« L’Agonisant » (d’amour sensuel), de Germain Nouveau

Continuant à lire ou relire Nouveau et Rimbaud pour essayer de comprendre qui a écrit les Illuminations (bientôt d’autres notes sur la question), je trouve ce poème de Nouveau qui sans être de ses meilleurs (ni de ses moins bons) a toute sa chaude place dans le mot clé « L’amour en livres » et la catégorie « Sexualité » de ce site. Goûtez vous-même !

*

Ce doit être bon de mourir,
D’expirer, oui, de rendre l’âme,
De voir enfin les cieux s’ouvrir ;
Oui, bon de rejeter sa flamme
Hors d’un corps las qui va pourrir,
Oui, ce doit être bon, Madame,
Ce doit être bon de mourir !

Bon, comme de faire l’amour,
L’amour avec vous, ma Mignonne,
Oui, la nuit, au lever du jour,
Avec ton âme qui rayonne,
Ton corps royal comme une cour ;
Ce doit être bon, ma Mignonne,
Oui, comme de faire l’amour ;

Bon, comme alors que bat mon cœur,
Pareil au tambour qui défile,
Un tambour qui revient vainqueur,
D’arracher le voile inutile
Que retenait ton doigt moqueur,
De t’emporter comme une ville
Sous le feu roulant de mon cœur ;

De faire s’étendre ton corps,
Dont le soupirail s’entre-bâille,
Dans de délicieux efforts,
Ainsi qu’une rose défaille
Et va se fondre en parfums forts,
Et doux, comme un beau feu de paille ;
De faire s’étendre ton corps ;

De faire ton âme jouir,
Ton âme aussi belle à connaître,
Que tout ton corps à découvrir ;
De regarder par la fenêtre
De tes yeux ton amour fleurir,
Fleurir dans le fond de ton être
De faire ton âme jouir ;

D’être à deux une seule fleur,
Fleur hermaphrodite, homme et femme,
De sentir le pistil en pleur,
Sous l’étamine toute en flamme,
Oui d’être à deux comme une fleur,
Une grande fleur qui se pâme,
Qui se pâme dans la chaleur.

Oui, bon, comme de voir tes yeux
Humides des pleurs de l’ivresse,
Quand le double jeu sérieux
Des langues que la bouche presse,

Fait se révulser jusqu’aux cieux,
Dans l’appétit de la caresse,
Les deux prunelles de tes yeux ;

De jouir des mots que ta voix
Me lance, comme des flammèches,
Qui, me brûlant comme tes doigts,
M’entrent au cœur comme des flèches,
Tandis que tu mêles ta voix
Dans mon oreille que tu lèches,
À ton souffle chaud que je bois ;

Comme de mordre tes cheveux,
Ta toison brune qui ruisselle,
Où s’étalent tes flancs nerveux,
Et d’empoigner les poils de celle
La plus secrète que je veux,
Avec les poils de ton aisselle,
Mordiller comme tes cheveux ;

D’étreindre délicatement
Tes flancs nus comme pour des luttes,
D’entendre ton gémissement
Rieur comme ce chant des flûtes,
Auquel un léger grincement
Des dents se mêle par minutes,
D’étreindre délicatement,

De presser ta croupe en fureur
Sous le désir qui la cravache
Comme une jument d’empereur,
Tes seins où ma tête se cache
Dans la délicieuse horreur
Des cris que je… que je t’arrache
Du fond de ta gorge en fureur ;

Ce doit être bon de mourir,
Puisque faire ce que l’on nomme
L’amour, impérieux plaisir
De la femme mêlée à l’homme,
C’est doux à l’instant de jouir,
C’est bon, dis-tu, c’est bon… oui… comme,
Comme si l’on allait mourir ?

Germain Nouveau, L’Agonisant

Lancelot du Lac

guenievre et lancelotGuenièvre embrasse Lancelot

*

« – Donnez-lui donc un baiser, devant moi, en premier gage d’amour vrai.

– Un baiser ? Je n’en vois ni le lieu ni le temps. Ce n’est pas que je ne le désire autant que lui. Mais ces dames sont tout près d’ici, elles s’étonnent que nous soyons restés si longtemps et ne manqueraient pas de nous voir. Cependant, s’il le veut, je lui donnerai ce baiser avec joie. »

Le chevalier est tellement joyeux et stupéfait qu’il ne peut répondre que :

« – Dame, grand merci.

– Ah ! dame, dit Galehaut, ne doutez pas qu’il ne le veuille, c’est son désir le plus grand. Et sachez que nul ne s’en apercevra, car nous nous promènerons tous les trois, comme si nous devisions.

– Pourquoi me ferais-je prier ? dit la reine. Je le veux plus que vous et plus que lui. »

Alors ils s’éloignent tous les trois et font semblant de converser. La reine voit que le chevalier n’ose en faire plus. Elle le prend par le menton et, devant Galehaut, l’embrasse très longuement.

