En lisant « Le Sceau des saints », de Michel Chodkiewicz (3)

 

Poursuivons notre lecture à partir d’un passage du troisième chapitre (La sphère de la walâya [sainteté, « rapprochement »]) de ce livre (éd tel gallimard) sous-titré Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn Arabî.

Ibn Arabî « distingue clairement la walâya âmma, la walayâ [sainteté] au sens le plus large, qui consiste dans le fait pour les créatures de s’entraider, (…) et la walâya khâssa, la walâya au sens restreint : cette dernière consiste dans la capacité qu’ont les saints d’accueillir, selon les circonstances, l’autorité et le pouvoir de tel Nom divin ou de tel autre et de réverbérer tantôt la Justice et tantôt la Miséricorde, tantôt la Majesté et tantôt la Beauté conformément à ce que requiert l’état des choses à un moment donné. Parmi ces saints, il convient aussi d’établir une autre distinction : celle qui sépare les ashâb al-ahwâl, les êtres qui sont gouvernés par leurs états spirituels, des ashâb al-maqâmât qui conquièrent les « stations » en restant maîtres de leurs états et qui sont « les plus virils des hommes de la Voie ». Les premiers sont relativement imparfaits mais leur walâya est visible pour le commun des hommes. La walâya des seconds est, d’une certaine manière, plus évidente encore mais son éclat même la dérobe aux regards : « Ils se manifestent dotés des attributs divins (bi-sifât al-haqq) et, en raison de cela, sont ignorés. » » (p.67)

J’ai longtemps contemplé la splendeur et le mystère auxquels ces phrases nous disent que l’homme est appelé. Réverbérer les Noms divins, tel ou tel de Ses Noms selon l’heure, comme l’eau réverbère la lumière, en toute grâce et obéissance, comme elle lui vient. Et j’ai pensé à une petite sainte dont la sainteté demeure très méconnue, une petite sainte immense : Bernadette qui, par dix-huit fois, à Lourdes, réverbéra ce Nom de Dieu : Immaculée Conception.

La sainteté de Bernadette n’est pas visible comme celle d’autres saints. Celle de Thérèse de Lisieux par exemple est évidente, mais comme celle de bien d’autres saints évidents, elle est de celles qu’Ibn Arabî décrit comme propre aux saints qui sont gouvernés par leurs états spirituels, soumis à des temps de sécheresse ou de nuit de la foi.

Souvent on cherche chez Bernadette les signes et les marques de cette sainteté « classique », cette belle sainteté visible dont la visibilité exalte les croyants. Pour cela, on se penche sur ses maigres écrits de religieuse, on lui fait prendre des poses ad hoc devant les photographes, voire on trafique un peu les photos pour lui donner cet éclat tantôt doloriste, tantôt lumineux, par lesquels nous sommes accoutumés à identifier la sainteté. Mais la sainteté réelle de Bernadette est encore plus éclatante en vérité, et c’est pourquoi on ne la voit pas. Sa sainteté est celle de l’eau qui reflète la lumière comme elle est, au moment où elle est et vient, sans que cette réflexion ne puisse être en rien troublée par ses états spirituels. Pas de séparation en elle entre ce qu’elle vit et ce qu’elle voit, entre ce qu’elle voit et ce qu’elle transmet. Nulle nuit ne peut saisir la lumière qu’en la recevant elle manifeste.

Bernadette, pauvresse illettrée, serait-elle donc de ceux qui ont « conquis les stations » ? Comment serait-ce possible ? Par la grâce de Dieu. Cependant la grâce ne signifie pas l’inconnaissance ni l’absence de chemin, au contraire. La grâce signifie que Dieu lui-même a enseigné ces saints « les plus virils ». Dès leur naissance ou même, pour la Vierge Marie, dès sa conception, ils ont appris à aimer, souffrir et se réjouir sur sa Voie. Dès le début ils sont entrés en transformation, de cette transformation invisible aux yeux des hommes mais qui en vient toujours, virilement (c’est-à-dire non sans connaître des états d’âme mais en n’étant pas soumis à leurs états spirituels, en demeurant des piliers immuables du oui), à soutenir et générer la transformation du monde.

