L’Australie et le « contrat du siècle »

« Canberra n’est ici qu’un petit pion dans la stratégie américaine vis-à-vis de la France et surtout de l’Union européenne. »

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Pourquoi la rupture par l’Australie du « contrat du siècle » était prévisible

Romain Fathi, Flinders University

Si la création de la nouvelle alliance AUKUS – Australie, Grande-Bretagne, États-Unis – représente un « coup dans le dos » porté à la France, une « trahison » impensable « entre alliés », l’annulation unilatérale par l’Australie du contrat d’achat de sous-marins français constitue, quant à elle, un camouflet pour la diplomatie française.

Mais cette annulation était-elle si inattendue ? La réponse est non, et ce pour plusieurs raisons historiques, culturelles et diplomatiques.

Les enjeux du contrat pour la France

Rappelons d’emblée les enjeux de ce fameux « contrat du siècle », dont l’accord de principe a été entériné entre Paris et Canberra en avril 2016, avant une signature officielle en décembre de la même année. Fer de lance de cette politique stratégique, la France devait doter l’Australie de sous-marins Barracuda à propulsion diesel-électrique pour un montant de 34 milliards d’euros, engageant Naval Group sur une durée de 25 ans.

Il s’agissait pour la France de développer un partenariat clef avec la nation la plus importante du Pacifique Sud, partenariat qui aurait dû sceller une entente étroite et durable sur un demi-siècle, renforçant ainsi le maillage diplomatique, stratégique et militaire français dans un espace au cœur de toutes les convoitises.

Ce plan, à la fois judicieux – car il proposait une troisième voie diplomatique pour la région, libérée de l’étau sino-américain – et ambitieux – car il entendait donner une force de projection inédite à la France (et dans son sillage à l’Europe) dans la zone Indopacifique – comprenait cependant deux faiblesses qui auront eu raison de lui et des ambitions françaises.

Les États-Unis dans le Pacifique

Premièrement, il convient de rappeler que si l’Océanie demeure à ce jour le plus petit continent en termes économiques et démographiques, les États-Unis le contrôlent et le surveillent depuis 1945. Ils disposent d’un réseau de bases militaires dans toute la région, y ont des territoires en propre, des associations politiques anciennes et un État de leur fédération.

Profitant d’un tout relatif recul de leur présence dans le Pacifique sous l’administration Obama (dont Joe Biden était le vice-président), la Chine a considérablement durci sa politique expansionniste dans la zone, ce qui a à son tour suscité, ces trois dernières années, un revirement américain.

Et c’est ici que la carte australienne entre dans la partie. Les Américains souhaitent l’annulation du contrat passé par Canberra avec la France et son remplacement par un contrat passé avec Washington – ce qui leur permettra d’assurer leur mainmise sur une flotte de sous-marins qu’ils auront construits eux-mêmes. Les États-Unis retournent ainsi à la doctrine du « avec nous ou contre nous » initiée en 2001 : ils ne peuvent plus, dès lors, tolérer de troisième voie dans le Pacifique. Cette inflexibilité américaine ne peut que conduire à une escalade des tensions entre Washington et Pékin ; en outre, elle se traduit par un comportement inamical des États-Unis à l’égard de leurs alliés, à commencer par la France.

L’Australie britannique à la recherche d’un grand frère

Deuxièmement, le Quai d’Orsay et l’Élysée ont été victimes de leur propre méconnaissance de l’univers mental des Australiens en croyant pouvoir inverser à leur profit plus de deux cents ans d’histoire diplomatique australienne.

Rappelons ici que l’Australie contemporaine est issue d’une colonie de déportation pénitentiaire établie par les Britanniques en 1788. D’autres colonies sont progressivement établies, puis celles-ci s’unissent en 1901, toujours au sein de l’Empire britannique, donnant à l’Australie la structure fédérale qu’on lui connait aujourd’hui. Les premières lois votées par le jeune Parlement interdisent alors l’entrée sur le sol australien aux personnes déclarées non blanches, en réalité les personnes non anglo-saxonnes.