Lancelot du Lac, trad. François Mosès

*

Le temps de l’amour dans le train dans « La Marche de Radetzky », de Joseph Roth

+Depuis un train, photo Alina Reyes

*

Assis, immobile, en face de la femme, il voyait les lumières fugitives des gares éclairer un instant le compartiment et le pâle visage de Mme von Taussig pâlir davantage encore. Il ne pouvait proférer un mot. Il se figura qu’il ferait mieux de l’embrasser que de dire quoi que ce fût. Il remettait sans cesse l’échéance du baiser. « Après la prochaine station », se disait-il. Brusquement, la femme avança la main, chercha le verrou du compartiment, le trouva, le poussa. Et Trotta s’inclina sur ses mains.

À ce moment, Mme von Taussig aimait le sous-lieutenant Trotta avec la même véhémence qu’elle avait aimé le sous-lieutenant Ewald, dix ans auparavant, sur le même parcours, à la même heure et – qui sait ? – peut-être dans le même compartiment. Mais pour l’instant, il était effacé comme ceux d’avant, comme ceux d’après. Le flot du plaisir passait tumultueusement sur les souvenirs et en lavait toutes les traces. Mme von Taussig se nommait Valérie de son petit nom, mais on l’appelait Wally, abréviation usuelle dans le pays. Ce nom, qu’on lui murmurait aux heures de tendresse, prenait un son nouveau à chaque nouvelle heure de tendresse. Et voilà que ce jeune homme la baptisait une fois de plus. Elle n’était qu’une enfant (une enfant fraîche comme son nom). Toutefois, elle constatait maintenant, par habitude et avec mélancolie, qu’elle était « beaucoup plus vieille que lui », remarque qu’elle risquait toujours avec les tout jeunes gens et qui était en quelque sorte une audace prudente. Au reste, cette réflexion servit de prélude à une nouvelle série de caresses. Elle alla rechercher tous les termes d’amitié qui lui étaient familiers et dont elle avait gratifié tel ou tel. Et maintenant – elle ne connaissait que trop bien la succession des choses, hélas ! – l’homme allait la prier, toujours dans les termes consacrés, de ne pas parler d’âge, ni de temps. Elle savait le peu que signifiait ce genre de prières… et elle y ajoutait foi. Elle attendit. Mais le sous-lieutenant Trotta se taisait, insensible. Elle craignit que son mutisme ne fût un verdict et elle dit prudemment :

– Combien crois-tu que j’ai de plus que toi ?

Il demeura perplexe. Ce sont des questions auxquelles on ne répond pas ; d’ailleurs, ça ne le regardait nullement. Il constatait la rapide alternance de fraîcheur et de chaleur sur la peau unie, ces brusques changements de climat qui font partie des phénomènes magiques de l’amour. En l’espace d’une seule heure, toutes les caractéristiques de toutes les saisons s’accumulent sur une seule épaule féminine, abolissant effectivement les lois du temps.

– Je pourrais bien être ta mère, murmurait la femme, devine un peu quel âge j’ai ?

– Je ne sais pas, répond le pauvre garçon.

– Quarante et un, dit Mme Wally.

(Elle n’avait quarante-deux ans que depuis un mois, mais c’est la nature elle-même qui interdit aux femmes de dire la vérité, la nature qui les garde de vieillir.)

Peut-être Mme von Taussig eût-elle été trop fière pour dissimuler trois ans tout entiers. Mais voler la vérité d’une seule misérable année, ce n’était pas commettre un larcin au détriment de la vérité.

– Tu mens ! dit-il enfin, grossier par politesse et elle l’étreignit dans un nouveau déferlement de gratitude.

*

Traduit de l’allemand par Blanche Gidon et revu par Alain Huriot

*

Puisqu’il était question de temps et aussi, à moment donné, de temps dans le train, dans la note précédente. Et en me rappelant que je réussis un jour à capter l’attention d’une classe très indisciplinée d’un lycée professionnel où je faisais un remplacement de professeur, en leur parlant de la scène d’amour dans le fiacre dans Mme Bovary. Du coup, je range désormais les notes marquées par le mot clef « l’amour en livres » également dans la catégorie « sexualité ». Allez-y voir, c’est charmant !

