Aller vers le commun avec Héraclite et les Grecs

barque

*

« Il faut donc aller vers le commun. Car le commun appartient à tous. Mais bien que le Logos soit commun à tous, la plupart vivent comme s’ils avaient une intelligence à eux. » Héraclite

L’empire empire. L’ONU refuse de reconnaître le commun. Or il est impossible d’établir la justice sans avoir d’abord reconnu le vrai (dans le cas d’Israël et de la Palestine, une situation coloniale, donc inique : vérité commune universellement valable). Et il est impossible d’établir la paix sans avoir fait justice.

N’ayant plus mon dictionnaire de grec ancien à disposition, j’ai commandé un Bailly d’occasion, je l’aurai dans quelques jours, une belle façon de marquer la nouvelle année. Je pourrai traduire plus aisément qu’avec le dictionnaire en pdf dont je dispose, utile mais beaucoup trop lent à l’usage. Or le monde égaré, le monde tombé dans le faux, a besoin de revenir aux sources de la pensée. Est-ce un paradoxe que les tenants des monothéismes soient tombés dans le polythéisme en croyant chacun de leur côté avoir une intelligence à eux, et que d’un monde archaïque et dit païen, des hommes nous transmettent encore l’urgence du sens du logos unique et commun ?

« Il faut voir que le combat appartient à tous, que la lutte est justice, et que tout se transforme et s’entreprend par la lutte. » Héraclite

« Le penser-vivre est commun à tous. » Héraclite

(Les traductions de ces fragments d’Héraclite sont les miennes)

Voir aussi Parménide.

Bon passage à la nouvelle année ! avec Héraclite, pour qui tout est barque et flux.

*

« Le courage de la vérité », par Michel Foucault (2). Héraclite jouant aux osselets avec les enfants

Héraclite peint par Johannes Moreelse, image wikipedia

 

Continuons notre lecture du dernier cours du philosophe, prononcé au Collège de France entre février et mars 1984, quelques mois avant sa mort, et publié par Gallimard/Seuil dans la collection Hautes Études.

Foucault compare et oppose maintenant le dire-vrai du prophète et celui du sage à celui du parrèsiaste. Sa vision du prophète paraît un peu étriquée, mais c’est qu’il lui faut, par ces oppositions, distinguer précisément ce qu’est le parrèsiaste. Suivons donc son raisonnement, même si nous savons qu’en réalité, il n’est pas impossible d’être à la fois prophète et parrèsiaste, ou sage et parrèsiaste, ou les trois à la fois ou tour à tour, et d’autres, et d’autres façons encore.

« Le parrèsiaste s’oppose (…) au prophète dans la mesure où le prophète ne parle pas pour lui-même, mais parle au nom de quelqu’un d’autre, et articule une voix qui n’est pas la sienne. Au contraire, le parrèsiaste, par définition, parle en son propre nom. (…) Il doit signer son propos, sa franchise est à ce prix. Deuxièmement, le parrèsiaste (…) n’aide pas les hommes à franchir d’une certaine façon ce qui les sépare de leur avenir, en fonction de la structure ontologique de l’être humain et du temps. Il les aide dans leur aveuglement, mais dans leur aveuglement sur ce qu’ils sont, sur eux-mêmes, et en conséquence non d’une structure ontologique, mais de quelque faute, distraction ou dissipation morale, conséquence d’une inattention, d’une complaisance, d’une lâcheté. (…) Troisièmement, le parrèsiaste, là encore par définition, ne parle pas par énigmes, à la différence du prophète. Il dit au contraire les choses le plus clairement, le plus directement possible, sans aucun déguisement, sans aucun ornement rhétorique, de sorte que ses paroles peuvent recevoir immédiatement une valeur prescriptive (…) il laisse à celui auquel il s’adresse la rude tâche d’avoir le courage d’accepter cette vérité, de la reconnaître et d’en faire un principe de conduite. » (pp 16-17)

Quant au sage, Foucault montre qu’il s’oppose au prophète et rejoint le parrèsiaste en un point : « La sagesse qu’il formule, c’est bien sa propre sagesse » (p.17). Cependant un autre point l’oppose au parrèsiaste : « Mais le sage (…) tient sa sagesse dans une retraite, ou du moins une réserve qui est essentielle (…) rien ne l’oblige à distribuer sa sagesse, à l’enseigner ou à la manifester » (p. 18). Le fait que le sage ne soit pas obligé de parler autrement que pour répondre quand on l’interroge peut le conduire à donner lui aussi des paroles énigmatiques, comme le prophète. Ici Foucault rappelle l’histoire racontée par Diogène Laërce, sur la raison de la rupture entre Héraclite et Éphèse, qui conduisit plus tard Héraclite à écrire son Poème de façon volontairement obscure, afin qu’il ne puisse être lu que par des gens capables de lire, et donc, en quelque sorte, afin de ne pas jeter ses perles aux cochons :

« Les Éphésiens avaient exilé Hermodore, un ami d’Héraclite, précisément parce que Hermodore était plus sage et meilleur qu’eux. Et ils auraient dit : Nous voulons « qu’il n’y ait personne, parmi nous, qui soit meilleur que nous ». Et s’il y a, parmi nous, quelqu’un de meilleur que nous, qu’il aille vivre ailleurs. Les Éphésiens ne supportent précisément pas la supériorité de celui qui dit vrai. Ils chassent le parrèsiaste. Ils ont chassé Hermodore, qui a été obligé de partir, contraint et forcé à cet exil dont ils frappaient celui qui est capable de dire la vérité. Héraclite, lui, a répondu par une retraite volontaire. Puisque les Éphésiens ont puni de l’exil le meilleur d’entre eux, eh bien, dit-il, tous les autres qui valent moins que lui devraient être mis à mort. Et puisqu’on ne les met pas à mort, c’est moi qui vais m’en aller. Et désormais il refuse, alors qu’on le lui demandait, de donner des lois à la cité. Car, dit-il, la cité est déjà dominée par une ponêra politeia (un mode de vie politique mauvais). Alors il se retire et il va jouer – image fameuse – aux osselets avec les enfants. » (pp 18-19)