Journal intime d’une jeune femme libre, 7 : Montréal, et réflexion sur la guerre

À partir des mots « Le métro de Montréal », je crois que le texte est celui d’une de mes chroniques hebdomadaires de l’époque au journal Le Devoir, au début de la guerre du Golfe – ou du moins son brouillon (je n’ai plus les chroniques que j’ai écrites à l’époque, et quand j’ai publié ce Journal, en 2001, sous le titre Ma vie douce, je l’ai composé à partir des papiers épars qui avaient survécu à toutes mes allées et venues, et que je n’ai plus non plus). Ceci est la première partie de mon journal à Montréal, où je suis partie vivre après mon deuxième roman (je mentionne Bordeaux car j’y revenais aux vacances scolaires, retrouver mes deux premiers enfants), je le terminerai en une ou deux notes.

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Montréal, 1990-1991

À écrire, demain, mes deux chroniques pour Le Devoir. Bien sûr, au dernier moment. À finir, avant la fin de la semaine, mon scénario pour Eric. À continuer, mon roman (six pages, à peine, à ce jour). Et une idée en réserve, un roman érotique : la fille une nuit de tempête, se perd sur la route en Bretagne, se retrouve au château isolé (carte postale de Florent, château en Écosse par Jean-Loup Sieff), avec cinq hommes – pays de la nuit, car laissent les volets clos.

Depuis mon retour de Bordeaux, il y a une semaine, j’ai commencé un nouveau roman, dont je viens de trouver le titre : La Chambre aux bas de femme. Très, très contente, quoique encore incertaine sur le devenir de ce petit roman. L’idée, je l’avais eue avec Florent, avant Noël, en parlant un soir, au Lola’s Paradise. En fait, c’est l’idée de François Mauget, du théâtre des Tafurs, qui avait monté à Bordeaux une exposition sur l’histoire, présentée comme réelle, d’un homme qui aurait conservé des bas de femme dans des bocaux, et des bouteilles de champagne. On avait d’abord pensé écrire un scénario, et puis il est très vite apparu que je ferais mieux d’écrire un roman, et Florent un scénario de son côté. Ce qu’il est en train de faire, ayant terminé les scénarios de son premier long-métrage, et de son épisode pour une série télé. Je suis tellement heureuse de me remettre à écrire. J’ai envie de dévorer un tas de livres.
Voilà ce qui m’est apparu, d’ici, sur cette ville où j’ai vécu dix ans : Bordeaux est une fleur fanée. Le charme ambigu et envoûtant des fleurs fanées, voilà ce que je voudrais mettre dans mon livre. Je pense à ce photographe espagnol, dont j’ai oublié le nom, et qui photographie si superbement les fleurs fanées. Je viens de lire dans le Magazine littéraire une interview de Moravia où il dit qu’on doit trouver le style du livre avant de l’écrire (comme un ténor sa voix, avant de se mettre à chanter). C’est exactement ce qui m’est arrivé pour ce livre. Dès que j’ai trouvé le style, j’ai su que le livre pouvait exister. Arriverai-je à réaliser les promesses que j’y vois ? Un univers moite, envoûtant, inquiétant, sensuel, immobile… Un univers bien particulier, nouveau… Si j’arrive à l’explorer.

La guerre menace. C’est angoissant.
Depuis quelques jours, je dors, l’après-midi, la nuit, le matin. Il fait très froid. Mon roman n’avance presque plus. Je suis incapable d’écrire des scènes de sexe, ça serait comme copier Le Boucher. Je voudrais que ça soit inquiétant, comme La Chute de la maison Usher.
Il est 16h30, la télé est allumée, j’entends de la chambre le journal de TF1, retransmis par TV5. On ne parle que de la guerre. Plus que cinq jours, on négocie encore, et d’avance, on compte les morts.

La guerre a bien lieu. Passé quelques jours devant la télé, à suivre les informations. Et puis on s’habitue, c’est une guerre moderne, prétendument propre, chirurgicale, si peu justifiée. Il n’y a même pas un gentil et un méchant. Le droit occidental doit régner…
En attendant, la presse fait son beurre, les chefs d’État aussi. Il y a bien quelques pauvres cons qui vont y laisser leur peau, mais ça, c’est toujours the same old story…
Avec tout ça, j’ai arrêté d’écrire (ça paraissait si bête), je m’y remets maintenant, mais ça n’est pas facile. Ne pas perdre de vue ce que je dis toujours, mais que j’ai oublié pour Lucie : il faut que ce soit fort, violent.

