Sur la responsabilité des lecteurs

 

« Les grandes figures de l’islam et du judaïsme ne sont pas des prêtres ou des moines, mais des interprètes de la loi divine révélée », dit le Dictionnaire encyclopédique du judaïsme. Transposant cette vision des choses à la littérature, je dirai que ses grandes figures ne sont pas seulement des auteurs (des prêtres laïcs, intermédiaires entre le Logos et l’homme) mais aussi des lecteurs, des interprètes des œuvres. De ceux qui, par des lectures accomplies, permettent qu’un texte, qui fut vivant le temps de son écriture, reste vivant une fois écrit.

Si un texte est bien né texte, il doit aussi devenir constamment ce qu’il est. La sacralisation de la prêtrise en terres chrétiennes s’est transformée au cours des siècles en sacralisation des auteurs. C’est ainsi que beaucoup défendent encore des Matzneff ou des Polanski, au nom d’une prétendue nécessité de séparer l’homme de l’auteur (et aussi, de façon moins avouable, à cause de l’humaine tendance à rejeter la culpabilité sur les victimes). Matzneff et Polanski sont défendus comme l’ont été ou le sont, par beaucoup de catholiques, les prêtres violeurs. Ce que j’appellerais le syndrome d’Abraham, ou la tentation du sacrifice de l’enfant, rend le phénomène particulièrement présent dans les affaires de pédocriminalité.

Séparer l’homme de l’auteur, c’est abdiquer sa responsabilité de lecteur (ou de spectateur). Si le Voyage au bout de la nuit est un grand livre, c’est que Céline, en l’écrivant, n’était pas encore dévoré par le démon de l’antisémitisme. Quand il l’est devenu, son œuvre l’est devenue aussi : il n’y a pas de séparation entre l’homme et l’auteur. Reconnaissons au moins à Céline de n’avoir pas essayé de cacher son abjection, contrairement à Heidegger. Pour ce dernier, depuis que les preuves de son nazisme se sont accumulées, l’abjection est aussi le fait de ceux de ses lecteurs qui refusent d’admettre que son œuvre porte, de façon certes plus ou moins cachée mais cependant très forte, la marque de cette idéologie : le lecteur qui ne fait pas son travail est comme le pharmacien qui distribuerait un poison en le faisant passer pour un remède.

Je ne connais pas assez l’œuvre de Polanski pour analyser où et comment le poison s’y trouve. Mais je sais que faire un film (par ailleurs faux d’un point de vue historique) sur Dreyfus, innocent accusé à tort, pour se comparer implicitement à lui alors qu’on est accusé à raison (on peut l’entendre sur une archive de l’INA déclarer lui-même rester en France parce qu’on peut y coucher avec des filles de quatorze ans, ce qui donne un poids certain à la dizaine de ses victimes déclarées), c’est déjà livrer un poison. Si la littérature et l’art ont une grande responsabilité dans la marche de notre monde, c’est d’abord celle des auteurs et des artistes, mais aussi et tout autant, celle de nous toutes et tous, qui sommes chargés de donner vie (ou non) aux œuvres en exerçant notre discernement sans paresse intellectuelle ni voile idéologique (sacralisation de l’auteur ou du système dans lequel l’œuvre a été produite).

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alinareyes