Hier à la Bibliothèque universitaire de la Sorbonne nouvelle, photo Alina Reyes
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Le Street Art est en quelque sorte à l’art des musées ce que l’écriture sur Internet est au livre. Ou ce que la littérature orale est au livre. Ou encore, selon la forme de Street Art considérée, ce que l’écriture automatique est à l’écriture codifiée. Le caractère gratuit, léger, passager, changeant, libre, subversif du Street Art, n’échappe pas à une certaine muséification par la photographie ou le film, mais l’image de ce qui est n’est pas ce qui est, elle en est seulement une trace.
Ce que j’écris ici, comme le Street Art dans la ville, fait signe et signal, petit phare dans un océan de vie. Telles sont l’essence et la mission de tout art, de toute littérature, éphémères ou durables. La particularité de la littérature en ligne, comme celle de la littérature orale, consiste en sa mutabilité. Ce qui n’est pas fixé par l’écrit et plus encore par l’imprimerie a tout loisir de changer, de supporter des variations et des évolutions. C’est vrai pour les notes de blog, ça l’est aussi pour les livres numériques – et j’ai apporté des changements, par rapport à l’édition papier, à plusieurs de mes livres numérisés.
Le caractère work in progress de l’écriture en ligne est un aspect essentiel de mon travail. C’est mon travail. Dans un entretien avec Daniel Abadie dans le magazine Beaux Arts de juillet-août 1985 (n°26), André Masson, qu’André Breton appelait le « peintre à la main ailée », et dont l’influence fut déterminante sur l’École de New York et l’œuvre de Jackson Pollock, dit :
« Oui, inachèvement, métamorphose, changement d’une forme en une autre, c’est le même ordre de pensée. Le dessin automatique évidemment est une chose inachevée. C’est un fragment d’un moment. Je crois qu’un dessin automatique ne peut pas être achevé. C’est quelque chose qui prend forme. Tout ce qui est mouvement fait partie de l’inachèvement, fait partie de la métamorphose. Il y a cela dans l’impressionnisme, comme dans l’expressionnisme allemand et surtout dans le futurisme italien. C’est le même désir d’un monde en changement. Transformation, métamorphose, inachèvement, c’est le cas en fait de la peinture moderne. À côté des œuvres classiques, il y a toujours eu des œuvres qu’on aurait appelées autrefois « en terme d’esquisse ». Cela se voit dans les « bozzetti », ces modèles peints pour les grands tableaux par les peintres du dix-septième ou du dix-huitième siècle, et qui étaient l’inachèvement même. Eh bien, nous préférons ce modèle aux peintures achevées qui étaient souvent, voire toujours, réalisées par l’atelier du peintre. Il faut croire que la notion de métamorphose en art commence avec l’impressionnisme. Ainsi on sent chez Delacroix par exemple une hésitation devant ce problème. Au fond, Delacroix est très moderne, mais il n’ose pas – il a tout de même des références classiques – nous montrer l’inachèvement comme un achèvement, c’est-à-dire l’achèvement d’un moment. C’est pour cela je pense qu’il s’agit d’un problème métaphysique plutôt même qu’esthétique. »
Et il ajoute un peu plus loin :
« Un objet n’est pas éternel, un objet se modifie. Une nature morte pour un cubiste, ça se change en peinture. La mandoline, le compotier, peu importe, se changent en peinture. Cela ne peut pas ressembler au motif, ça veut le transformer. Seul le classicisme, comme je vous le disais, est pour l’achèvement et croit faire des choses qui se tiennent éternellement. La peinture moderne est mouvement et toutes les réactions contre le mouvement sont réactionnaires. »
On pourrait en dire autant de la littérature actuelle, formatée soit par les auteurs eux-mêmes, soit par les « ateliers » des éditeurs. Toute cette littérature, quand elle mérite encore le nom de littérature, est réactionnaire, et mérite les honneurs réactionnaires qui lui sont octroyés : il ne s’agit pas d’art, mais d’art du cercle vicieux.
Passons. Et ouvrons l’œil sur une autre transformation créée par la littérature inachevée, pour reprendre le terme de Masson. La différence entre littérature inachevée, en l’occurrence ce que j’écris ici, et le brouillon, tient au fait que l’une est rendue publique, donc fait signe au monde, tandis que l’autre est destiné à la corbeille (à papier ou numérique). L’écrit en ligne et l’écrit imprimé sont également signes. Et également traces, mais pas de la même chose. L’écrit en ligne, tel que je le pratique ici, est trace de l’auteur – l’auteure en l’occurrence. L’écrit imprimé, tel que je le pratique depuis que j’écris en ligne, est trace de mes écrits en ligne, qui s’y retrouvent partiellement repris, transformés, réassemblés, retravaillés, recomposés, réécrits. Ainsi mon écriture porte-t-elle à la fois en elle l’achèvement et l’inachèvement, la satisfaction et le désir, le pérenne et l’éphémère, l’immuable et le mouvement. Et ainsi, aussi, se trouve-t-elle augmentée d’une autre dimension : elle n’est plus seulement trace, mais trace d’une trace. Non plus seulement trace d’un être, avec son individualité et son ego, mais trace de sa trace, c’est-à-dire de son esprit : esprit d’un esprit.
Ces jours-ci à Paris 5e, photos Alina Reyes
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