dessins FF
dessin Naji al-Ali, premier caricaturiste assassiné
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« Je ne suis pas Charlie, je suis Ahmed, le flic mort. Charlie a ridiculisé ma foi et ma culture et je suis mort en défendant son droit de le faire. »
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Et ce dimanche, une manifestation récupérée par les politiques, où l’on a refusé l’extrême-droite française mais où l’on accueille l’extrême-droite israélienne, qui est pire. En fait le compréhensible désir des gens de se retrouver pour manifester ensemble a été capturé par les politiques, du moins à Paris. Si bien qu’on peut se demander au profit de quoi, de qui, vont se déplacer les manifestants. Je ne sais pas encore si j’irai faire des photos. Je pourrais manifester avec un panneau « Je suis moi-même (ou « Moha m’aime », comme le titre d’un de mes livres…), disciple de tous les prophètes, d’Isaïe à Gandhi et de Jésus à Mohammed »…
Nous ne sommes pas nombreux, dans le camp des résistants au racisme anti-musulmans. C’est toujours ainsi, ce fut ainsi aussi avec les juifs, quand il fallait résister à l’antisémitisme (et il le faut toujours, mais les musulmans sont maintenant des cibles plus prisées, étant moins défendus), mais le fait que ce soit toujours ainsi n’est pas une consolation – on aimerait que les hommes évoluent… S’ils le font, c’est si lentement…
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Tout le monde dit « Je suis Charlie » et ça ne plaît pas trop aux dessinateurs survivants de Charlie. Je les comprends. L’ironie est que beaucoup de ceux qui disent « Je suis Charlie » sont à mille lieues de ressembler à Charlie, d’hier ou d’aujourd’hui, alors que ceux qui ont en commun avec Charlie l’esprit libertaire et le rejet de tout consensus mou et de toute « pensée unique », ne clameront certes pas « Je suis Charlie ». D’autant que Charlie était devenu islamophobe – l’esprit des rédactions aussi vieillit, et il n’est pas rare que le naufrage guette ce qui est vieillissant. Luz et Willem pointent du doigt la récupération actuelle de leur magazine, mais ils auraient bien fait de s’en soucier plus tôt. Car depuis Val, Charlie était la proie des récupérateurs, et cela a continué. Tant que Charlie était Charlie et rien d’autre, il pouvait bien caricaturer ce qu’il voulait, c’était dans sa nature, comme le dit Luz, d’être un fanzine auquel il ne fallait pas accorder une importance démesurée. Luz le dit, les gars ne sont pas des penseurs. Or ils ont été récupérés par la « pensée unique » qui bien sûr en vérité est une non-pensée, à des fins politiques. Ils ont été soutenus par des gens qui œuvrent, assez paranoïaquement, pour un certain ordre du monde occidental qu’ils ont peur de voir disparaître, et qui pour cela s’emploient à récupérer voire manipuler des figures qui passent pour de la contre-culture alors qu’elles sont utilisées -comme les Femen- pour la perpétuation de la culture dominante. Le même phénomène s’est produit pour le dernier roman de Michel Houellebecq, qui a été soutenu de façon absolument exceptionnelle par les grands médias, lui valant même un passage au 20 heures. Il n’est pas difficile de voir qu’il s’agissait là de promouvoir non pas un roman mais une idéologie, toujours la même. La France qu’on veut nous vendre depuis quelques années est la France de l’esprit Deschiens : une France morne et triste, sans lumière, sans consistance, repliée sur des sentiments négatifs et sur son impuissance. Cela se traduit par une phraséologie également sans éclat ni beauté, dans les livres comme dans la bouche d’un chef d’État linguistiquement ségolénisé, ramenant la langue au niveau de l’entresol. Pourquoi, par exemple, dire « La France, elle a fait face », plutôt que « La France a fait face » ? C’est qu’il faut que la langue ressemble à un personnage des Deschiens ou de Houellebecq, qu’elle soit une pauvre chose représentative de pauvres citoyens sans pouvoir ni espoir. C’est qu’il faut mettre l’étouffoir sur l’homme, afin de le dissuader d’essayer de comprendre ce qui se passe vraiment, comment le dieu argent essaie de faire de l’homme un ver dans une décharge publique, seulement occupé à se nourrir et à nourrir par la même occasion le clan des pollueurs, en matière et en esprit.
