Journal de notre corps et âme

Maintenant on est soudés, a dit l’un, à la fin. Mes deux demi-groupes de Première, 17-18 élèves chacun, ont passé leur heure respective, l’un après l’autre, à parler. C’était l’atelier parole orale, aujourd’hui, leur premier, après trois ateliers d’écriture et lecture. D’abord ça leur a fait peur, comme d’habitude quand ils abordent un exercice pour la première fois. J’avais seulement donné comme sujet : « Un moment particulier. Racontez. » Pour leur donner un exemple, je leur avais moi-même raconté mon histoire de l’homme aux oiseaux. J’ai entendu toutes les protestations : « on n’a rien à raconter ; notre vie n’est pas intéressante ; on ne sait pas non plus imaginer ; on n’a rien à dire ; je trouve rien », etc. Je suis passée de l’un à l’autre, pour encourager chacune, chacun, et puis j’ai dit allez on y va, qui veut commencer ? Malgré tout, il y a toujours quelqu’un qui veut commencer. C’est donc parti. Et c’est sorti. Avec un effet domino. Toutes les histoires, les tragédies, les drames de chacun. De la parole assumée, entrecoupée de sanglots, accompagnée des pleurs de tous les autres qui écoutaient, mais ça y allait, je n’avais absolument rien à dire, rien à faire, à la fin de la deuxième heure quand la fin de la journée a sonné ils ont dit on reste là tant que tout le monde n’a pas parlé, ils n’ont pas bougé, jusqu’à ce que ce soit fini. « Maintenant on est soudés » avait dit l’un du premier groupe, à la fin de la première heure. « Merci Madame pour cette psychothérapie », a dit l’une du deuxième groupe, les yeux encore gonflés et rouges, à la fin de cette deuxième heure. C’est le mot qu’elle a trouvé et il était juste mais en même temps c’était bien mieux et bien plus que ça. Il sont partis paisibles. Ce qui s’est passé entre eux était infiniment compassionnel et respectueux.

J’ai mis beaucoup de temps pour rentrer chez moi. Aujourd’hui, au lieu d’un aller-retour de quatre heures, cela m’a pris cinq heures. Nouveaux caillassages et incendie d’un bus : plus aucun bus ne circule, pour une durée indéterminée, entre le RER où je descends et mon lycée. J’ai dû faire des détours, ce fut long.

A quoi sert la littérature, à quoi sert la parole, si ce n’est à libérer la parole, purifier l’être de la souffrance ? Aristote ne disait pas autre chose. Il faut commencer par la base, si on veut éviter que les cailloux parlent, à la place des mots qui ne le peuvent pas.

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transilience soir d’un Transilien, photo Alina Reyes

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