 

En lisant « Le Sceau des saints », de Michel Chodkiewicz (2)

au Jardin du Luxembourg hier, photo Alina Reyes

 

Poursuivons notre lecture avec des passages du troisième chapitre (La sphère de la walâya [sainteté, « rapprochement »]) de ce livre (éd tel gallimard) fondé sur la théologie d’Ibn Arabî.

Contrairement à ce que pensent ceux qui s’imaginent que ce sont les hommes qui inventent leur Dieu, tous les hommes adorent un seul et même Dieu, puisqu’il n’en est qu’un. Mais chaque forme d’adoration est une science bien distincte des autres, propre à donner un éclairage particulier, enseigné aux hommes par Dieu lui-même sur lui-même. Cela n’exclut pas les passerelles, mais requiert une vision claire du fait que chacune a son domaine propre, qui peut être approfondi à l’infini. C’est dans cet approfondissement que tous les chercheurs de Dieu communient, comme peuvent se comprendre tous les pêcheurs du monde, comme ils communient en vérité, quelles que soient leurs méthodes de pêche. Et c’est par cet approfondissement qu’ils déblaient pour toute l’humanité le chemin du salut.

« Nous avons fait mention précédemment du célèbre questionnaire de Tirmidhî. Ibn Arabî y répond dans le long chapitre LXXIII des Futûhât. La première question est ainsi posée : « Quel est le nombre des demeures (manâzil) des saints ? » Ces demeures, écrit Ibn Arabî, sont de deux sortes : sensibles (hissiya) et spirituelles (ma’nawiyya). Le nombre des premières – qui se subdivisent à leur tour en sous-catégories – est « supérieur à cent dix ». Le nombre des secondes est de deux cent quarante-huit mille, qui appartiennent en propre à cette communauté et que nul n’a atteintes avant elle. Ces « demeures spirituelles » se rattachent à quatre types de sciences : la science « de chez Moi » (ilm ladunnî, allusion au verset 18 : 65 où cette science, qui est donc en relation avec le Je divin, est attribuée à Khadir), la science de la Lumière (ilm al-nûr), la science de l’union et de la séparation (ilm al jam’wa l-tafriqa) et la science de l’Écriture divine (ilm al-kitâba al- ilâhiyya). » (p. 63-64)

« Le « regard vers Lui », c’est-à-dire l’étendue de la vision de Dieu à laquelle l’homme peut aspirer étant déterminée par la représentation préalable qu’il s’en faisait, la plus parfaite, celle des « prophètes d’entre les saints », ou des afrâd, appartient aux êtres qui « possèdent toutes les croyances ». Il ne s’agit pas ici, bien entendu, d’une simple addition des représentations mentales correspondant à ces croyances mais d’une réalisation effective des modalités de connaissance et d’adoration spécifiques de chacune d’elles. » (p. 65)

Voilà le degré que devront viser les Pèlerins d’Amour. Un degré de connaissance élevée, contre l’ignorance qui engendre ratiocinations agnosticistes et tentations de mépriser les autres religions. Viser ce degré et l’atteindre ne peut se réaliser que dans l’abandon.

à suivre

 

En lisant « Le Sceau des saints », de Michel Chodkiewicz (1)

cet après-midi au Jardin des Plantes, photos Alina Reyes

Quelques phrases, au fil de la lecture, de cet ouvrage consacré à l’enseignement d’Ibn Arabî, « qui ne sépare jamais l’énoncé doctrinal de l’expérience visionnaire ».