Au cours de la Première Guerre mondiale, les troupes australiennes se battent au sein de l’armée britannique qui les contrôle de bout en bout. L’Australie étant un loyal sujet de Sa Majesté, Elizabeth II demeure à ce jour son chef d’État. De 1788 à 1941, la sécurité de l’Australie est entièrement assurée par la Royal Navy et quelques petites frégates australiennes.

Coup de tonnerre en 1941 : les Britanniques abandonnent le verrou militaire constitué par Singapour et de facto tout engagement à l’Est de cette zone, prenant de court les Australiens qui, horrifiés, se retrouvent sans défense face au risque de voir les Japonais déferler sur le Pacifique. Persuadée (à tort, de toute évidence) de l’imminence d’une invasion japonaise, l’Australie met en place une ligne d’abandon de son territoire septentrional et de repli de sa population tout en appelant officiellement l’Amérique à son secours via les ondes radiophoniques.

Or après l’humiliation de Pearl Harbor, les États-Unis recherchent des bases dans le Pacifique. Résultat : entre 1942 et 1945, une personne sur dix se trouvant sur le sol australien est un GI américain. Originellement britannique, l’Australie s’américanise alors pour le plus grand plaisir des Australiens, qui transforment leurs habitudes culturelles, de consommation et surtout leur politique diplomatique. Quatre-vingts ans plus tard, le tournant de 1941-1942 structure encore profondément les choix géostratégiques australiens.




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Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les Australiens font tout pour continuer à bénéficier de la protection des États-Unis. Le pays ne compte en effet que 8 millions d’habitants et Canberra décide en conséquence d’engager une politique emblématique surnommée le « peuplement ou la mort » en ouvrant ses frontières aux non-Anglo-Saxons à partir de 1945 et aux « non-Blancs » dans les années 1970.

Membre fondateur en 1951 de l’ANZUS (une alliance avec les États-Unis et le voisin néo-zélandais), l’Australie devient la clef de voûte du système de défense anti-missiles et d’écoute américain dans le Pacifique pendant la Guerre froide, ce qui fait d’elle une cible privilégiée pour Moscou en cas de guerre nucléaire. Et elle accueille toujours sur son sol des bases américaines majeures et opérationnelles qui la désignent depuis longtemps aux yeux de Pékin comme un satellite de Washington.

La doctrine diplomatique des « great and powerful friends »

L’annulation du contrat géant avec Naval Group, si elle est brutale, n’est donc pas totalement inattendue, d’autant plus que les Australiens avaient selon eux manifesté leur mécontentement auprès de Paris à plusieurs reprises. La perception en France d’un revirement de stratégie est en réalité une démarche cohérente pour l’Australie, en droite ligne avec 200 ans de tradition diplomatique australienne soutenue par la population locale.

Soyons clairs : l’alliance proposée par la France, si elle était louable, n’en demeurait pas moins insolite et inhabituelle. Ce moment n’aura été qu’une parenthèse. Les fortes tensions avec la Chine de ces trois dernières années ont fait revenir durablement l’Australie dans le giron américain.

Il faut ici souligner que la diplomatie australienne repose tout entière sur la doctrine des « grands et puissants amis ». Jusqu’en 1942 lors de la ratification du Statut de Westminster par le Parlement australien, les décisions diplomatiques du pays étaient prises à Londres puisque l’Australie était un dominion. Depuis 1945, ces mêmes décisions sont toujours prises en accord avec Washington. L’Australie a suivi les Américains en Corée, au Vietnam, en Irak – 1990 puis 2003 – et en Afghanistan. En dépit de contingents très modestes mais logiques au regard d’une faible population, le soutien australien permet aux États-Unis de déguiser leurs actions en coalition internationale.

Entre sécurité et souveraineté, le choix est fait pour l’Australie

Dans ces conditions, comment Paris a-t-il pu penser pouvoir bouleverser cette fidélité, et retourner cette mentalité coloniale si puissamment ancrée en Australie ?

Le projet militaire et diplomatique de la France avec l’Australie était une magnifique ambition mais reflète aussi malheureusement une méconnaissance de ce que les Australiens conçoivent comme les principaux enjeux de la région de l’Indopacifique. La France souhaite maintenir la paix dans la région, l’Australie pense à tort ou à raison qu’une guerre est hautement probable entre la Chine et Taïwan – et donc entre la Chine et les Américains, auxquels les Australiens apporteraient leur soutien.

