La stratégie du choc, par Naomi Klein (16) Accaparement et torture en Irak

Abu-Ghraib

tortures à Abou Ghraïb

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La sixième partie du livre consacrée à l’Irak comprend trois chapitres dont voici quelques passages significatifs.

« On présente parfois la doctrine « le choc et l’effroi » comme une simple stratégie visant à affirmer une puissance de feu dominante, mais, aux yeux de ses auteurs, c’est bien davantage : il s’agit, affirment-ils, d’un programme psychologique raffiné prenant pour cible « la capacité de résistance de la population ». Les outils utilisés sont bien connus d’une autre branche du complexe militaire américain : la privation sensorielle et la saturation de stimuli, conçus pour provoquer la confusion et la régression. (…) L’Irak fut soumis à la torture de masse pendant des mois ; l’expérience avait débuté bien avant la pluie de bombes. » (p.401)

« À l’approche de l’invasion de l’Irak, le Pentagone enrôla tous les médias américains dans un exercice d’ « escalade de la peur » à l’intention de l’Irak. (…) Les Irakiens, qui captaient les comptes rendus terrifiants grâce à des satellites de contrebande où à des coups de fil de parents vivant à l’étranger, imaginèrent pendant des mois les horreurs qui les attendaient. Les mots « choc et effroi » devinrent en eux-mêmes une arme psychologique puissante. » (p. 402)

Puis ce sont les bombardements sur Bagdad, la coupure des réseaux téléphoniques et de l’électricité, en sorte que plus personne ne puisse prendre des nouvelles des autres ni de ce qui se passe, et que tous soient réduits à l’obscurité et à l’isolement. S’ensuivent le pillage du musée, l’incendie de la bibliothèque nationale, la destruction des trésors du patrimoine, dont l’armée américaine se dédouane puisqu’ils sont le fait d’Irakiens, mais dont Naomi Klein montre qu’elle a volontairement « laissé faire ». « Bagdad est la mère de la culture arabe, dit au Washington Post Ahmed Abdullah, âgé de 70 ans. L’intention est d’oblitérer notre culture. » (p. 405)

« L’aveuglement néocolonial est un thème récurrent de la guerre contre le terrorisme. Dans la prison de Guantanamo Bay, qu’administrent les Américains, on trouve une pièce connue sous le nom de « cabane de l’amour ». Une fois qu’on a établi qu’ils ne sont pas des combattants ennemis, les détenus y sont conduits en attendant leur libération. Là, ils ont la possibilité de regarder des films hollywoodiens et de se gaver de « fast-food » américain. (…) Selon Rhuhel Ahmed, ami d’Iqbal, le traitement de faveur avait une explication très simple : « Ils savaient qu’ils nous avaient maltraités et torturés pendant deux ans et demi, et ils espéraient que nous allions tout oublier. » (pp 407-408)

« Ouvrir sur-le-champ les frontières aux importations, sans la moindre condition : ni tarifs, ni droits, ni inspections, ni taxes. Deus semaines après son arrivée, Bremer déclara que le pays « était prêt à brasser des affaires ». Du jour au lendemain l’Irak, l’un des pays les plus isolés, coupé du monde par les sanctions draconiennes qu’avait imposées l’ONU, devint le marché le plus ouvert de la planète. (…) Comme les prisonniers qui fréquentaient la cabane de l’amour de Guantanamo Bay, l’Irak serait conquis à coups de Pringles et de produits de la culture populaire – tel était en tout cas le plan d’après-guerre de l’administration Bush. » (pp 408-409)

« Washington avait l’intention de faire de l’Irak un territoire neuf, exactement comme il avait été fait de la Russie des années 1990, sauf que, cette fois, c’étaient des entreprises américaines – et non des compétiteurs locaux ou encore européens, russes ou chinois – qui recueilleraient sans effort les milliards. (…) En Irak, Washington avait supprimé les intermédiaires : le FMI et la Banque mondiale étaient relégués à des rôles de soutien, tandis que les États-Unis occupaient toute la scène. Le gouvernement, c’était Paul Bremer ; comme l’affirma un haut-gradé des États-Unis à l’Associated Press, il était inutile de négocier avec le gouvernement local, puisque « en ce moment, ce serait comme négocier avec nous-mêmes. » (pp 412-413)