 

« Les saints appartiennent à l’histoire. Telle que la conçoit le Shaykh al-Akbar, la sainteté surplombe l’histoire. » (p. 24)

 

« Lorsque l’être est fermement installé dans ces degrés, que les statuts du changement (talwîn) ne s’exercent plus sur lui et qu’il nage dans les océans de l’unicité et le secret de l’esseulement (tafrîd), alors il est un walî, un substitut des prophètes et un véridique d’entre les purs. Le mot walâya est une désignation synthétique qui englobe toutes les demeures des hommes de réalisation spirituelle [al-siddîqîn, littéralement – ceux qui confirment la vérité – parce qu’ils l’ont personnellement éprouvée]… » (p. 52)

 

[citation d’Ibn Arabî] : « Sache que la prophétie et la sainteté ont en commun trois choses : une science qui ne provient pas d’une étude en vue de l’acquérir ; la faculté d’agir par la seule énergie spirituelle (himma) dans des cas où, normalement, on ne peut agir que par le corps, voire même dans les cas où le corps est impuissant à agir ; et enfin la vision sensible du monde imaginal (âlam al-khayâl). (…) Les ascensions des prophètes s’opèrent par la Lumière principielle al-nûr al-asli tandis que celles des saints s’opèrent en vertu de ce qui rejaillit de cette lumière principielle. » (p.63)

 

Michel Chodkiewicz, Le Sceau des saints, éd tel gallimard,
passages extraits des trois premiers chapitres : Un nom partagé ; « Celui qui te voit Me voit » ; La sphère de la walâya [sainteté, « rapprochement »]

*

bonne méditation !

à suivre

 

La prière selon Ibn ‘Arabi, puis comment je prie

peinture Alina Reyes

 

Voici deux mois que je suis devenue musulmane. Je vais aujourd’hui témoigner de la façon dont je prie, après ces quelques semaines de pratique. Mais d’abord voici un très beau texte d’Ibn ‘Arabi, extrait de « La Sagesse des prophètes », sur l’oraison :

« L’oraison est un appel secret échangé entre Dieu et l’adorateur ; elle est donc aussi un dhikr. Or, qui invoque Dieu se trouve dans la présence de Dieu, selon la parole divine (hadith qudsi) transmise fidèlement depuis le Prophète : « J’assiste à l’invocation de celui qui M’invoque » (anâ jâlisun ma’a man dhakaranî) ; et celui qui se trouve dans la présence de Celui qu’il invoque, Le contemple, s’il est doué de la vue de l’œil du cœur. C’est là la contemplation (mushâhada) et la vision (ru’ya) ; mais celui qui n’a pas de vue de l’œil du cœur (baçar) ne Le contemple pas. C’est par cette actualité ou absence de vision dans l’oraison que l’adorateur peut juger de son propre degré spirituel. S’il ne Le voit pas, qu’il L’adore donc par la foi « comme s’il Le voyait » : et qu’il se L’imagine en face de lui quand il Lui adresse son appel et qu’il « prête l’ouïe » à ce que Dieu lui répondra. S’il est l’imâm de son propre microcosme et des anges qui prient avec lui – et chacun qui accomplit l’oraison est imâm, sans aucun doute, puisque les anges prient derrière l’adorateur qui prie seul, ainsi que l’atteste la parole prophétique -, il réalise par là même la fonction de l’envoyé divin dans l’oraison, en ce sens qu’il est le représentant de Dieu ; lorsqu’il récite (en se relevant de l’inclinaison) « Dieu entend celui qui Le loue », il annonce à lui-même et à ceux qui prient à sa suite que Dieu l’a entendu ; et les anges et les autres assistants répondent : « Notre Seigneur, à Toi la louange ! » Car c’est Dieu qui dit par la bouche de Son adorateur : « Dieu entend celui qui Le loue. »

Regarde donc à quelle fonction sublime correspond l’oraison et à quel but elle mène. Celui qui n’atteint pas le degré de la vison spirituelle (ar-rû’ya) dans l’oraison ne l’a pas réalisée pleinement et n’y trouve pas encore « la fraîcheur des yeux » ; car il ne voit pas Celui à qui il s’adresse. S’il n’entend pas ce que Dieu lui répond dans l’oraison, il n’est pas de ceux qui « prêtent l’ouïe » ; celui qui n’est pas présent devant son Seigneur lorsqu’il prie, et ne L’entend ni ne Le voit, n’est pas foncièrement en état de prière, et la parole coranique « qui prête l’ouïe et qui est témoin » ne s’applique pas à lui. Ce qui distingue l’oraison de tout autre rite (d’obligation commune), c’est qu’elle exclut, aussi longtemps qu’elle dure, toute autre occupation (rituelle ou profane) ; mais ce qu’il y a de plus grand dans tout ce qu’elle comporte en paroles et en gestes, c’est la mention de Dieu. »