Pour la France, la souveraineté est l’alpha et l’oméga de toute action internationale, dans une tradition gaulliste partagée par l’ensemble de l’échiquier politique français. Cette notion de souveraineté est un cadre d’action qui s’impose pour de nombreux officiels français. Or, l’Australie n’a jamais été véritablement souveraine au sens où nous concevons et comprenons cette notion. Elle ne le souhaite pas non plus car ce qui compte pour les Australiens n’est pas tant la souveraineté que la sécurité, imaginaire ou réelle. À cet égard, la France n’a ni l’envergure ni les capacités militaires des États-Unis pour « amarrer » l’Australie à sa politique indopacifique.

La spoliation des terres aborigènes et la situation géographique même de l’Australie incitent ses citoyens à se penser assiégés depuis 1788. Dès cette époque, on y crie que les Français veulent envahir le continent, puis on s’y alarme des velléités russes, japonaises, et enfin chinoises. L’imaginaire de l’invasion demeure prégnant.

Ce complexe de Massada affaiblit considérablement la possibilité de devenir une nation autonome non alignée, l’Australie recherchant avant tout la protection, quitte à enrager des alliés qu’elle transforme en adversaires. L’histoire dira si l’Australie a fait le bon choix. Les Australiens sont en tout cas convaincus qu’il n’y en a pas d’autre possible. En attendant, Canberra s’isole de toute évidence dans le Pacifique en ayant franchi un point de non-retour par le renforcement de la trans-opérationnabilité de ses armements avec ceux de l’armée américaine.

Après avoir été brièvement tentés par le multipolarisme, les États-Unis font machine arrière et dépoussièrent le vieux bloc anglo-saxon qui par le passé a su nuire à l’Europe continentale et notamment à son développement politique. Il ne faut donc pas se tromper de cible : Canberra n’est ici qu’un petit pion dans la stratégie américaine vis-à-vis de la France et surtout de l’Union européenne.

Par le passé, l’Australie n’a fait que passer d’une influence à une autre. Canberra n’a jamais fait cavalier seul, consciente qu’elle ne faisait pas le poids sur la scène internationale. Cependant, et c’est cela qui paraît aberrant et incompréhensible aux yeux de Paris, elle ne souhaite pas non plus s’en donner les moyens en développant ses propres systèmes de défense autonomes. Paradoxalement, et au-delà des discours nationalistes, Canberra semble incapable de se penser « australienne », c’est-à-dire en possession d’un destin propre et indépendant au XXIe siècle.

Au contraire, l’Australie se voit encore et toujours comme une île à la recherche d’un protecteur et à ses yeux, la France ne peut tenir ce rôle entre la Chine et les États-Unis. C’est donc à la fois un manque de confiance en soi, un manque de moyens et surtout un manque d’investissements et de développement d’industries stratégiques propres qui condamne aujourd’hui l’Australie à un rôle de nation-enfant.The Conversation

Romain Fathi, Senior Lecturer, History, Flinders University

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Remèdes pour la liberté

Pour son bureau à l’Élysée, Emmanuel Macron a choisi la Marianne d’un artiste (ou à peu près) américain qui signe Obey. Tout un symbole à méditer, à l’heure du coup bas des sous-marins et de l’alliance Aukus. Quand nous cesserons d’accepter d’enlaidir notre capitale des tulipes d’un autre de ces artistes (ou à peu près) américains, cadeau financé par ceux à qui il s’impose, et autres démonstrations de soumission de notre pays aux États-Unis, nous aurons le droit de critiquer le peu de soutien de l’Europe. En attendant, ce peu est mieux que rien. Puisse-t-il participer à réveiller les Européens.

J’ai enregistré une vidéo de mon texte Rapport d’une guerrière. Et j’ai d’autres idées à réaliser en ligne. Je ne suis pas du genre à obéir, moi, au système dominant, même si comme les États-Unis par rapport à la France, il a de plus gros bras que moi. Nous avons un cerveau, et ses possibilités ne se mesurent pas en termes de taille. Mieux vaut être petit et libre qu’enflé et prisonnier.

