourrons nous demander à quand notre tour. Le président conte fleurette, le premier ministre joue du menton avec les petites gens, le maire de Paris songe à embellir à grand frais les places de la capitale, les riches s’enivrent de toujours plus de richesses, le peuple trinque et souffre.

C’est dans ce contexte qu’un éditorialiste du magazine catholique La Vie, Jean-Claude Guillebaud, dénonce… l’innocence. « Il faut se méfier de l’innocence », dit-il. Quel scandale. Cette phrase est une phrase de serpent. C’est avec de telles phrases que des millions d’enfants ont été abusés par des adultes, physiquement ou psychologiquement. C’est avec une telle conception de l’homme que l’Église est devenue de plus en plus gangrenée par la corruption des cœurs et des esprits. Se méfier de l’innocence, c’est ne pas croire en Dieu, c’est secrètement haïr Dieu et aimer, en guise de Dieu, le mal. Spirituellement cette phrase est maléfique. Et comme tout ce qui est maléfique spirituellement, politiquement elle est empoisonnée aussi.

Son discours retors commence par prétendre qu’aujourd’hui on veut déculpabiliser l’argent et le mensonge, pour ensuite conclure en substance qu’il n’y a ni innocents ni coupables, que le mal est en chacun de nous et que c’est là que nous devons le chercher, plutôt que de nous en prendre à des causes extérieures ou à certaines personnes. Discours mensonger de bout en bout, récupérant au passage les stigmatisations raciales comme si le fait de dénoncer le mal des abuseurs était de la même nature, et dans sa rhétorique tordue prétendant qu’on déculpabilise le mal pour conclure qu’il n’y a pas à combattre le mal sinon en nous-mêmes.

Aujourd’hui le mal n’est pas déculpabilisé, il est au contraire exposé, notamment par les militants et par les lanceurs d’alerte. Grâce à eux ce qui voudrait rester caché devient visible : l’iniquité des puissants, les moyens par lesquels ils ont acquis et conservent leur domination, leurs mensonges, leur cynisme, leurs abus sont dénoncés et mis en évidence. Et si nous sommes souvent sans recours face à leur iniquité, face au chômage qu’elle engendre, face à la surveillance dont nous sommes l’objet, nous ne le resterons pas toujours, les dominants savent que leur système peut être renversé, qu’il est même fatalement promis à périr. Car la vie et la vérité l’emportent toujours, à la fin. Et déjà, quand c’est possible, la dénonciation du mal entraîne des sanctions : ainsi par exemple avons-nous évité de nous retrouver en position d’élire DSK président. Mince victoire, dira-t-on peut-être, mais elle n’est pas si mince et d’autres l’accompagnent, au quotidien, dans notre vie, même si elles sont moins visibles. La justice n’avance pas vite, mais elle avance en profondeur. Il nous faut garder foi en elle, et courage.

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