Barbares

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dimanche dernier au monastère des soeurs de l’Adoration, à Paris, photo Alina Reyes

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Les barbares occidentaux, même s’ils n’osent plus employer pour leurs guerres le terme de frappes chirurgicales, s’emploient toujours à cacher les atrocités qu’ils commettent, et cela notamment par une propagande de la peur, agitant comme des épouvantails les dangers que font courir à la civilisation des peuples ou des groupes supposément barbares. Les fossoyeurs en tas et les décapiteurs de l’EI, en réponse, font délibérément jouer cet imaginaire de la sauvagerie barbare, avec leurs mises en scène macabres très représentatives de la barbarie contemporaine, leur déshumanisation de l’ennemi tant par le registre de la mort donnée comme à un mouton que par celui de l’utilisation technologique du spectacle publicitaire, soigneusement mis en vidéo. Ainsi ce sont les spectateurs qu’ils tentent de déshumaniser en leur tendant ce miroir – c’est pourquoi il faut refuser de regarder ces vidéos, et tenir ferme : la barbarie de l’homme n’a ni couleur ni âge, elle se manifeste dans toutes les cultures et toutes les époques. Le barbare, à l’origine, c’est celui qui ne parle pas grec, c’est-à-dire, dans un monde qui était alors grec, celui qui ne sait pas parler, celui qui ne possède pas le langage. Le spectacle propagandiste, de tous côtés, nous ramène à cela.

On appelle maintenant l’EI, OEI. Manque plus qu’à dire OEIL, « organisation de l’état islamique au Levant », et on pourra penser au diabolique borgne annoncé par la tradition islamique pour la fin des temps. L’OEI (encore plus borgne ainsi) est une création des États-Unis et de ses alliés. Tout comme Israël est une création de la Grande-Bretagne et soutenu par les mêmes alliés, occidentaux et orientaux, souterrainement. Et leurs créatures sont devenues des entités qu’elles ne contrôlent plus, et qui les embarquent dans une fuite en avant nihiliste.

Diable d’homme, titre Libération en Une, pour qualifier Jean-Jacques Pauvert, qui vient de mourir. S’avouant ainsi, inconsciemment, aussi puritain et malvoyant que François Mauriac, appelant en 1960 l’éditeur légendaire « le Mal absolu », « le Mal qui est Esprit, le Mal qui est Quelqu’un ». Ils ne savent pas ce qu’ils disent. Le mal est le mensonge, or Pauvert a passé sa vie à chercher la vérité, et à la libérer, en faisant sauter les censures. Courageux, libre, souriant, un homme dont le génie était dans son mode d’être, Pauvert, publiant Sade dans son garage eut en son temps une démarche similaire à celle des créateurs de start-up légendaires, et à celle des lanceurs d’alerte d’aujourd’hui : libérer la vérité pour le monde, avec le courage que cela implique. Et notamment la parole exploratrice des confins du mal caché, la parole qui a fait s’écrouler les murs de la Bastille, du seul fait qu’elle ait pu se trouver dedans, telle une bombe à retardement.

Quand le voyant montre la lune, le borgne ne voit que la lune, et ne pense qu’à la décrocher.

Mitterrand et ses écoutes, saleté vichyste.

Avoir lu des centaines de livres m’a prévenue. Notamment des abîmes dans lesquels peut sombrer l’âme humaine. Mais les livres, du moins ceux du temps où ils n’étaient pas produits en grande partie de façon industrielle et trafiquée, sont innocents, et souvent salvateurs. Alors que la réalité humaine est souvent hideuse et coupable.

Seul le retour de la vérité, le retour à la vérité, pourra rétablir la paix. Que mes livres paraissent, si Dieu le veut.

Être musulman, prendre les devants

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photo Alina Reyes (mes 21 autres photos du rassemblement : voir note précédente)

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Le rassemblement auquel étaient conviés « les musulmans et leurs amis » cet après-midi devant la Grande Mosquée de Paris est, avec d’autres rassemblements du même ordre en France, un acte fondateur. Les musulmans sont comme les autres citoyens, pas plus obligés que les autres de protester contre ceci ou cela. L’arrogance de ceux qui veulent les voir s’exprimer contre l’EI est détestable. Mais les musulmans peuvent aussi avoir, comme tout le monde, une sensibilité politique qui les pousse à s’exprimer contre des iniquités emblématiques – la colonisation de la Palestine, les crimes de l’EI, les discriminations, la corruption etc, ou une sensibilité religieuse qui les pousse à défendre leur foi contre ceux qui comme l’EI la dénaturent et l’insultent.