En me tendant mon traitement anticancer, le pharmacien m’a dit « vous ne prendrez pas cette cochonnerie toute votre vie, vous en serez bientôt libérée ». Cette cochonnerie nécessaire me fatigue beaucoup certains jours, mais j’aime à penser que lorsque je n’aurai plus à la prendre, dans deux ans, je rajeunirai, en retrouvant mon fonctionnement hormonal naturel, et alors sans doute, je courrai mieux, et je travaillerai mieux. Certains remèdes sont difficiles à prendre, mais la sortie du problème qu’ils promettent en vaut la peine.

J’ai feuilleté très rapidement le dernier livre de Mona Chollet en librairie, et je suis tombée juste sur un passage où elle dit que c’était son compagnon qui payait seul leur loyer. C’est tellement consternant. Et cohérent avec sa vulgarisation de l’image de la sorcière comme emblème de la féminité. Qu’une femme, ou des femmes, prétendent donner des leçons de libération des femmes alors qu’elles sont elles-mêmes si peu émancipées, c’est le même phénomène que celui des religieux célibataires qui donnent des leçons de couple : mensonge et hypocrisie. C’est la clé numéro 1 : les femmes qui continuent à penser plus ou moins confusément que c’est à l’homme principalement de payer ne seront jamais libérées. Pas plus que ne seront libérées la France ou l’Europe si elles continuent à penser plus ou moins confusément que c’est aux États-Unis de régenter le monde.

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RAPPORT D’UNE GUERRIÈRE (vidéo et texte)


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RAPPORT D’UNE GUERRIÈRE

Le mal est vieux. Voilà ce que j’ai compris en le voyant à l’œuvre. (Œuvre n’est pas le mot approprié, il faudrait dire désœuvre). Quel que soit l’âge de la personne qu’il investit, il l’imprègne de tout ce que la vieillesse peut avoir de mauvais.

Je dis le mal, je pourrais dire aussi bien le diable, si ce n’était risquer de donner à imaginer quelque chose qui ressemble à une personne. Le diable n’est pas une personne, mais un mal qui s’empare de certaines personnes, et dont ces personnes à leur tour, si elles ne s’en dépossèdent pas, contaminent d’autres. Ainsi donc « le » diable n’existe pas, il n’existe pas tout seul, il est légion. Mais si l’un d’eux, l’un de ces possédés, s’en prend spécialement à vous, alors c’est le mal tout entier que vous devez affronter à travers ce diable-là et ses contaminés.

Le mal a de la vieillesse non pas la paisible sagesse venue avec l’expérience et la connaissance, ni la beauté des ruines qui donnent à penser ; non, il n’a de la vieillesse que la morbidité, la faiblesse, les humeurs aigres, le tourment incessant, l’envie jalouse et mauvaise, la démence sénile et surtout la grande peur de la mort de ceux qui parviennent au terme de leur vie sans avoir osé la vivre, de ceux qui furent esclaves d’eux-mêmes et du regard des autres à en crever, des increvables parce qu’indécrottables, conservés dans la croûte de crotte de leur existence faussaire.

Le vieux tenta de me harponner aussitôt que j’apparus. J’étais loin de m’en douter mais par instinct, sans doute, je m’étais bien gardée d’apparaître devant lui. De son petit bureau niché dans le château, il m’aperçut quand même. J’étais fraîche, et il est inutile d’expliquer pourquoi ma fraîcheur attira le vieillard, aussi sûrement que le sang des vivants attire les vampires.

Je venais alors d’inventer une nouvelle espèce de rose, que j’avais appelée Reine, et qui avait fait sensation parmi les amateurs de fleurs par son beau charnu, sa couleur rouge sang et son parfum enivrant, dont on disait qu’il aurait réveillé les sens d’un mort. Ma rose avait fait l’objet d’articles même au-delà de la presse spécialisée, et c’est ainsi que le vieux m’avait repérée.