Ibn ‘Arabi cité par Éva de Vitray-Meyerovitch dans La prière en islam, éd Albin Michel, pp 96-98

*
*

J’aime faire les ablutions à l’eau froide, de façon légère et avec peu d’eau ; la fraîcheur réveille la peau et l’esprit avant la prière, et le filet d’eau transporte dans l’économie du désert. Depuis que je me lave les narines  en inspirant l’eau selon la règle, je ne suis plus jamais enrhumée – et c’est bon aussi de sentir l’air traverser le nez comme de purs couloirs entre les montagnes.

J’aime prononcer avec soin la prière, plus je le fais plus j’entre profondément dans le paysage des mots. C’est un voyage, chaque fois neuf. Lorsque les dernières rekaas peuvent se dire à voix basse, je les dis seulement intérieurement, c’est encore une autre profondeur, plus intime. Je balance légèrement mon corps en rythme. Lors de l’inclinaison, en disant (en arabe bien sûr) « gloire à mon Seigneur l’immense», je me représente bien l’espace autour de moi comme un cosmos, dans sa dimension surtout horizontale, et je sens ses ondes. Lors de la prosternation, en disant « gloire à mon Seigneur le très haut », je me le représente dans sa verticalité, descendant sur ma tête qui est au plus bas et où le sang afflue, et je sens Sa transcendance. La deuxième prosternation de chaque rekaa, je la prolonge autant que Dieu le veut, dans le dialogue silencieux avec Lui.

En me relevant de l’inclinaison, en disant « Dieu entend celui qui le loue » je sens comme le dit Ibn ‘Arabi que c’est de par Son autorité que je le dis ; et cela me remplit de joie, de foi, d’humilité, et aussi de sa force que je reçois. Puis je tiens particulièrement à dire le répons :  « Notre Seigneur, à Toi la louange ! », parce qu’il faut dire « Rabbana », ce qui me remplit de tendresse en me rappelant qu’un jour au petit matin, j’appelai le Christ tout juste ressuscité « Rabbouni ». J’aime beaucoup aussi le moment où l’on salue le Prophète, cela m’attendrit, me rend très proche de lui, comme s’il était mon frère. Et je suis très touchée aussi chaque fois qu’on en vient à évoquer Abraham, lui dont j’ai appris à être si proche aussi en traduisant sa longue aventure humaine dans la Bible.

Je sens que je souris jusqu’aux oreilles pendant toute la prière, que je demande ou que je m’abandonne – mais demande et abandon y sont toujours intimement mêlés. Dieu est réellement présent, et les anges aussi,  et chacun de mes enfants et de mes proches, et les hommes du monde entier, réellement. Aux salutations finales, d’un côté puis de l’autre et en tournant la tête, je sens que c’est eux tous vraiment que je salue, avec un immense amour et une immense joie. Chaque prière donne une paix divine, et chaque journée de prière, l’une après l’autre, augmente la paix, qui devient comme une forteresse de cristal contre le mal.

Je ne fais pas toujours les cinq prières dans les formes car ma vie en famille dans un petit appartement ne s’y prête pas tous les jours à toute heure, mais je ne manque pas celle de l’aube, et celles que je peux ensuite faire dans la journée je les fais de tout mon cœur. Quelquefois je vais à la mosquée pour la prière de l’après-midi, et j’y vais bien sûr pour la grande prière du vendredi. Et puis je prie aussi autrement, comme je le faisais avant d’être musulmane, comme je le faisais en chrétienne et comme je le faisais avant d’être chrétienne, dans ma relation directe à Dieu. Cela bien sûr ne concerne que moi, c’est mon histoire et mon chemin comme chacun a le sien, le mien est un peu particulier et je ne le donne pas en exemple mais il me semble bon d’en témoigner. Car c’est dire que cela ne serait pas possible si Dieu n’était pas le plus grand, vraiment. Bien plus grand que tous nos petits cadres humains, alhamdulillah.

*