Lire des polars

Contrairement à l’homme, la vérité ne vieillit ni ne meurt, c’est pourquoi elle a tout son temps. Elle peut apparaître et disparaître à tout moment, mais ses conséquences sont sans cesse à l’œuvre.

Le mensonge n’est jamais vivant, n’accède jamais à la vie. Même à la mort, à laquelle il appartient, il finit par être enlevé, pour sombrer dans le néant.

Je continue à lire des polars (en ce moment Michael Connelly), en parallèle à l’étude des Présocratiques. Un excellent exercice. Comme le dit Héraclite : de ce qui ne sombre jamais, comment se cacher ? Si piétinée soit-elle, la vérité sourit, sereine, et vous regarde.

*

Un témoignage et un rêve

1

tout à l’heure à la maison

*

Aujourd’hui j’ai écouté un couple de personnes âgées, des gens tranquilles qui ont toujours voté socialiste sans être encartés ni militants ni spécialement engagés, des catholiques qui ont quitté l’Église depuis bien longtemps sans avoir perdu la foi, seulement parce que l’Église leur était devenue insupportable et que sur ce point ils n’ont pas changé de sentiment – j’ai écouté ce couple raconter que de vieux amis à eux s’étaient mis à devenir racistes, de façon obsessionnelle comme c’est souvent le cas. De vieux amis à eux qui après avoir été de la Manif pour tous avaient été de celle du 11 janvier dernier, bien moins, on s’en doute, pour défendre la liberté d’expression, que par haine raciste. J’ai trouvé réconfortant d’entendre ce couple, la femme et l’homme, dire leur peine et leur indignation face aux propos de leurs vieux amis, d’entendre l’homme raconter comment il a protesté énergiquement, et que tous deux avaient fini par se résoudre à ne plus voir ces amis qui ont mal tourné, leur conversation leur étant devenue insupportable aussi.

Cette nuit j’ai rêvé que j’étais au Vatican, en tant qu’ouvrier qu’on avait fait venir pour repeindre l’intérieur d’un bac à fleurs en bois, carré, qu’un évêque avait voulu peindre. Le résultat était triste et raté, et un autre me demandait si je pouvais le refaire, avec mes couleurs.

*

Autour de la manifestation de ce 11 janvier

Mon instinct de reporter photographe me poussait à y aller, mais je suis encore fragilisée physiquement par l’intervention chirurgicale, et je suis plutôt restée à regarder le direct sur mon ordinateur. Ce matin j’ai pensé au moment où nous avons dû voter Chirac parce qu’il n’y avait pas d’autre choix si nous ne voulions pas de Le Pen comme président, le dilemme devant cette manifestation très récupérée ressemblait à cela : y aller quand même, ou non ? Mon état de santé a décidé pour moi, je suis restée à la maison.

Au début de la manifestation, j’ai entendu que des gens chantaient la Marseillaise et répondaient en chœur « Charlie ! » aux meneurs qui demandaient : « Vous êtes qui ? » J’ai pensé aux foules de Paris qui avaient acclamé Pétain, puis quelques années après, De Gaulle. Quel esprit restera de cette manifestation, qu’est-ce qui va suivre ? L’esprit de rassemblement, ou l’esprit de division, la chasse aux musulmans, la stigmatisation accrue, l’esprit de guerre ? J’ai pensé aussi que cet été, plus de deux mille innocents sont morts à Gaza, et qu’on nous a interdit dans un premier temps de manifester.

J’ai entendu sur France 24 le premier ministre albanais, Edi Rama, rappeler que dans son pays, musulmans et chrétiens vivent ensemble, et que ce qui menace le vivre ensemble, partout, ce sont les problèmes sociaux et de pauvreté. Dire qu’il était là comme chez lui, car selon lui ce sont les valeurs universelles de la France qu’il faut défendre, pas seulement pour les Français mais pour tous. Et enfin appeler à ne pas fermer l’Europe, et à cesser de dire qu’on est en guerre, car si on est en guerre, c’est contre nous-même, dire qu’on est en guerre ou se comporter comme si on menait une guerre, c’est susciter la guerre civile. Le ciel fasse que ce discours soit entendu par tant de nos intellectuels qui se croient partis en guerre contre l’obscurantisme, et qui au nom de la culture nous poussent dans la nuit de la guerre civile.