Lui était au service du château depuis des temps immémoriaux, chargé des relations publiques – parrain des faussaires, il excellait à cette fonction. La nuit, il servait aussi de préposé à l’ouverture du portail, et la licence, qu’il partageait avec d’autres, d’autoriser ou de refuser l’entrée au château, lui conférait un pouvoir de séduction et d’intimidation dont il ne se privait pas d’abuser – du moins dans la limite de ses faibles moyens personnels.

Une chose qu’on ne dit pas souvent, c’est que le diable veut être aimé. Et comme il ne peut être aimé pour ce qu’il est, une fois qu’on le connaît, il se fait passer pour quelqu’un qu’il n’est pas. Pour quelqu’un d’aimable, de très aimable, d’autant plus aimable qu’il vous flatte. Voilà donc sa stratégie, voilà comment tout a commencé, et comment tout a très mal fini, une fois que je l’ai démystifié, puis fui, et qu’alors il m’a poursuivie de ses assiduités, m’a harcelée par l’intermédiaire d’un tas de gens qu’il a manipulés.

Ils m’ont prise pour leur proie. Nul ne m’a demandé mon avis. Nul ne s’est demandé si je consentais. À être harcelée de mensonges, trahie, coupée de mes relations professionnelles, sociales, personnelles, empêchée de gagner ma vie, obligée de vendre ma maison, envoyée travailler dans des conditions indignes qui m’ont causé une grave maladie, contrainte de ne pouvoir parler sans être accusée de délire – les possédés demeurant tous dans un terrible déni de leurs actes et de la réalité, et refusant d’entendre ce que je m’évertuais à dire.

Après que j’eus inventé cette rose, je reçus beaucoup de commandes. La plupart des jardins de la ville, et des jardins des autres villes du pays, et de ceux des pays étrangers, et aussi nombre de particuliers, la désiraient, cette Reine si éclatante et sensuelle. Quelques autres producteurs de fleurs arrivaient à en produire des imitations, mais j’avais seule le secret de son invention, et elle restait unique en son genre. Or la jalousie et l’envie des humains ne tardent pas à s’acharner sur qui sourit la grâce.

C’était pourtant une bien candide invention que ma Reine, dans les plis de laquelle se dessinaient les abîmes de la mort autant que les joies affolantes de la vie, certes, mais sans essayer d’y piéger quiconque, sans la moindre tromperie. Ma rose sans pourquoi, ma rose nue, donnait le vertige à ceux dont l’existence est faite d’habits et de masques, de feintes et de bas calculs, de prudences et d’abus. Les innocents voulaient ma Reine pour en jouir innocemment, les autres pour jouir de la détruire. Je commençai à voir, dans les revues de jardinage, des mots fielleux accolés à ma rose, ou à moi-même. On aurait dit que j’avais fait du mal à quelqu’un qui cherchait à s’en venger en dépréciant mon travail et en me dépréciant. Je ne comprenais pas, candide que j’étais, comment des gens pouvaient s’en prendre avec tant d’iniquité à quelqu’un qu’ils n’avaient jamais rencontré. Pourtant je devais bien admettre qu’on commençait à me lancer des regards mauvais, que des portes se fermaient devant moi.

Je m’étais toujours tenue à distance du château, à cause de ce qui se trame dans les lieux de pouvoir, de l’odeur de fumier qu’ils dégagent sans pour autant produire autre chose que des fleurs en série, des plagiats de fleurs indéfiniment répétés. Mais le château possédait le plus grand jardin de la ville, et c’était un potentiel acquéreur que je ne pouvais négliger, en ces temps où les commandes se faisaient plus rares. J’y envoyai donc, sans l’adresser à personne en particulier, seulement aux « Jardins du château », une proposition. Je reçus une réponse rapide, non pas de leur jardinier, mais de leur communicant. Réponse positive. Le vieux diable me donna rendez-vous et je signai l’accord, ignorant avec qui et pour quoi je signais.

