De même que le cosmos continue à se déployer depuis la création du monde

au Jardin des Plantes, photo Alina Reyes

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Il est impossible de comprendre les textes saints si on n’a pas foi en leur origine révélée. C’est une torture pour ceux qui croient qu’ils ont été inspirés comme d’autres textes poétiques, que d’essayer de comprendre. Nul verset du Coran n’est caduc. Ce qui peut être caduc, c’est la compréhension que nous en avons. C’est pourquoi nous devons toujours de nouveau obéir au commandement : LIS ! C’est-à-dire, non pas : crois à ce que tu vois écrit ; mais : cherche, avec l’aide de Dieu, le sens invisible de ce que tu vois écrit.

Car la parole de Dieu dépasse son messager. Ce dernier transcrit ce qui lui est dit dans la révélation. Mais cela ne signifie pas qu’il en connaisse toute la portée. Mohammed appartient à un temps, le Coran appartient à l’Éternité. De même que le cosmos continue à se déployer depuis la création du monde, le sens de la parole révélée poursuit et poursuivra son déploiement. Ce qu’il nous faut, c’est le suivre.

 

« Nous suivons la religion d´Allah ! Et qui est meilleur qu´Allah en Sa religion ? C´est Lui que nous adorons. » Sourate Al-Baqara, v. 138.

Le mot pour dire ici « suivre la religion » signifie d’abord : « tremper dans la couleur », et : « baptiser ».

« Nous trempons dans la couleur de Dieu ! Et qui colore mieux que Dieu ? »

« Nous baptisons en Dieu ! Et qui baptise mieux que Dieu lui-même ? »

 

« Anamta » : ceux que tu as « comblés de grâce », « de faveurs » (Al-Fatiha, 7). Le mot exprime tout d’abord le plaisir, les délices. Comme Éden. L’islam rétablit l’homme qui prie à sa place originelle, le Jardin des Délices. C’est pourquoi l’appel à la prière dit : « Venez à la félicité ». C’est pourquoi, en islam, Allah dans sa miséricorde chassant le mal chaque fois qu’on l’en prie, il n’y a plus de péché originel. Seulement notre origine vraie : la grâce.

 

« Le retour du Mahdi » et « le retour du Christ », cela signifie : le réveil spirituel de l’islam, et le réveil spirituel du christianisme. Leur résurrection. Le spirituel, c’est le réel. Beaucoup l’attendent, et ils ont raison, car cela seul pourra sauver le monde, le relever de la mort qui le hante. La lumière nous attend, et elle vient.

 

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Sourate 2, Al-Baqara, La Génisse.(1) Où vont les Gens de la Maison ?

ce matin à Paris, photo Alina Reyes

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Les pèlerins en blanc autour de la Kaaba en noir sont comme la couronne du soleil quand il est éclipsé. Le Coran tourne autour de la perte de mémoire, et le Coran rappelle. Les pèlerins en blanc sont comme les lettres du Kitab autour du retrait de l’être. Où vont les Gens de la Maison, Ahl al-Bayt ? Déferler par où les gens déferlèrent, et demander pardon. (v.199)

Ils ont oublié comment est la génisse (67-71), la génisse-pour-Dieu. Le mot baqara qui sert à désigner tout bétail bovin (bœufs et vaches mais aussi femmes, domestiques, gale, boulimie et faim violente – au sens spirituel l’apathie mentale, le parasitisme, la soumission aux pulsions) est ici souvent traduit par génisse en référence au contexte, qui demande un animal pour le sacrifice. Or le verbe baqara signifie : « ouvrir en fendant ; interroger ; être fatigué ». Et aussi : «  tracer des petits ronds de la grandeur du sabot d’un bœuf ; être riche en biens, en troupeaux ; êtres riche en sciences, très savant. »