J’ai entendu aussi un représentant de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme, Patrick Baudouin, rappeler qu’on ne peut lutter efficacement contre le terrorisme tout en soutenant les violations du droit international, en Palestine et ailleurs. J’ai entendu Missoum Chaoui, aumônier musulman, appeler à donner la parole aux intellectuels musulmans dans les médias, et d’autres appeler aussi à promouvoir l’exégèse de l’islam.

J’ai pensé que le premier caricaturiste assassiné, en 1987, fut Naji al-Ali, fameux dessinateur palestinien qui dirigeait ses critiques contre tous les puissants, aussi bien arabes qu’israéliens, et finalement on ne sait quel clan a commandité son assassinat. Voilà ce qui arrive aux hommes vraiment libres. Aujourd’hui nous déplorons aussi la mort de caricaturistes qui eux, s’en prenaient à un seul camp – mais il n’empêche que c’est toujours le même nœud politique qui est au centre du problème. Et que rien ne s’arrangera, ni pour les juifs ni pour les musulmans ni pour personne, tant qu’on ne se résoudra pas à renoncer à soutenir la colonisation de la Palestine. Que la liberté d’expression continuera à être bafouée tant que seront promus la division, l’esprit de guerre interne.

J’ai entendu le directeur d’Afrique Magazine, Zyad Limam, rappeler que la très grande majorité des musulmans en Europe sont tout à fait intégrés, et que le maire de Rotterdam est un musulman qui n’est pas né aux Pays-Bas. Que le problème vient de la frange qui est restée en marge de la société – rejoignant ainsi le constat du premier ministre albanais sur la question de l’appauvrissement.

J’ai entendu un juif (dont je n’ai pas entendu le nom) rappeler qu’en France on est citoyen avant d’être juif, musulman, chrétien, bouddhiste, athée… ingénieur, médecin, ouvrier… et qui a récusé le terme de communauté juive et a jugé indécente l’invitation de Netanyahou faite aux membres de la « communauté juive » de partir s’installer en Israël, où par ailleurs, a-t-il rappelé, il y a aussi des problèmes sociaux et des problèmes de sécurité.

J’ai entendu une autre personne dont je n’ai pas retenu le nom mais qui n’était pas musulmane rappeler que la stigmatisation des musulmans était, au même titre que l’antisémitisme, un « mal français », et que s’il était bon que le Président soit auprès des juifs ce soir à la synagogue, il serait bon qu’il fasse aussi un geste envers les musulmans.

J’ai entendu toute la journée les hélicoptères tourner au-dessus de Paris, et en ce moment encore.

*

Où est l’union ?

a

« Je ne suis pas Charlie, je suis Ahmed, le flic mort. Charlie a ridiculisé ma foi et ma culture et je suis mort en défendant son droit de le faire. »
aa aaa

*

Et ce dimanche, une manifestation récupérée par les politiques, où l’on a refusé l’extrême-droite française mais où l’on accueille l’extrême-droite israélienne, qui est pire. En fait le compréhensible désir des gens de se retrouver pour manifester ensemble a été capturé par les politiques, du moins à Paris. Si bien qu’on peut se demander au profit de quoi, de qui, vont se déplacer les manifestants. Je ne sais pas encore si j’irai faire des photos. Je pourrais manifester avec un panneau « Je suis moi-même (ou « Moha m’aime », comme le titre d’un de mes livres…), disciple de tous les prophètes, d’Isaïe à Gandhi et de Jésus à Mohammed »…

Nous ne sommes pas nombreux, dans le camp des résistants au racisme anti-musulmans. C’est toujours ainsi, ce fut ainsi aussi avec les juifs, quand il fallait résister à l’antisémitisme (et il le faut toujours, mais les musulmans sont maintenant des cibles plus prisées, étant moins défendus), mais le fait que ce soit toujours ainsi n’est pas une consolation – on aimerait que les hommes évoluent… S’ils le font, c’est si lentement…

*

Qui est Charlie ?

