La nuit dernière, pour me préparer au déconfinement, j’ai commencé à relire le fantastique, comme tous les textes de Gogol, Tarass Boulba. Déconfinement mental garanti : après mes photos de notre humble et bienfaisante balade au bord de la Seine, la première depuis deux mois, je vous propose un passage extraordinaire de ce roman extraordinaire.
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Aujourd’hui à Paris, photos Alina Reyes
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« Plus on avançait dans la steppe, plus elle devenait sauvage et belle. À cette époque, tout l’espace qui se nomme maintenant la Nouvelle-Russie, de l’Ukraine à la mer Noire, était un désert vierge et verdoyant. Jamais la charrue n’avait laissé de trace à travers les flots incommensurables de ses plantes sauvages. Les seuls chevaux libres, qui se cachaient dans ces impénétrables abris, y laissaient des sentiers. Toute la surface de la terre semblait un océan de verdure dorée, qu’émaillaient mille autres couleurs. Parmi les tiges fines et sèches de la haute herbe, croissaient des masses de bleuets, aux nuances bleues, rouges et violettes. Le genêt dressait en l’air sa pyramide de fleurs jaunes. Les petits pompons de trèfle blanc parsemaient l’herbage sombre, et un épi de blé, apporté là, Dieu sait d’où, mûrissait solitaire. Sous l’ombre ténue des brins d’herbe, glissaient en étendant le cou des perdrix à l’agile corsage. Tout l’air était rempli de mille chants d’oiseaux. Des éperviers planaient immobiles, en fouettant l’air du bout de leurs ailes, et plongeant dans l’herbe des regards avides. De loin, l’on entendait les cris aigus d’une troupe d’oies sauvages qui volaient, comme une épaisse nuée, sur quelque lac perdu dans l’immensité des plaines. La mouette des steppes s’élevait, d’un mouvement cadencé, et se baignait voluptueusement dans les flots de l’azur ; tantôt on ne la voyait plus que comme un point noir, tantôt elle resplendissait, blanche et brillante, aux rayons du soleil… ô mes steppes, que vous êtes belles !
Nos voyageurs ne s’arrêtaient que pour le dîner. Alors toute leur suite, qui se composait de dix Cosaques, descendait de cheval. Ils détachaient des flacons en bois, contenant l’eau-de-vie, et des moitiés de calebasses servant de gobelets. On ne mangeait que du pain et du lard ou des gâteaux secs, et chacun ne buvait qu’un seul verre, car Tarass Boulba ne permettait à personne de s’enivrer pendant la route. Et l’on se remettait en marche pour aller tant que durait le jour. Le soir venu, la steppe changeait complètement d’aspect. Toute son étendue bigarrée s’embrasait aux derniers rayons d’un soleil ardent, puis bientôt s’obscurcissait avec rapidité et laissait voir la marche de l’ombre qui, envahissant la steppe, la couvrait de la nuance uniforme d’un vert obscur. Alors les vapeurs devenaient plus épaisses ; chaque fleur, chaque herbe exhalait son parfum, et toute la steppe bouillonnait de vapeurs embaumées. Sur le ciel d’un azur foncé, s’étendait de larges bandes dorées et roses qui semblaient tracées négligemment par un pinceau gigantesque. Çà et là, blanchissaient des lambeaux de nuages légers et transparents, tandis qu’une brise, fraîche et caressante comme les ondes de la mer, se balançait sur les pointes des herbes, effleurant à peine la joue du voyageur. Tout le concert de la journée s’affaiblissait, et faisait place peu à peu à un concert nouveau. Des gerboises à la robe mouchetée sortaient avec précaution de leurs gîtes, se dressaient sur les pattes de derrière, et remplissaient la steppe de leurs sifflements. Le grésillement des grillons redoublait de force, et parfois on entendait, venant d’un lac lointain, le cri du cygne solitaire, qui retentissait comme une cloche argentine dans l’air endormi. À l’entrée de la nuit, nos voyageurs s’arrêtaient au milieu des champs, allumaient un feu dont la fumée glissait obliquement dans l’espace, et, posant une marmite sur les charbons, faisaient cuire du gruau. Après avoir soupé, les Cosaques se couchaient par terre, laissant leurs chevaux errer dans l’herbe, des entraves aux pieds. Les étoiles de la nuit les regardaient dormir sur leurs caftans étendus. Ils pouvaient entendre le pétillement, le frôlement, tous les bruits du monde innombrable d’insectes qui fourmillaient dans l’herbe. Tous ces bruits, fondus dans le silence de la nuit, arrivaient harmonieux à l’oreille. Si quelqu’un d’eux se levait, toute la steppe se montrait à ses yeux diaprée par les étincelles lumineuses des vers luisants. Quelquefois la sombre obscurité du ciel s’éclairait par l’incendie des joncs secs qui croissent au bord des rivières et des lacs, et une longue rangée de cygnes allant au nord, frappés tout à coup d’une lueur enflammée, semblaient des lambeaux d’étoffes rouges volant à travers les airs. »
Nicolas Gogol, Tarass Boulba, trad. Louis Viardot (ebook gratuit sur bibebook.com)
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