« En fait, les forces qui déchirent aujourd’hui l’Irak – corruption endémique, sectarisme féroce, montée du fondamentalisme religieux, tyrannie des escadrons de la mort – s’imposèrent au rythme de la mise en place de l’anti-plan Marshall de Bush. Après le renversement de Saddam Hussein, l’Irak avait un besoin urgent de guérison et de réunification. Seuls des Irakiens auraient pu mener cette tâche à bien. À ce stade où le pays était fragilisé, on préféra le transformer en laboratoire du capitalisme sanguinaire – système qui monta des communautés et des particuliers les uns contre les autres, entraîna la suppression de centaines de milliers d’emplois et de ressources vitales et transforma la soif de justice des Irakiens en impunité absolue pour leurs occupants étrangers. » (p. 422)

« Bremer éradiqua la démocratie chaque fois que pointait sa tête d’hydre. Après six mois de travail, il avait annulé une assemblée constituante, opposé son veto à l’idée d’élire les rédacteurs de la future Constitution, annulé et interrompu des dizaines d’élections provinciales et locales et terrassé la bête des élections nationales. (…) Bon nombre de responsables en poste en Irak pendant les premiers mois de l’occupation établissent un lien direct entre les diverses décisions prises pour retarder l’avènement de la démocratie ou l’affaiblir et l’implacable montée de la résistance armée. » (p. 439)

« Les chocs infligés dans la salle de torture suivirent immédiatement les chocs économiques les plus controversés administrés par Bremer. Les derniers jours du mois d’août marquaient la conclusion d’un long été au cours duquel il avait édicté des lois et annulé des élections. Ces mesures ayant eu pour effet de gonfler les rangs de la résistance, on chargea les soldats américains de défoncer les portes des maisons et de faire passer à l’Irak le goût de résister, un homme en âge de se battre à la fois. » (p. 443)

Le compte-rendu des techniques de tortures mises en œuvre sur les hommes ainsi plus ou moins arbitrairement arrêtés prend ensuite plusieurs pages.

à suivre

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La stratégie du choc, par Naomi Klein (15) Au nom de la peur, du fric et de l’empire

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« En joignant les rangs de l’équipe de George W. Bush en 2001, Rumsfeld avait une mission : réinventer l’art de la guerre au XXIe siècle pour en faire une manifestation plus psychologique que physique, un spectacle plutôt qu’une lutte. Et surtout, un exercice beaucoup plus rentable que jamais auparavant. » (p. 342)

« C’est en 1997, au moment où il fut nommé président du conseil de l’entreprise de biotechnologie Gilead Sciences, que Rumsfeld s’affirma en tant que protocapitaliste du désastre. La société fit breveter le Tamiflu, prescrit contre de multiples formes de grippe et médicament privilégié pour le traitement de la grippe aviaire. En cas d’épidémie du virus fortement contagieux (ou d’une simple menace en ce sens), les gouvernements seraient tenus d’acheter à Gilead Sciences pour plusieurs milliards de dollars du produit » [produit par ailleurs fortement controversé à cause de la possibilité de terribles effets secondaires, précise l’auteur en note]. (p. 349)

« Les héros incontestés du 11 septembre étaient les cols blancs arrivés en premier sur les lieux – les policiers, les pompiers et les secouristes, dont 403 perdirent la vie en tentant de faire évacuer les tours et de venir en aide aux victimes. Soudain, l’Amérique était éprise des hommes et des femmes en uniforme. Les politiciens – qui se vissèrent sur le crâne en toute hâte des casquettes de base-ball à l’effigie du NYPD et du FDNY – avaient du mal à suivre. Lorsque, le 14 septembre, Bush visita « Ground Zero » (…), il rendit hommage aux fonctionnaires syndiqués, ceux-là même que le gouvernement conservateur moderne s’était juré d’éliminer. » (p.358)

« Avec le recul, on le voit bien : au cours de la période de désorientation collective qui suivit les attentats, on assista ni plus ni moins à une forme de thérapie de choc économique. L’équipe Bush, friedmanienne jusqu’à la moelle, profita de l’état de choc dans lequel la nation était plongée pour imposer sa vision d’un gouvernement « coquille vide » au sein duquel tout – de la guerre jusqu’aux interventions en cas de catastrophes – relevait de l’entreprise à but lucratif. » (p. 359)