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ce soir à Paris 5e, photos Alina Reyes
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Rappelons tout d’abord que le djihad, en bon islam, est le combat spirituel, tel que le connaissent les spirituels de toutes traditions et religions sur la terre – et comme le dit Arthur Rimbaud : le combat spirituel est plus rude que la bataille d’hommes. Mais les hommes préfèrent le moins rude, et ils choisissent plutôt la bataille d’hommes. Ainsi a été détourné le sens du mot djihad, que des manipulateurs utilisent pour convaincre des hommes perdus, qui n’ont pas trouvé la voie pour devenir des hommes accomplis, de s’en venger au nom d’un idéal aussi fallacieux que nébuleux.
Plusieurs éléments donnent un éclairage brutal sur la psychologie des trois « djihadistes » passés à l’acte ces deux derniers jours à Paris. Ces hommes ont semé sur leur chemin de folie meurtrière les signes de la terrible haine de soi qui les a lancés contre le miroir de leur mort. L’un, arabe, a achevé froidement un policier arabe qui faisait appel à sa compassion. L’autre, noir, a tué une bien innocente policière noire. L’un et l’autre ont tiré dans le miroir de leur gentillesse perdue, de l’humain qu’ils auraient pu être s’ils n’étaient pas morts dans leur âme, et de leur origine. En tuant des clients juifs de l’épicerie casher, c’est aussi l’origine sémitique de sa religion qu’a visée Coulibaly : sur cela, cette haine de l’origine, antisémites musulmans et antisémites chrétiens se retrouvent.
Tout cela se retrouve dans la tuerie perpétrée à Charlie Hebdo. Pourquoi ont-ils visé Charlie Hebdo plutôt que d’autres titres de la presse tout aussi connus pour leur islamophobie obsessionnelle et leurs Unes islamophobes ? L’une des raisons est que le dessin parle plus fort au grand public ; comme la musique il peut être utilisé plus facilement encore que les mots pour enrégimenter et idéologiser les foules – musique (chants de ralliement, fanfares etc) et dessins orduriers ou tableaux « édifiants » et propagandistes ont largement été utilisés par les régimes nazi, communistes, fascistes ou fascisants, comme aujourd’hui par la publicité et la communication. C’est ce possible détournement de leur puissance qui a toujours inspiré une méfiance de certains spirituels, notamment musulmans, à l’égard des images et de la musique.
Mais il y a dans le ciblage de Charlie Hebdo quelque chose de plus profond encore. Il y a de nouveau l’effet miroir, dédoublé. D’une part les images ordurières du magazine renvoient les musulmans à la figure que leur forge le très ancien mépris colonialiste et raciste, figure qu’ils ne peuvent que détester mais qui les habite malgré eux, comme un enfant que l’on aura pendant toute son enfance insidieusement dévalorisé sera malgré lui pénétré d’une image négative de lui. D’autre part les dessinateurs de Charlie, maniant l’ironie avec tout le mépris de leur position surplombante, tout en restant, à cause de leur histoire, sympathiques aux yeux du grand public qui a connu aussi le meilleur de leur œuvre, en d’autres temps, sont en eux-mêmes des icônes de ce que ne pourraient jamais être les « djihadistes » qui les ont tués. Eux ne seraient jamais des privilégiés, élevés dans l’idée que toutes les audaces leur étaient permises, du moment qu’ils possédaient les armes pour cela, des armes qui ne tuent pas physiquement. Eux n’auraient jamais la capacité de se battre ainsi. Et pourtant, eux aussi auraient aimé être « reconnus », prolonger le quart d’heure de célébrité qu’ils connurent au détour d’un reportage (Coulibaly jeune à l’Élysée, Kouachi après avoir été arrêté pour organisation d’entraînement au djihad). Si l’un d’eux a fait tomber sa carte d’identité dans une voiture, cela ressemble fort à un acte manqué : une signature, une piste pour avoir sa photo dans les médias. Si Kouachi a accepté de parler avec BFMTV, si Coulibaly a appelé lui-même la chaîne, c’est bien parce que ces jeunes gens sont de leur temps, de ce temps dont une grande partie de la société se nourrit, le temps de la télé réalité, actualisation du temps « du pain et des jeux du cirque » des impérialistes romains de l’Antiquité, le temps où l’on jette en pâture au public d’éphémères gloires venues de nulle part et fondées sur rien, avant qu’elles ne disparaissent, souvent tragiquement, dans le néant où elles sont renvoyées. Le temps de la recherche tragique dans le miroir de l’être qu’on n’y trouve pas.