Cette génisse est l’antidote à l’oubli. Dieu par l’intermédiaire de Moïse demande à son peuple de lui sacrifier une génisse. Et voici que le peuple ne cesse d’interroger Moïse sur les caractéristiques de la génisse qui lui est demandée. On dirait qu’ils sont égarés, stupides ou sourds. C’est qu’ils ne veulent pas écouter. Ils veulent rester dans leur oubli de Dieu. Dieu à travers toute la sourate et tout le Coran, via son prophète, ses prophètes, combat contre l’oubli de l’Être où s’enferment les hommes. Ils ne savent pas comment est, comment doit être, cette génisse. Au fond ils le savent mais ils ne veulent pas se fatiguer à aller au fond, voir ce qu’il en est. Alors, comme pour gagner du temps, comme en espérant tourner en rond indéfiniment, ils posent une question après l’autre, question sur question. Dieu a demandé une génisse, alors au lieu d’obéir ils demandent des détails : s’ils ne peuvent pas oublier la nécessité du sacrifice, qui leur est rappelée, au moins ils s’oublieront dans les détails, ils noieront le sens du sacrifice dans les détails, les règles, le tout-pensé qui leur évitera d’aller chercher à penser par eux-mêmes, c’est-à-dire à chercher la vérité en Dieu.

Pourtant, qu’est-ce que l’homme quand il n’est pas un bœuf (ni une femme semblable à du bétail qu’on parque dans sa propriété (sociétés patriarcales) ou qu’on met en vente (sociétés libérales), ni un domestique des maîtres du monde, ni un parasite des vivants, ni un esclave de ses appétits) ? Qu’est-ce que l’homme face à Dieu ?

« Les mécréants ressemblent à du bétail » (v.171). La racine KFR, qui indique la mécréance, signifie d’abord : « couvrir quelque chose, cacher, oublier, renier ». Le Coran ne cesse de combattre la mécréance et selon un hâdîth, à la fin des temps al-Dajjâl, le diable, apparaîtra dans le monde (venant de contrées iraniennes ou afghanes selon la tradition), borgne et portant inscrites entre les deux yeux les lettres KFR, que seuls les croyants pourront voir. La mécréance consiste à dissimuler et oublier le Vrai, ce qui revient à déshumaniser l’homme, qui ne se laisse plus guider par la Lumière mais par ses ressassements, ses désirs brutaux, ses auto-aveuglements.

Oui, qu’est-ce que l’homme quand il n’est pas une bête humaine, et où va-t-il ? Nous y reviendrons.

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Sourate 106, Quraïsh. Qu’est-ce que la Mosquée sacrée ?


La Mecque vue du ciel, image trouvée sur Trouve ta mosquée

 

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Nous continuons à tourner dans le Coran. Nous avons vu la première et la dernière sourate, nous sommes repartis depuis l’un de ses centres, Al-Kahf, La Caverne, nous sommes passés par les sourates immédiatement périphériques, et nous voici de nouveau en chemin dans la structure éminemment fractale de ce Livre, dont les centres et les extensions sont partout.

« Tourne donc ta face vers la mosquée sacrée. » Sourate Al-Baqara, v.144. « Et d’où que tu sortes, tourne ta face vers la Mosquée sacrée. » Sourate Al-Baqara, v. 149. « Et d’où que tu sortes, tourne ta face vers la Mosquée sacrée. » Sourate Al-Baqara, v. 150.

Qu’est-ce que la Mosquée sacrée ? Pour commencer, tournons-nous vers la sourate Quraïsh, cent-sixième dans le Livre, vingt-neuvième dans l’ordre de la descente, révélée à La Mecque, où se trouve la Mosquée sacrée matérielle. Tentons une traduction :

 

1 Pour le roulement des Quraïsh,

2 Leur roulement, voyages de l’hiver et de l’été,

3 Qu’ils adorent donc le Seigneur de cette Maison,

4 Lui qui les a nourris, tirés de la faim, et apaisés, tirés de la crainte.

 