« Comme la bulle informatique avant elle, la bulle du désastre se gonfle de façon imprévisible et chaotique. Les caméras assurèrent à l’industrie de la sécurité intérieure l’un de ses premiers booms ; on en installa 4,2 millions en Grande-Bretagne, une pour quatorze habitants, et 30 millions aux États-Unis. (…) En raison de toutes ces activités d’espionnage – registres d’appels, relevés d’écoutes téléphoniques, dossiers financiers, courrier, caméras de surveillance, navigation sur le Web -, le gouvernement croule sous les informations, ce qui a donné naissance à un autre vaste marché, celui de la gestion et de l’exploitation des données, de même qu’à un logiciel qui serait capable de « tirer du sens » de ce déluge de mots et de chiffres et de signaler les activités suspectes. » (pp 363-364)

« Pour obtenir de tels contrats lucratifs, les interrogateurs à la pige ont tout intérêt à savoir arracher aux prisonniers le genre d’ « informations exploitables » que recherchent leurs employeurs de Washington (…) de puissants intérêts incitent les entrepreneurs à recourir à toutes les méthodes jugées nécessaires pour obtenir les renseignements convoités, quelle que soit leur fiabilité. (…) Il ne faut pas oublier non plus la version low-tech de ce genre de « solutions » privées dans le contexte de la guerre contre le terrorisme – à savoir payer de petites fortunes à n’importe qui ou presque pour le moindre renseignement sur de présumés terroristes. (…) Les cellules de Bagram et de Guantanamo en vinrent bientôt à déborder de bergers, de chauffeurs de taxi, de cuisiniers et de commerçants – qui, selon les hommes qui les avaient dénoncés pour toucher la récompense promise, représentaient tous un danger mortel. » (pp 367-368)

« … la définition même du corporatisme : la grande entreprise et le gouvernement tout-puissant combinant leurs formidables puissances respectives pour mieux contrôler les citoyens. » (p. 370)

« Évidemment, les faucons de Washington tiennent à ce que les États-Unis jouent un rôle impérial dans le monde et qu’Israël fasse de même au Moyen-Orient. Impossible, toutefois, de détacher ce projet militaire – guerre sans fin à l’étranger et État sécuritaire chez soi – des intérêts du complexe du capitalisme du désastre, qui a bâti sur ces prémisses une industrie multimilliardaire. » (p. 388)

à suivre

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En creux

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Blason

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Du 11 novembre, je me souviens ce dont je ne me souviens pas : la commémoration avec M. le maire au Monument aux morts, où nous n’allions pas, notre mère estimant que nous n’avions pas d’assez beaux habits pour cela.

À Soulac, il y avait selon moi trois monuments aux morts : la Croix au carrefour où nous passions tout le temps, devant l’ancien monastère inhabité ; le Monument aux morts près de l’église ; et les nombreux blockhaus, blocs de fermeture béants, sur la plage et dans la forêt.

T’ang Haywen, « les chemins de l’encre »

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(les images que j’ai scannées dans le livre – publié aux Éditions De la pointe – ne sont pas toujours exactement droites, et les diptyques pas tout à fait entiers)

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portrait de T’ang par Yonfan Manshih – printemps 1991

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Le prénom qu’il s’est choisi, Haywen, signifie Mer-écriture. J’ai découvert ce merveilleux peintre, ce peintre de génie, dans ce livre trouvé en bas de chez moi. Philippe Koutouzis qui le présente, raconte qu’il est né à Amoy, aujourd’hui Xiamen, une île près de Formose. « Comme tous les enfants chinois, il apprend par cœur les mots du Daodejing, le Livre de la voie de Laozi. » Il apprend plusieurs langues, et son père voudrait qu’il l’assiste et lui succède dans le commerce de la soie. Mais Haywen, lui, veut partir. « Trente ans plus tard il écrira à son frère, « Je me souviens des histoires contées au sujet de mon enfance, il paraît que je me perdais souvent dans la foule, et sans doute y a-t-il quelque chose en moi qui m’appelle vers l’inconnu. Je n’ai pas ce besoin de sécurité qui semble si important pour tant d’autres ».