En tirant à bout portant dans leurs miroirs détestés, tout en les appelant via la télé, en une ultime et désespérée tentative d’être enfin reconnus comme des personnes, comme des gens qui aussi bien que des dessinateurs ou des policiers comptent aux yeux de la société, ils ont brutalement assassiné leurs prochains, tout en se condamnant eux-mêmes. Et il y a là un signe capital pour l’ensemble de l’humanité, une question posée : que faisons-nous de l’homme ? Le monstre que nous en faisons nous menace.
Je terminerai ainsi ma traduction, du grec ancien, de ce fameux Poème.
9
Mais puisque toute chose a été nommée lumière et nuit,
et ce, d’après sa puissance en ceci ou en cela,
tout est à la fois plein de lumière et de nuit sans lumière,
l’une et l’autre égales puisque avec ni l’une ni l’autre il n’est rien.
10
Tu verras l’éther et la nature, et dans l’éther tous
les signes, et le pur et saint flambeau
du soleil à l’action invisible, et d’où ils proviennent ;
tu apprendras les périples de la lune circulaire
et sa nature, tu verras aussi le ciel qui entoure tout,
d’où il est né, et comment la Nécessité qui le conduit l’a obligé
à servir de terme aux astres.
11
Comment la terre, le soleil et la lune,
l’éther commun, la Voie Lactée, l’Olympe
ultime et l’âme ardente des astres, se sont élancés
dans le devenir.
12
Les lieux les plus étroits sont pleins d’un feu sans mélange,
les suivants sont pleins de nuit, puis vient le tour de la flamme.
Au milieu d’eux est la divinité qui tout gouverne.
Car elle préside au terrible enfantement et au coït,
envoyant la femelle se mêler au mâle et réciproquement,
le mâle à la femelle.
13
Oui, le tout premier de tous les dieux qu’elle médita, ce fut Éros.
14
Brillante dans la nuit, autour de la terre errante, lumière d’ailleurs.
15
Toujours jetant ses regards vers la lumière du jour.
15a
Dire la terre enracinée dans l’eau.
16
Comme chacun conduit le mélange de ses articulations si mobiles,
ainsi l’esprit se présente en l’homme. Car ce qui pense
en l’homme est de la nature de ses articulations,
pour tous et pour tout ; et l’entier est la pensée.
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Il ne s’agit pas d’incriminer la police, sa tâche n’était pas facile et peut-être n’a-t-elle pu éviter de tuer les tueurs. Il n’y aura donc pas de procès, pas de parole, et c’est regrettable. Ce qui est très dommageable aussi, c’est de répondre à la mort violente par la mort violente. Chaque fois que cela se produit, c’est une défaite de la démocratie, et le fait que cela se reproduise aggrave chaque fois l’atteinte, et aggrave la blessure que la tuerie initiale fait à l’humanité en chacun de nous.
Pas de procès donc, mais espérons que l’enquête éclairera les nombreuses zones d’ombre de toute cette affaire. Combien y avait-il de tueurs dans les locaux de Charlie Hebdo ? Pourquoi un jeune lycéen s’est-il retrouvé accusé dans les médias, puis le lendemain disculpé par ses camarades de classe ? Qu’en est-il ? Si ce n’était lui, y avait-il un troisième homme, et qui était-il ?
Que se préparait à faire Coulibaly, jeudi matin, quand il est tombé par hasard sur une policière qu’il a tuée, alors qu’il était armé jusqu’aux dents et portait un gilet pare-balles ? Qui était la femme qui, selon des otages réfugiés au sous-sol de l’épicerie casher, l’accompagnait cet après-midi à Vincennes, et où est-elle passée ? Quel est l’homme avec lequel des otages du supermarché ont vu arriver Coulibaly ?
Et puis : dans quelles circonstances exactement Coulibaly à Vincennes et les frères Kouachi à Dammartin ont-il été tués ? C’était exactement à l’heure de la prière du soir. C’est le moment que la police a choisi à Vincennes pour intervenir : les lieux étant écoutés, les policiers ont profité du moment où ils ont entendu Coulibaly commencer sa prière pour libérer les otages et donner l’assaut. N’ont-ils pas usé de la même tactique à Dammartin ? Ou bien est-ce par un pur hasard que les frères Kouachi, à Dammartin, sont sortis en tirant au même instant ? Sont-ils vraiment sortis d’eux-mêmes, ou pour répondre à un assaut ?
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