Ah, vous qui m’écoutez, vous voyez bien ce que je veux dire, n’est-ce pas ? Ce genre de choses vous est déjà arrivé, sans doute ? Sinon, elle vous arrivera. C’est pour ça que je vous parle. Pour vous prévenir. On a beau savoir, on n’est jamais assez prévenu, face au diable. Pourquoi ? parce qu’on ne sait pas ce qu’est le diable. Vous pensez bien qu’il se présente rarement, pour séduire les gens, en leur tirant sa langue fourchue. Oh certes, il la sort, cette langue trompeuse et vénéneuse – qui lui sert de sexe, soit dit en passant – mais toute enrobée de sucre et d’or, si bien qu’on la croirait venue d’un de ces anges qui habitent les hauteurs célestes où nous, pauvres humains, accédons rarement. En vérité, lui habite dans le trou des latrines, mais son odeur, on ne la perçoit que peu à peu et très mal, tant il la masque de celle de toutes les roses qu’il dérobe ou achète. Quand enfin, d’imperceptiblement incommodante, elle devient insupportable, il est trop tard, le mal est fait.

Échapper au diable ! Quand l’urgence se déclare, heureux sont ceux pour qui l’éloignement suffit au salut. Car le diable ne désire pas seulement tromper les autres, il désire aussi se tromper lui-même. Et les roses qui lui servent le mieux à se dissimuler à lui-même son odeur de latrines, il ne veut pas les laisser partir. C’est alors que tout ne fait qu’empirer.

Tout ne fait qu’empirer dans les faits, mais pas dans votre tête. Pour votre tête, la sortie du brouillard est bénéfique, très bénéfique. Mais dans votre existence, le harcèlement du diable qui ne veut pas vous laisser partir se fait de plus en plus vicieux et oppressif, la menace est de plus en plus forte.

Ça a commencé avec des fleurs. Ma rose, qui n’avait d’autre but que d’être. Et plus tard, la fleur qu’il me fit envoyer par une de ses collègues, une servante du château. Elle frappa chez moi et me la remit de sa part. Je n’aurais su dire à quoi ressemblait la fleur qu’il me fit ainsi envoyer, en fait elle ressemblait à toutes sortes de fleurs, et surtout à une fleur artificielle. Ce qu’elle était. Je la posai dans un coin et je me dis qu’au fond il était sympathique, il avait voulu bien faire. Et puis j’oubliai. J’avais ma vie, vous comprenez. Avec des joies vraies, et aussi de vrais problèmes. Quelque temps plus tard, comme je rencontrai de nouveau des difficultés professionnelles, je songeai qu’il pourrait peut-être me donner du travail, et je décidai de me rappeler à lui en utilisant son procédé, malheureuse imbécile ! Je confectionnai à mon tour une fleur artificielle, et la lui envoyai. Moi aussi, j’étais entrée dans la voie du crime.

Il me répondit aussitôt par l’envoi d’une nouvelle fleur artificielle. J’en confectionnai une autre, que je lui expédiai en lui faisant savoir que j’espérais son aide pour trouver un travail, étant en grande détresse. Il me répondit, sans fleur, qu’il ne m’aiderait nullement. Il y avait pourtant tout un réseau d’entraide autour des créateurs de fleurs, grâce auquel ces derniers survivaient, même s’ils se concurrençaient aussi. Son refus brutal me fit vaciller. Une méchanceté si vertigineuse, je n’en avais jamais encore rencontré. Il était donc si mauvais, en fait ? Oui, et bien plus encore. Tout ce qu’il avait déjà fait pour me nuire, je l’ignorai, je l’ignorai très longtemps encore.

Non seulement le diable profite des moments où une personne est affaiblie pour s’imposer à elle, mais très vite, de plus, il s’emploie à l’affaiblir davantage, et même à la détruire. La raison eût voulu que j’abandonne aussitôt cet échange malsain. Fus-je victime de mon propre artifice ? Oui, et ma détresse du moment était telle que j’étais comme une personne accrochée des deux mains à une branche, le corps suspendu au-dessus du gouffre. Lâcher la branche, si pourrie fût-elle, c’était mourir. Alors je tombai dans le déni, qui est un autre gouffre.