« une bien belle paire de bottes »

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Un prince Disney en version réaliste, par Jirka Väätainen (d’autres ici)

*

« – Tu as une bien belle paire de bottes, dit-elle.
Les bottes étaient très belles. Elles montaient jusqu’au genou, très souples, bien taillées.
(…)
Ils étaient là, sombres contre la lumière, un grand V de canards sauvages partant vers le sud dont la silhouette se découpait dans l’air en dessous de la lune. Comme une conversation étouffée, leur jacassement continu parvenait aux oreilles de ces deux êtres humains, tombant du ciel vers la terre. (…) Il y avait là plus d’oiseaux que la terre ne pouvait en engendrer. Sans rien dire, tout près l’un de l’autre, ils les regardèrent disparaître au sud, jusqu’à ce que le dernier écho s’éteigne.
(…)
Ellie Pearl contempla le ciel blafard, presque vidé de ses étoiles à cause de la lune. Elle posa ses mains manucurées sur les avant-bras de Tige Tigard qui la tenait. Sous la peau brune, les longs muscles noueux formaient comme des cordes. Elle chancela mais s’accrocha à cette rudesse silencieuse.
Puis Tige Tigard la fit simplement pivoter, la tenant toujours par les côtes. Il plaça son autre main sur sa nuque et pressa sa bouche contre la sienne. Elle vit ses cils comme des ombres pointues contre le clair de lune. Dans la chemise rouge à carreaux et le jean raide, son corps était ferme et vivant contre le sien. Il la fit ployer lentement d’avant en arrière, ses épaules s’agitaient comme un arbre agité par le vent. Il sentait le whisky et les pommes, et Ellie Pearl tournait comme la terre, en orbite, sous la pression de cet homme, des montagnes et de la nuit. Quand le sac argenté s’échappa de ses doigts, elle ne remarqua même pas où il tombait.
Au-dessus de sa bouche offerte, elle voyait la tête de l’homme comme un nuage de force brute. Sous ses vêtements, il brûlait de désir pour elle, dans tout son corps. »

Kressmann Taylor, Ellie Pearl (traduit de l’anglais (américain) par Laurent Bury)

« Viens ici et remercie-nous, moi et ce jeune homme innocent »

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William Clarke Wontner

*

« Un jour, Kamil Effendi sortit de sa chambre pour aller au souk et trouva sa serviette de bain accrochée à côté de son parapluie.

– Qu’est-ce que c’est que ça ! S’écria-t-il. C’est ici que tu suspends la serviette ! Feu mon épouse – que la terre lui soit légère ! – ne la suspendait qu’à l’endroit approprié. S’il te plaît, fais attention ! Je déteste changer d’habitude.

Une autre fois, il trouva la salière posée au bout de la table. Il piqua une colère et s’exclama :

– Que c’est génial ! C’est là que tu poses la salière ! Feu mon épouse – que Dieu lui accorde le pardon ! – la posait à droite de la soupière. Veille à respecter les habitudes ! Pour moi, respecter les habitudes est sacré !

Un soir, alors qu’il était en train de lire son journal, il s’aperçut que sa femme avait succombé au sommeil.

– Qu’est-ce que c’est que ça, ma chère ! la tança-t-il. Tu dors avant moi ! Feu mon épouse restait éveillée jusqu’à ce que je l’invite à venir se coucher.

Les jours passèrent et, telle une sainte, l’épouse supportait les prêches de son mari l’invitant à préserver les habitudes. Aussi le mari croyait-il avoir pour femme un modèle d’obéissance, alors même qu’elle ne se privait d’aucun de ses plaisirs précédents, chaque fois que l’occasion se présentait, ayant réussi à nouer des liens d’amitié avec l’un des jeunes hommes qui fréquentaient feu l’épouse de son mari.

Un jour, le mari rentra plus tôt que d’habitude, bien qu’il considérât celle-ci comme sacrée. Ne trouvant sa femme ni à la cuisine ni au salon, il se dirigea aussitôt vers sa chambre à coucher, poussa brusquement la porte et… Ah ! vision d’horreur ! Il vit sa sainte et obéissante épouse, nue comme Ève, couchée à côté d’un jeune homme, son voisin de longue date ! Il perdit la tête et hurla comme si on l’égorgeait :

– Espèce de friponne ! Dans ma maison ! Et dans mon lit !

S’étant drapée dans le rideau du lit, l’épouse se mit sur son séant et dit, un ricanement méprisant plein la bouche :

– Cesse de t’emporter et de fulminer ! Viens ici et remercie-nous, moi et ce jeune homme innocent. Sache que c’est par amour pour toi et en ton honneur que je l’ai accepté comme amant, après avoir appris qu’il avait été celui de feu ton épouse – que la terre lui soit légère, que Dieu bénisse son secret et lui fasse miséricorde ! N’as-tu pas dit que respecter les habitudes est un devoir sacré ? Alors qu’as-tu à m’abreuver d’injures, moi, pauvre fille, qui ai sacrifié à ton bonheur ce que j’ai de plus cher et me suis faite la gardienne des obligations que tu as envers tes habitudes ?

Et elle se mit à hurler :

– Répudie-moi ! Répudie-moi, si tu veux ! Je ne supporte plus cette injustice !

Mais il ne la répudia pas, car ce n’était pas dans ses habitudes. »

Ali Halqi, La défunte (in Histoire de la littérature arabe moderne, t.2, anthologie par B. Hallaq et H. Toelle)