J’ai fait partie, en 1998, d’un groupe d’étrangers – journalistes et artistes – invités en Algérie par le gouvernement, qui souhaitait réhabiliter son pays aux yeux du monde. Mais c’était encore le temps de la Décennie noire, de la guerre civile entre l’armée et les islamistes, et je me rappelle l’effroi et l’épouvante des gens. Du balcon de l’hôtel à Alger, je regardais vers les montagnes de Kabylie, où la terreur régnait. À Alger même les autorités ne nous laissaient pas sortir seuls, nous étions constamment encadrés par l’armée, et ce fut le cas aussi à Tamanrasset et dans le désert, bien qu’il fût moins risqué. Les Algériens ne réagissent pas comme les Français à l’exécution d’Hervé Gourdel, car ils ont vécu cela dans leur chair. J’ai communié à leur malheur sur place, et je ne l’ai pas oublié.

Ce n’est pas parce qu’on est musulman qu’on ne peut pas critiquer les islamistes. Les musulmans des pays musulmans ne se gênent pas de le faire, du moins bien sûr ceux qui sont contre l’islamisme terroriste. Les musulmans des pays non musulmans ont moins de liberté de parole parce qu’ils se sentent pris en otage entre la fidélité à la communauté musulmane et leur pays, la France (ou autre pays non musulman). Il est temps de s’assumer comme entièrement Français et de cesser de se préoccuper du regard des autres. Dire ce qu’on a à dire et faire ce qu’on a à faire, c’est tout.

Il faut arriver à sortir de l’état de dépendance du regard des autres, qu’ils imposent avec leurs manœuvres. Et pour cela il faut arriver à être indépendant politiquement, mais complètement, c’est-à-dire y compris à l’égard de ceux qui se réclament de l’islam. Il faut arriver à ne pas être timide dans l’autocritique aussi. En tant que Français, nous ne nous gênons pas de critiquer la politique de notre pays. Mais la vraie liberté est de pouvoir tout critiquer quand il y a une situation critique.

Le tout est de prendre les devants. Personne ne demande aux juifs de dénoncer Israël, mais des voix juives importantes, de grands intellectuels, des journalistes, des artistes juifs d’Israël ou d’ailleurs, le font depuis longtemps. Nous avons, musulmans, la même légitimité que n’importe quel autre citoyen pour exprimer nos choix politiques. Nous le faisons pour la Palestine notamment, nous devons pouvoir aussi le faire pour l’EI, un problème tout aussi emblématique, sans avoir à nous sentir forcés de le faire.

Considérons ne serait-ce que l’histoire du vingtième siècle, et demandons-nous : qu’est-ce qui est responsable de la violence inouïe et plus dévastatrice qu’aucune autre, du monde chrétien ? En quatorze siècles d’existence, le monde musulman a-t-il fait tant de millions de morts ? Loin, très loin de là – alors que la Chrétienté a produit les crimes qu’on connaît, croisades, inquisitions, persécutions des non-chrétiens, évangélisations forcées… Une longue suite d’atrocités commises au nom du doux Jésus… La violence qu’un grand texte, comme le Coran, peut contenir, paraît finalement plutôt exorciser la violence du cœur de l’homme, même si elle peut aussi être récupérée pour justifier la violence. En tout cas une non-violence fondatrice comme celle du Christ ne garantit absolument pas contre le crime.

Les islamophobes comme les islamistes trouvent dans leur lecture littérale du Coran la justification à leur rejet de l’autre. Le Coran est incompris. Nous ne devons pas fermer les yeux sur ce fait qui nous est préjudiciable, mais au contraire promouvoir les lectures intelligentes du Coran. En particulier il nous faut affronter ses appels à la violence et comprendre ce qu’ils signifient et pourquoi ils sont là. C’est très faisable, et nous ne devons pas être paresseux, nous devons le faire. L’ijtihad, l’effort de compréhension, est notre salut.

Aube

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l’aube vue du train, photo Alina Reyes

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En travaillant je retrouve cette page de mon Journal d’il y a neuf ans… qui m’amuse, maintenant que je vis en ermite depuis des années… La vie est changeante et elle continuera à changer, tout en demeurant la même.

27-9-05

Le but du voyage

Bientôt minuit. Devant moi une reproduction d’un Radeau de la méduse par le peintre des rues Jérôme Mesnager, ses silhouettes blanches effondrées ou qui lèvent les bras vers le ciel noir.