À vingt ans il entame une grève de la faim, jusqu’à ce que son père le laisse partir à Paris. Le dixième jour, son vœu est accepté, à condition qu’il y fasse des études de médecine. Il part, et apprend en fait les lettres et l’art. Il fréquente l’Académie de la Grande Chaumière (où, me suis-je dit, il a dû voir Libero, mon lointain cousin modèle de Rodin, entre autres, qui y posait et y dormait). Avec la Sorbonne, il part jouer à Épidaure dans Les Perses d’Eschyle – notamment avec Jacques Lacarrière, qui n’a pas encore écrit L’Été grec. La costumière, Nicole Marette, le surnomme Ariel, «le bon génie dont émane de la bonté et de l’attention aux autres », tandis que son ami Raymond Audy dit de lui « qu’il passait le plus clair de son temps dans l’exercice de sa liberté ». Et cela durera jusqu’à la fin de sa vie, faite de peinture rapide et de voyage (exposant et allant où on l’invite, sans jamais chercher à faire carrière). Huile, gouache, aquarelle, et de plus en plus, encre, unissant de façon singulière sa double culture – ainsi que le montre sa signature (empreinte du cœur en chinois) rouge et associant caractères romains et idéogrammes chinois.

« La notion spirituelle du Tao est au centre de la peinture chinoise », rappelle l’auteur du livre. « … expression traduite, en quelques coups de pinceau, de l’esprit vivant d’un objet, d’une fleur ou d’un paysage selon un principe de tension entre des forces opposées ou complémentaires. (…) Le peintre est celui qui voit l’esprit de la montagne et sait le saisir avant qu’il ne s’enfuie. » T’ang assimile les influences occidentales et chinoises, et s’en dégage, voyant « l’exaltation et le manque de précautions comme la meilleure attitude artistique ». Sa vie et son œuvre sont mêmes. « L’attitude de T’ang n’est pas une ascèse austère, bien au contraire elle cultive l’art de vivre au présent en évitant les pièges de la raison. Son retrait, qui chez un occidental pourrait être interprété comme une forme d’orgueil, autorise les écarts et les contradictions. » T’ang Haiwei est mort (en 1991), une contradiction comme une autre pour un peintre si vivant.

Lettre ouverte au pape François

Cher frère en Christ,

Mon cœur se serre lorsque je pense à tous ces merveilleux monastères et couvents aujourd’hui désertés dans tant de territoires. J’ai conçu l’ordre des Pèlerins d’Amour en partie pour pouvoir leur redonner vie et mettre fin à leur perte. La règle de cette communauté inter-religieuse, souple et mouvante, clôture comme vous le savez mon livre Voyage, tout entier dédié à la gloire de Dieu. Car les bâtiments ne sont rien sans les hommes, et les hommes sont malheureux sans maisons de Dieu, c’est-à-dire maisons de fraternité, d’entraide et d’œuvre pour la paix. Il nous faut réinventer de telles maisons afin qu’elles soient habitables par des communautés pleinement inscrites dans le monde contemporain. Bien des mosquées, avec leurs lieux de vie et d’étude, et bien d’autres lieux d’autres religions ou traditions spirituelles ou fraternelles, pourraient participer à cet accueil des Pèlerins d’Amour, au bénéfice de tous.

Mes communications avec l’Église ont jusque là été en grande partie indirectes. Et de fait, nous ne sommes pas arrivés à nous entendre. L’enseignement de Jésus, je crois, nous commande de parler d’être humain à être humain, de nous parler de façon incarnée. Je vous ai envoyé Voyage il y a dix-huit mois, sobrement dédicacé « Aux chrétiens » – comme je l’ai envoyé à d’autres personnes dédicacé « Aux juifs » ou « Aux musulmans ». Je suis comme mes Pèlerins d’Amour inter-religieuse, mais je viens du catholicisme et je pense qu’une réponse de votre part pourrait nous permettre d’œuvrer, ensemble et avec d’autres, à mettre en chantier cet Ordre au service de tous les hommes du monde.

Je vous salue respectueusement. Que la paix soit avec nous tous. Elle viendra avec la lumière.

Alina Reyes

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J’ai envoyé cette lettre ouverte au journal Le Monde, qui n’a pas accepté de la publier.

Murs

En vingt ans, j’ai publié plus de trente livres. Depuis 2010, toutes les portes de l’édition me sont fermées. Il y a des murs de béton, et il y a des murs invisibles, construits sur l’espionnage. Des murs pour le chantage. Pour commencer ils empêchent de publier librement, puis, par la pression, l’exclusion et la coupure des moyens de survie, ils empêchent d’écrire pleinement. À moins de trouver un moyen de sortir par ailleurs.