Les Quraïsh, tribu originaire du Prophète, tiennent leur nom d’un mot qui signifierait « petits requins ». C’est l’étymologie la plus populaire, mais une autre est possible à partir du verbe qarash : « couper, rassembler », en particulier dans le sens précis de «  réunir les parties d’une chose au corps de la chose » (et par suite indique aussi le profit, sens qui renvoie à leur activité de marchands). Le mot que je traduis par roulement est habituellement traduit par pacte, ou habitude, ou union, mais l’idée de roulement est la base de ce mot. Grâce à quoi voici dans ce premier verset la vision tendue vers le roulement des croyants autour de la Kaaba, au cœur de la Mosquée sacrée, leur roulement tout à la fois semblable à celui des troupeaux qui s’enroulent autour de leur berger, à celui du Livre sacré que l’on roule et déroule, à celui des planètes et des astres autour de leur attracteur. Et je les vois s’enrouler et s’enroulant, se réunir, «  réunir les parties d’une chose au corps de la chose », la chose mystérieuse et attractive que figure si bien la Kaaba et qui est aussi implantée comme une graine dans le désert attendant son tour au plus profond, au plus secret, au plus voilé de notre être, l’habitation de Dieu, Lumière pudiquement gardée dans un nocturne enclos.

Dans le deuxième verset, leur roulement est accolé aux « voyages de l’hiver et de l’été », référence concrète à leur activité de caravaniers dont le point fixe était La Mecque. Et l’axe du temps croise ici l’axe de l’espace, roulement des saisons qui paradoxalement ouvre le cercle, sort l’être de ce roulement autour d’un point fixe, qui sans cette ouverture deviendrait fascination morbide. Car « le Seigneur de cette Maison » (verset 3), selon l’islam bâtie par Abraham, ne se contente pas de donner à l’homme des repères : il lui demande aussi d’en sortir. Tel est selon la Torah le premier commandement qu’il donna au patriarche, père des croyants des trois monothéismes : Lèk-lèka, « sors via toi », « Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, pour le pays que je t’indiquerai. »

Or quel est ce pays ? Ne serait-ce pas, via l’adoration, celui, justement, du Seigneur de la Maison ? Pourquoi alors s’en arracher, aussi, dans les « voyages de l’hiver et de l’été » ? Parce que c’est ainsi, à partir de son centre d’attraction, que Dieu nous arrache à la faim pour nous rassasier, nous arrache à la peur pour nous apaiser, et nous arrache, en fin de compte, à la mort pour nous ressusciter.

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Nous n’en avons pas fini avec cette Maison sacrée, nous y reviendrons. À suivre, donc.

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L’oiseau sur la nuque

peinture Alina Reyes

 

Le fleuve Léthé coule au séjour des morts. Léthé, en grec, c’est l’oubli. Précédé du préfixe privatif a-, le mot peut donner aléthéia, la vérité, non-oubli, dé-voilement.

Le séjour des morts, c’est sous terre. Que veut dire sous terre ? Là où le ciel ne touche pas la terre. Dans un monde désunifié, le monde des hommes, des mortels, des mourants, des habités par la mort.

Le fleuve qui coule au séjour des morts, c’est celui sur lequel se laissent porter les hommes, jusqu’au moment où ils sont déposés sur la berge des morts. Autant qu’ils se laissent porter par ce fleuve, ils vivent dans les limbes.

Qu’est-ce que ce Léthé, cet oubli ? L’oubli du ciel. Du monde qui appartient au ciel, où tout est ciel, miséricorde et grâce. Le chercheur de Dieu remonte le fleuve pour rejoindre sa source, qui est au ciel.

La vie en Dieu est une vie à ciel ouvert. Où la terre tourne dans le ciel, unie à lui.

La vie en vérité est une vie en Dieu.

La vie qui va à la source, comme le saumon pour frayer, est une vie d’amour.