2

*

Les condamnations de la tuerie d’hier à Charlie Hebdo viennent de toutes parts. Le choc est profond. C’est naturel et bon signe, mais après le choc il faut sortir de la stupéfaction. Il faut ouvrir les yeux et comprendre où nous en sommes, et pourquoi. Sortir du sentimentalisme des foules, si aisément manipulable. Nous avons vu ce qu’il en fut après le 11 septembre. Comment le choc fut utilisé pour porter la guerre, au nom d’un mensonge, et faire des centaines de milliers de victimes innocentes en Irak – une affaire que nous continuons à payer, cet attentat contre Charlie faisant aussi partie de ses conséquences.

Le caractère désastreux de l’ordre mondial a des conséquences, il faut les voir. La dissension au sein de notre société a aussi des conséquences, et cet attentat est aussi l’une d’elles. Il faut sortir de la sidération afin de ne pas tomber dans la récupération politique, et afin de pouvoir changer de cap. On n’écoute pas assez tous ceux qui alertent sur les conséquences de l’injustice au sein d’une société, sur les conséquences de la stigmatisation, sur les conséquences de l’exclusion et du mépris. On laisse au contraire empirer les choses, on organise même la publicité autour de ce qui les fait empirer, dans une espèce de fuite en avant orgueilleuse, comme s’il s’agissait d’un combat de coqs sur leur tas de fumier. « Il faut qu’ils sachent qu’ils n’auront pas le dernier mot », a déclaré notre ministre de la Justice. Est-ce ainsi que l’on gouverne ? Non. Les coups de menton à la Valls ou à la Taubira n’ont d’autre effet que de provoquer à la violence. Un peuple n’est pas un lion en cage, on ne le dresse pas en agitant le fouet, ni avec des rodomontades. Un peuple est comme une famille, et les familles où règnent l’autoritarisme et la surdité sont plus que les familles respectueuses marquées de drames. Une famille a besoin de véritable autorité, c’est-à-dire d’exemplarité. Une famille a besoin de responsables dignes, respectueux de la loi, c’est-à-dire respectueux d’autrui et enseignant par l’exemple et la parole le respect d’autrui. Seul le respect réciproque tient la famille unie.

« Je suis Charlie », disent les gens choqués. La plupart d’entre eux ne sont pas des lecteurs de Charlie, ils ne savent pas ce qu’était devenu ce journal. Ils ne savent pas que cela revient à dire « Je suis un beauf raciste » (lire le témoignage instructif de l’un de ses anciens contributeurs). Non, les gens de ce pays ne sont pas tous des racistes. Ils sont choqués par la tuerie parce qu’ils respectent la vie et parce qu’ils tiennent à la liberté d’expression. Faisons tous attention à ne pas nous tromper de combat. Nous avons besoin de sortir du cercle vicieux de la dissension, alimentée par trop de personnages en vue. Leur médiatisation crée une illusion mortelle. Écoutons les avertissements de ceux qui voient et avertissent. Ne nous obstinons pas dans la mauvaise voie.

« Je suis Mohammed », « Je suis Jésus », « Je suis Bouddha », je suis de ces hommes et de ces femmes qui ont su ne pas répondre au mal par le mal. Qui ne répondent pas au mensonge par le mensonge, à la tricherie par la tricherie, aux manœuvres par des manœuvres. Qui ne prennent pas la défense des plus forts, qui ne se mettent pas du côté de ceux qui sont en mesure d’abuser, d’insulter, de manipuler ou même de tuer ceux qui sont en position de faiblesse. Sachons, chacun d’entre nous, qui « je suis » et qui « nous sommes ». Sachons ne pas nous laisser à être qui l’on nous dit d’être, qui « l’opinion », la doxa, la pensée unique, nous dit d’être, sans réfléchir à ce que cela signifie.

*