Je niai en moi-même que ma branche était pourrie. Ou plutôt, tout en voyant bien son éclatante pourriture, je me persuadai que je pouvais l’en guérir, en lui envoyant assez de fleurs pour la regreffer comme par miracle à sa verdeur. Ce faisant, j’oubliai ma détresse, mes problèmes. Ce n’était plus de ma détresse que je devais m’occuper, mais de celle que je supposais à cette vieille branche. J’avais sans cesse peur qu’elle ne meure complètement avant que j’aie pu la regreffer. Je passais mes journées à confectionner des fleurs que je lui envoyai à cet effet, tandis qu’il m’en expédiait aussi pour maintenir le système.
Un système qui fonctionnait, en effet. Qui le maintenait en vie, comme le sang bu la nuit maintient au vampire un semblant de vie. Cette fuite en avant dura longtemps. Je rêvais de me tuer, mais je ne le pouvais pas, car il fallait que je sauve les vivants.

En vérité ce n’était pas lui qu’il m’importait de sauver, mais ceux que j’aimais, et qui souffraient avec moi, mes proches. Et puis toute l’humanité, tous les innocents de l’espèce humaine, que je voyais menacés par le dérèglement du monde induit par le vieux mal. Et peu à peu je me détachai de cette branche morte, de cet échange délirant de fleurs artificielles. Mais le gouffre était toujours ouvert sous mes pieds, et pour ne pas y tomber je m’accrochai à la pierre elle-même, tout en me tournant vers le ciel. À contempler le ciel, ses lumières, ses astres et ses nuées, je sentais moins la fatigue de mes bras.

Le diable cependant, du fond du gouffre d’où il m’avait lancé cette horrible branche pour que je m’y retienne, faisait tout pour m’empêcher de m’en détacher – le plus sûr moyen pour que je tombe finalement dans sa gueule. Après avoir manœuvré pour m’isoler totalement, c’était des représentants du monde entier qu’il convoquait pour me cerner et se substituer à sa branche, que je lâchais. Après les fausses fleurs, les fausses étoiles. J’étais maintenant prise dans une grande toile d’araignée tendue au-dessus du gouffre, et je me débattais pour échapper au filet des stars enjôleuses. Quand je les eus toutes renvoyées aux chères études qu’elles n’avaient pas faites, le diable les remplaça par d’autres figures que nous sommes formées à idolâtrer, parents et autres proches familles. Je m’en détachai aussi.

Le diable pouvait bien continuer à faire peser son cauchemar sur moi, j’étais sortie du cercle vicieux où je devais participer pour ne pas tomber. La toile où il s’évertuait à me retenir, en fait je la regardais de loin. Et c’est de loin que je vous fais ce récit, chers inconnus. Puisse-t-il vous être utile, que vous vous soyez déjà retrouvés dans une situation similaire, ou que vous risquiez de vous y retrouver un jour. Ce qui me sauva fut l’amour de mes tout-proches, et ma combativité, jamais prise en défaut, même s’il m’arriva de me tromper de combat. Ce qui me sauva, ce qui sauve, c’est la raison divine qu’est l’instinct de vie, pour soi et pour autrui. Je marche les pieds sur terre et j’ai musclé et assoupli mon corps, pour mieux tenir quand se lèvent les vents mauvais. Pour vous dire toute la vérité, je suis bel et bien descendue dans la mort, à moment donné, mais je me suis ressuscitée, seule au milieu du champ de bataille, dans la vie réelle, que j’aime.

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Cherbourg en 27 images

Avec une pensée pour tous ceux et celles qui auront perdu leur travail après le mauvais coup de la rupture de contrat pour les sous-marins que Cherbourg devait construire pour l’Australie. Américains et Anglo-saxons ont toujours fait passer affaires et autres intérêts avant toute chose, et leur manœuvre est là bien risquée pour l’équilibre planétaire. La veille de l’annonce de cette rupture de contrat, j’ai posté des photos du sous-marin Le Redoutable sur Instagram, on peut aller les y voir.

