vu du Transilien, avant-hier en allant au rectorat, photo Alina Reyes
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Le problème n’est pas la suppression du bac ou la sélection à l’entrée de l’université. Le problème est de savoir comment des élèves sont parvenus, comme les miens, en Seconde générale ou en Première technologique, en croyant dur comme fer que Molière est un auteur de romans (ils sont nombreux à le croire, et vous avez beau les détromper, ils continuent à le dire, ne comprenant absolument pas la différence entre roman et théâtre, vous expliquant que puisqu’il a fait des livres, c’est un romancier), ou que Molière est un auteur qui a vécu « il y a quelques années » (écrit très sérieusement dans un commentaire de texte), ou encore « au Moyen Âge », etc. Je ne vais pas recenser ici des perles, je n’aime pas du tout ce principe, je donne seulement un ou deux exemples pour faire comprendre l’ampleur du problème – en orthographe aussi c’est la catastrophe : qu’a compris de sa langue un élève qui écrit « ne ceresse que » ? Comment se fait-il que certains lycéens, y compris comme je l’ai observé en Seconde générale ou bien l’année où ils doivent passer le bac de français, sachent à peine lire et écrire, soient incapables de lire un texte de plus d’une page, et même parfois comprennent tout le contraire de ce que dit un texte d’une page écrit dans une langue simple ?
Le problème est que la sélection à l’entrée de l’université arrive là comme un pansement sur une jambe de bois. Puisqu’on a été incapable de donner une base correcte, une instruction moyenne, à tous les élèves, le diplôme obtenu aux alentours de 90% ne signifie plus rien et l’impossibilité de suivre un enseignement supérieur doit être sanctionnée par une autre sélection. Le problème est d’empirer le problème en le cachant sous le tapis, au lieu de s’atteler à le traiter, et à éduquer chaque enfant comme il mérite de l’être, comme la société doit le faire si elle ne veut pas régresser et sombrer.
Durant ma courte mais intense vie de prof, je me suis engagée corps et âme pour, tout en suivant les programmes, commencer à apprendre aux élèves ce qu’on ne leur apprend pas : à réfléchir par eux-mêmes. Leur apprendre à réfléchir, c’est leur donner les moyens de comprendre et de progresser. Mais j’ai pu constater au lycée comme à l’Espé, l’institution qui forme les profs, que ce principe en est complètement absent : l’intelligence des profs est elle-même bridée, voire sanctionnée. L’Éducation nationale est un univers concentrationnaire de la pensée. En tout cas pour ce qui est de la littérature, on l’y assassine. Tout est rangé en cases, rien n’a de sens. Malheureusement, la preuve en est faite tous les jours, tant sur le terrain que dans les études qui pointent la dégringolade des résultats de l’école française par rapport à celle des autres pays.
C’est pour avoir fait ce constat et pour avoir lutté contre les mauvaises pratiques et pour une autre vision de l’enseignement que j’ai été sanctionnée, tant dans mon lycée qu’à l’Espé où je me suis opposée à l’infantilisation qu’on voulait m’imposer, nous imposer – par les voies hypocrites et sournoises de petites vexations, abus de pouvoir, refus de dialogue… C’est ainsi que, faute de pouvoir me répondre sur le fond, des tutrices, des collègues ou le proviseur ont établi des rapports mensongers sur mon compte, afin de me faire passer, auprès de la hiérarchie comme parfois auprès des élèves, pour une enseignante qui ne faisait pas son travail. Sans me décourager, j’ai demandé un entretien à l’académie afin de pouvoir rétablir quelques faits dans leur vérité et surtout m’expliquer sur ma façon d’enseigner. Me disant parfois que si les tuteurs et autres responsables auxquels j’avais eu affaire jusqu’à présent n’étaient pas bien malins, c’est qu’ils avaient justement été choisis pour cela, pour leur conformisme, leur absence de pensée, qui les rendait dociles à l’administration ; mais qu’au sommet il se trouvait peut-être tout de même des gens un peu plus intelligents. J’ai pu constater qu’il n’en était rien ; non seulement j’ai dû endurer leurs incessants reproches et leurs sermons en langue de béton, mais à aucun moment je n’ai pu m’expliquer sur ma pédagogie. Ils ne veulent rien en savoir. Celle qui sort du rang doit être condamnée, c’est tout.
Comment ces personnes peuvent-elles être à ce point fermées et soutenir une institution tellement en faillite ? Il faut peut-être relire Le Conformiste d’Alberto Moravia, ou simplement se souvenir de l’attitude de l’administration française, de la fonction publique, sous l’Occupation. Banalité du mal, comme dit Arendt. Les racines du mal sont toujours vivaces, et prêtes à injecter leur poison dans toute une société.
Instruisons nos enfants, tous nos enfants. En leur apprenant à penser. À être libres.
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