Je devais passer la journée à écrire, mon portable s’est mis à sonner et n’a plus arrêté. Demandes de rendez-vous je réponds oui je réponds non ou bien plus tard plutôt, un à qui je dis oui un autre qui veut qu’on se rencontre prendre un verre avec moi me déclare que je suis un grand écrivain je lui dis Houlà doucement !, ah c’est un baroudeur je pars en Algérie me dit-il je te rappelle jeudi en attendant je t’envoie mon livre oui rappelle-moi jeudi moi aussi ça me fera plaisir

un autre encore veut aussi je lui dis Je suis en retard dans mon travail c’est affreux rappelez-moi dans un mois aux autres je dis peut-être si je suis là je ne sais pas on verra je vous rappelle

et puis des dizaines de lettres et de mails auxquels je n’ai toujours pas répondu c’est comme ça que le voyage en Italie est tombé à l’eau par exemple il faudrait quand même que je pense à dire oui à l’invitation pour un colloque aux Etats-Unis j’ai déjà oublié dans quelle ville si j’attends trop ce sera trop tard

et puis de l’argent qu’on me doit ici et là et que je néglige de réclamer alors qu’à découvert je n’ai pas encore payé mon loyer ce mois-ci sans parler du reste le bizarre est que ça n’arrive même pas à me tracasser un peu

Roger Grenier m’a appelée aussi Gallimard finalement ne prend pas mon essai trop de citations bon c’était justement mon enjeu écrire en citations tant pis je verrai ailleurs sans doute on continue à parler il est si adorable il me raconte qu’il part à Pau faire le discours inaugural à l’Université je lui demande s’il est prêt oh oui dit-il je vais dire des conneries genre j’ai l’habitude après on parle de la Vierge Marie et du Diable à Lourdes

enfin voilà la journée passe j’apprends que « Sept nuits » est déjà traduit en quatorze langues ici en France pas un écho dans la presse sur ce livre des petites merdes banales ou qui se veulent érotiques ou des pastiches à la mormoilnoeud ont droit à une mention dans Le Monde mais pas mon livre élégant sur plus de vingt livres pas un seul article dans Le Monde un journaliste à qui je disais ça n’arrivait pas à y croire en dix-sept ans j’ai tout eu les quotidiens les hebdos les mensuels les radios les télés, à l’étranger aussi la presse et des télés et des travaux universitaires sur mes livres mais depuis Le Boucher jamais le Monde qui osera me dire que c’est normal

et alors mon livre vendu un peu partout dans le monde avant même Francfort ici en France les libraires le planquent

je fais des lessives des courses les devoirs avec les enfants le dîner la vaisselle tout en chantonnant tout le temps là aujourd’hui l’air de Couperin qui sert de sonnerie à mon portable évidemment à force de l’entendre

je refais le lit des enfants les draps et les housses de couette ont juste eu le temps de sécher depuis ce matin voilà bisous bonne nuit bientôt dix heures enfin du calme,

une cigarette, fenêtre ouverte,

tout en faisant un tour sur internet

Et puis ce petit livre en marge de mon grand roman après quelque silence ça y est je m’y mets j’écris le titre dans un cahier rouge les premiers mots la première phrase deux pleines pages jubilatoires et c’est parti, la nouvelle aventure.

 

Jacques Lacarrière

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Sans les livres de cet homme, ma vie aurait été beaucoup moins belle, vraiment. Alors je lui dois bien de la continuer aussi belle qu’il m’a aidée à la faire. Il aimait la Grèce, les dieux, les déesses, les déserts, les ermites, il aimait marcher, il aimait le temps. Je l’aimais beaucoup, beaucoup et depuis toujours. Un jour je le lui ai dit. C’était à la Maison des Ecrivains, je venais de participer à un débat, mon premier débat, autour du premier roman – et de découvrir la méchanceté du milieu littéraire par la bouche et le visage grimaçant d’une femme, J. Savigneau, une critique qui s’en était prise à moi. Il y avait du soleil ce jour-là, ça fait longtemps mais je m’en souviens bien, en quittant la table j’ai vu Jacques Lacarrière, je suis allée lui dire que je l’aimais beaucoup, et depuis toujours. Il m’a regardée, ravi, et plus encore que ravi, étonné. Moi c’est son étonnement qui m’a étonnée. Je le revois, son visage ravi et étonné, dans le soleil.

Quelques années plus tard, j’avais projeté de faire un long voyage en Grèce, au terme duquel j’aurais voulu m’installer en Crète. Je lui ai écrit pour lui demander un renseignement, je ne sais plus lequel. Il m’a répondu par une belle lettre, en me proposant de nous rencontrer un jour à Paris. Le papier était beau, avec au dos une calligraphie arabe de Hassan Massoudi, l’enveloppe était belle, le timbre en forme de gros cœur.

Chemins faisant, le site des Amis de Jacques Lacarrière