À Cherbourg les gens sont très gentils, on mange très bien (poissons, fruits de mer), le Cité de la mer est fantastique et à visiter absolument, il y a aussi un très intéressant musée de peinture, et des plages à proximité, à pied ou à vélo.
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Un peu trop sans doute de boutiques abandonnées en ville




Partout des ports, dans cette immense rade


Retour d’un bon dîner au restaurant en amoureux :-)



Les aquariums de la Cité de la mer sont fantastiques. Très émouvant aussi, sa grande salle des bagages, dans l’ancienne gare maritime, consacrée aux migrants européens des siècles derniers pour l’Amérique









autoportrait du matin humide, en accord avec la ville aux parapluies – mesdames, messieurs, faites du sport, et vous garderez longtemps un corps en bonne(s) forme(s)
devant le musée de peinture
une ville où il fait beau aussi, malgré le « climat océanique franc », c’est-à-dire très changeant

à Cherbourg-en-Cotentin, 14, 15 et 16 septembre 2021, photos Alina Reyes

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Mona Chollet, Emmanuel Carrère et les « pervers narcissiques »

J’ai vu dans un magazine que Mona Chollet voulait appeler les pervers narcissiques de « parfaits enfants du patriarcat », ou quelque chose comme ça. En voilà une façon de les dédouaner, encore plus que l’appellation pervers narcissique. Elle qui accuse les hommes d’être toujours prêts à se dédouaner de leurs abus les y aide bien. Pas à une contradiction près, elle qui critique aussi le fait que les femmes aient trop tendance à se sentir fautives, quelques lignes d’interview plus loin s’accuse et s’en veut de se sentir parfois en concurrence avec des femmes. L’esprit de concurrence est certes à éviter mais enfin il arrive que des situations de concurrence se produisent, et pourquoi une femme ne pourrait-elle être parfois en concurrence avec des femmes ou avec des hommes, comme tout le monde ? Mona, y a encore du boulot, pour toi et pour tes lectrices. Beaucoup de boulot. Comme qui dirait qu’on n’a pas avancé depuis la Beauvoir et sa détestation des femmes et de la maternité. Certains féminismes tournent désespérément en rond, sans arriver à sortir du morne cercle des problèmes de leur « deuxième » sexe, ce cercle où des femmes, et des hommes, identifient les femmes aux regards et aux injonctions du patriarcat, ce qui se manifeste notamment dans des définitions d’elles-mêmes par la négative (« ni putes ni soumises », double négatif qui ne fait en rien un positif) ou l’image négative (sorcières, franc succès – sans doute identifier les femmes à des victimes considérées comme saintes ou quasi, sans souci de vérité historique, flatte-t-il mieux l’éternelle condition féminine que faire de femmes fortes, savantes, douées et puissantes, dont l’Histoire ne manque certes pas, des emblèmes de la féminité et des modèles pour la féminité). Mona Chollet récupère (habilement sans doute pour le grand public) nombre de thèses plus ou moins anciennes ou récentes, sans rien inventer. Or la première preuve de liberté serait d’inventer, non pas pour faire du neuf à tout prix, mais pour être soi et non une représentation sociale. Les livres de Mona Chollet sont trop ennuyeux à mon goût, je ne peux la lire, j’ai préféré la lecture – quoique faite rapidement – d’Alice Coffin, qui elle au moins a du nerf.

Pour en revenir aux « pervers narcissiques », je les appellerais plutôt, moi, des criminels. Les manipulateurs sont des criminels. Et quiconque manipule ou se laisse délibérément manipuler participe au crime. Je prépare quelque chose sur la question – à suivre. Dans le même magazine, L’Obs, feuilleté hier à la bibliothèque, j’ai lu la chronique d’Emmanuel Carrère sur les noms des djihadistes du 13 novembre. Il note que le nom « alias » de Salah Abdeslam, le nom qu’il s’est choisi, est Abou Abderrahman. Je signale, à lui et à qui ne connaît rien à l’arabe, que ce nom signifie Père Serviteur-miséricordieux – belle manipulation, beau nom de pervers narcissique pour un criminel. (Voir cela eût été un bon début pour cette chronique hebdomadaire du procès, Emmanuel. Un début qui aurait signifié quelque chose. Raté. Peut mieux faire une prochaine fois ? Il faudrait peut-être commencer par nettoyer ton miroir)

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