Le mot léthé, oubli, vient du verbe lanthano, qui veut dire être caché. Le Léthé coule sous terre, il est caché. Les hommes vivent dans l’oubli sans savoir qu’ils vivent dans l’oubli. Même, ils s’enfoncent un peu plus, pour oublier qu’ils vivent sous la terre, comme morts dans leurs ressassements, au lieu de vivre sous le ciel, vivants.

L’aléthéia, la vérité, ouvre les lourdes paupières de terre des hommes. C’est un travail surhumain, pourtant c’est le travail de l’homme. L’homme ne peut faire son travail qu’avec l’aide de Dieu, c’est-à-dire dans le dialogue. Avec Dieu et avec d’autres hommes : où deux ou trois seront réunis en mon nom… dans la rencontre intime. Mais aussi avec tout ce qui « parle », les livres, les arts, la nature, l’ensemble de la Création. Dialogue cœur à cœur, rencontre en Son cœur. Où Il vient, où Il se dévoile : dans l’amour.

L’accomplissement suit le dévoilement.

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« Nous avons assigné l’oiseau de chaque homme sur sa nuque, et au Jour du Jugement nous lui produirons un livre qu’il trouvera déployé. » Sourate Le Voyage nocturne, verset 13.

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« Et qui te dira ce qu’est l’astre nocturne ? »

 

Ce que j’aime aussi, c’est qu’il faut aller à la mosquée en marchant d’un pas posé, digne, sans précipitation. Même si on est en retard. Et s’il arrive qu’on rate le début de la prière, eh bien il suffira de rester un peu de temps en plus, pour la refaire tranquillement, après la prière commune prise en route. Nous sommes des hommes, pas des machines ni des instruments affairés du monde.

Cela me rappelle la belle représentation populaire des rois mages traversant le désert et les pays sur leurs chameaux, pour rendre visite à l’enfant Jésus nouveau-né, en suivant l’étoile. L’homme est un être en marche. C’est pourquoi aussi je fais ce rêve que davantage de pèlerins aient à cœur de faire au moins un partie du pèlerinage à La Mecque, ou ailleurs, à pied, ou du moins (puisqu’ils marchent de toute façon pendant le hadj) qu’ils ne soient pas tentés de le faire dans des conditions trop confortables ou luxueuses. Ne laissons pas perdre l’esprit de la source, la vie d’hommes en déplacements et coutumiers du désert, cette vie qui fut propice à la révélation de Dieu à l’homme, dans les trois monothéismes. Cet esprit, il a besoin, pour continuer à vivre, que nous l’incarnions. Nous devons être, aussi bien les uns pour les autres que face à Dieu, des êtres incarnés. Pour marcher sur terre, au propre comme au figuré, nous devons être des personnes entières, avec ce qu’elles ont de plus humble, leurs pieds, bel et bien présents et effectifs.

At-Tareq, « L’arrivant du soir », titre de la sourate 86, qui désigne « l’astre nocturne », est aussi le nom qui donne, au pluriel, Touareg.

Par le ciel et par l’astre nocturne

Et qui te dira ce qu’est l’astre nocturne ?

C’est l’étoile vivement brillante.

Ce sont les trois premiers versets. AbdAllah Penot traduit ainsi les deux premiers :

Par le ciel et par celle qui surgit nuitamment,

et qui te fera connaître la nature de celle qui surgit nuitamment ?

Et Kasimirski le troisième :

C’est l’étoile qui lance des dards.

Youssef Seddik, l’appelant dans son livre éponyme L’arrivant du soir, note que cette traduction « conserve l’image si étrange, peut-être angoissante, de celui qui vient frapper à une porte à la fin d’une journée de vie publique… Les coups répétés… inquiètent et reportent soudain les gens de la maisonnée à une extériorité dont ils se croyaient retirés et protégés. »

Les humbles rois orientaux sont déjà arrivés, mais même si nous sommes en retard, il reste temps d’ouvrir la porte, de sortir et d’aller à sa rencontre. Dieu est patient, et il a tout le temps.

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