Le métro de Montréal est droit, simple, spacieux, lumineux, froid. Parfois, c’est pareil dans ma tête : des souterrains sombres, bordés d’étapes aux murs lisses, où rien n’accroche. Parfois, j’ai l’impression de n’être pas de ce monde, de voyager à côté dans un espace de lumière irréelle, tel un être invisible, aveugle, sans avenir et sans mémoire.
J’en ai d’ailleurs si peu, de mémoire. J’ai oublié mille morceaux de ma vie, oublié plus de vingt ans d’école, l’histoire et la géographie, des milliers de livres, des poèmes, des films. Quelques morceaux de musique, deux ou trois tableaux dont j’ai oublié le nom, c’est tout ce qui me reste. J’ai oublié d’être là, mais là où je suis, je suis si bien, légère, transparente, traversée d’air et de lumière.
Souvent je suis étourdie, parce que je trouve le monde tellement étourdissant.
Et puis soudain, dans le métro de Montréal, il y a une affiche sombre, avec une tête d’enfant décharné, et cinq mots, la fin dans le monde, du moins il me semble, parce que je ne l’ai pas vue un quart d’un quart de seconde, j’étais dans mon étourdissement, et puis entraînée par tout ce monde qui descend de la rame en même temps que moi, et m’entoure, et bien sûr ne reste pas devant l’affiche à la contempler comme si elle était exposée dans un musée, mais comme moi ne la voit pas et s’en va, s’en va. Correspondance, sortie…
Seulement je me retourne, je voudrais être sûre d’avoir bien vu, est-ce que c’était vraiment écrit la fin ? Oui, sans doute, d’ailleurs je l’ai déjà vue, cette affiche, mais je ne m’en souviens pas, alors je voudrais vérifier, mais trop tard, la foule m’emporte, je ne la vois plus, mais je ne peux pas m’empêcher d’y penser, l’univers de lumière irréelle autour de moi se brise, et revoilà le monde inquiétant des hommes. Je me souviens qu’hier soir Florent m’a lu une phrase de l’autobiographie de Jean Renoir, j’ai oublié les mots exacts, mais le sens c’était qu’à son avis il était douteux que le monde occidental dans son vertige survive bien longtemps, et que si par hasard il restait des historiens dans cinq cents ans, ils diraient que tout avait basculé à partir de la Première Guerre mondiale.
Justement hier soir j’ai revu La Grande Illusion de Jean Renoir. Tout est beau dans ce film, même le désespoir. Parce que tout est encore tellement humain. Des camps d’extermination pendant la Deuxième Guerre mondiale, que reste-t-il ? De l’inhumain : indicible. Si Malaparte a trouvé des mots et des images d’une beauté aiguë pour dire l’horreur de cette guerre, c’est qu’il ne l’a pas toute vue. Et de cette troisième guerre, que nous restera-t-il ?
C’est la fin dans le monde…Pourquoi est-ce toujours à des enfants qui n’ont pas la peau blanche de succomber dans les famines, sous les bombes ou les mitraillettes ? À cause de la vieille loi du plus fort, évidemment. Les enfants de mes enfants seront-ils encore les plus forts ? J’ai soif de justice pour tous les floués de ce monde, mais j’aimerais tellement croire que notre civilisation va perdurer, j’aimerais tellement croire à l’espoir et au progrès, et qu’un jour la paix viendra entre les peuples. Mais s’il fallait croire à cela, pourrait-on croire en même temps que les hommes seront toujours des hommes ?
J’ai rêvé qu’il y avait une alerte, une sirène sinistre comme celle qui faisait courir mes parents aux abris quand ils étaient enfants, et qu’il nous fallait nous réfugier dans un souterrain creusé derrière McGill. L’entrée de l’abri était tout à fait celle d’un terrier de lapin, mais à taille humaine, et il y avait devant une file d’attente, calme et disciplinée.
Vous imaginez-vous, parfois, que la guerre pourrait être ici, dans notre ville, que nous pourrions vivre constamment sous la menace des bombardements quotidiens ? Non, je crois qu’on ne peut pas l’imaginer. Si on avait pensé un instant que la guerre pourrait se faire chez nous, on ne se serait certainement pas tant pressé de la déclencher. Nous acceptons bien d’y envoyer nos soldats, mais nous sommes tous bleus de peur devant la mort.
La preuve ? Dès que l’Europe est menacée d’actes de terrorisme, on n’y voit plus le bout du nez du moindre Américain. Festivals, tourisme, affaires… Ils annulent tout, ils se défilent, ils détalent, ils désertent, la seule vue d’un aéroport leur fout les tripes à l’envers, il n’y a plus personne, ils sont morts de trouille.
On a déjà connu ça, nous y revoilà. Les hôteliers se désolent, les organisateurs de manifestations diverses aussi, mais on ne peut tout de même pas prendre les Américains dans nos bras pour les rassurer, leur expliquer que le risque de mourir dans un attentat est minime, et les prier de ne pas nous laisser tomber.
En attendant, ces vaillants guerriers seraient-ils aussi prompts à s’échauffer pour faire régner l’ordre s’ils devaient y risquer leur peau et celle de leur famille, avoir la guerre chez eux ? Et tous les autres pays, qui les ont suivis docilement, n’auraient-ils pas un peu plus renâclé, eux aussi, n’auraient-ils pas déployé un peu plus d’imagination pour éviter l’affrontement armé, si celui-ci avait dû avoir lieu sur leur sol ?
Mais, c’est le monde moderne. On mange tous les jours sans avoir à tuer de bête ou semer du blé, on commence à fabriquer des bébés sans avoir à faire l’amour, et on fait la guerre sans avoir à la subir, bien calé dans son fauteuil, la télécommande à la main. Tout ce qui ramenait l’homme face à ses responsabilités cruciales est pris en charge aujourd’hui par quelques spécialistes.
Alors, où est le sens des choses dans tout ça ? Après le sens du néant, véhiculé par la Deuxième Guerre mondiale, c’est peut-être ça que devait montrer la troisième : la crise du sens, à l’échelle planétaire. Cette guerre est d’une hypocrisie monumentale.

alinareyes