Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (20)

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Prague en hiver, photos O

*

Viens, Franz. J’ai si mal. Viens, étends-toi auprès de moi. Couche-toi sur moi, écrase mon corps, que je l’oublie. Suis-je glacée, ou chaude ? Je ne sais plus si c’est le froid ou la fièvre qui fait se recroqueviller mon corps comme celui d’un fœtus, de sorte que je ne peux même plus voir le coin de ciel au-dessus de ma tête.

Aide-moi à me détendre, que je puisse à nouveau le contempler. Le printemps est là, je sais que je vais guérir. J’irai te voir au cimetière, comme j’allais voir ma mère, quand j’étais petite. Si j’y rencontre le fantôme de l’adolescente que j’étais, j’espère qu’il n’aura pas honte de la femme que je suis devenue. C’est l’essentiel, n’est-ce pas, Franz ? Je suis si fière de toi. Tu ne t’es jamais trahi.

Viens, regarde, nous sommes si maigres, il y a de la place pour nous deux. Aide-moi à relire ton Journal, aide-moi à rester là, du côté de la vie.

2 août – L’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. – Après-midi piscine.

Tout aurait pu se passer autrement. Après ta rupture avec Felice, tu décidas de partir vivre à Berlin, selon ton vieux rêve – et d’y vivre de ta plume. Pour démarrer, tes cinq mille couronnes d’économies te permettraient de tenir deux ans. Ensuite, compte tenu de la modestie de tes besoins, tu pouvais espérer vivre de ta production littéraire, voire journalistique. Tu allais enfin quitter cette Prague où tu te sentais depuis toujours étouffer, quitter le foyer de tes parents, être indépendant, maître de ta vie.

Que se serait-il passé si nous nous étions connus à Berlin au lieu de Prague, en 1920 ?

Quelle œuvre aurais-tu écrite, là-bas ? N’y serais-tu pas devenu un autre homme ?

La guerre a éclaté, et tu as dû rester prisonnier de Prague.

*

Défilé patriotique. Discours du bourgmestre. Il disparaît puis revient, et on entend l’acclamation allemande : « Vive notre monarque bien-aimé ! Vivat ! » J’assiste à cela avec mon regard méchant. Ces défilés sont l’un des plus répugnants phénomènes qui accompagnent accessoirement la guerre.

Tu as passé la guerre à faire la guerre, contre toi-même, pour la vie et pour l’écriture, avec une rage redoublée, à essayer de finir Le Procès, travailler, travailler, travailler (L’Amérique, La Colonie pénitentiaire), ne plus pouvoir écrire car contraint de t’occuper de l’usine de ton beau-frère parti au front, et soumis au bureau à une charge redoublée par les événements, puis à nouveau écrire, écrire, écrire (une vingtaine de nouvelles), renouer avec Felice, souffrir maladivement du bruit dans tous les appartements successifs où tu vécus – le bruit omniprésent, manifestation de la guerre totale, éternelle -, essayer en vain d’être à ton tour mobilisé, devenir tuberculeux, rompre avec Felice.

Je n’ai pas le temps. C’est la mobilisation générale. K. et P. sont appelés sous les drapeaux. Je reçois maintenant la récompense de la solitude. Malgré tout, je suis un peu touché par toute cette misère et je suis plus ferme que jamais. Cet après-midi il faudra que je reste à l’usine, je n’habiterai pas à la maison parce que E. et ses deux enfants s’installent chez nous. Mais j’écrirai en dépit de tout, à tout prix, – c’est ma manière de me battre pour me maintenir en vie.

Réfugié dans la minuscule maison de la ruelle des Alchimistes, puis dans l’appartement du palais Schönborn, tu passas sans doute là, malgré les rigueurs de la guerre et tes difficultés personnelles, quelques-uns des meilleurs moments de ta vie. Seul, écrivant… Il y a du Kafka dans tout écrivain… Tout écrivain connaît ce plaisir de l’ermite, ou cette aspiration au retirement, dans le face à face avec l’écriture qui est souvent douleur, peine et désespérance. Mais aussi, parfois, extase, euphorie. Tout écrivain connaît ce déchirement entre le désir d’appartenir à une communauté et celui de s’en extraire – entreprise périlleuse, impossible, et pourtant fatalement tentée, par compassion éperdue pour l’humanité, mais au risque de la haine. Tout écrivain, plus ou moins, alors que seul Kafka est entièrement Kafka. Entièrement seul, comme toi, Franz, dans cette solitude où j’essaie de te rejoindre.

Je ne découvre en moi que mesquinerie, irrésolution, envie et haine à l’égard des combattants, auxquels je souhaite passionnément tout le mal possible.

Cependant le malheur devenait plus présent et plus visible. La ville était paralysée, on commençait à ressentir durement le froid et la faim, et les nouvelles du front faisaient peur. Les Tchèques pouvaient se réjouir secrètement de la mauvaise posture de l’Autriche, mais les juifs, presque tous pro-allemands ou considérés comme tels, avaient de quoi, étant donné l’extrême fragilité de leur statut, s’inquiéter pour leur avenir dans le pays.

Et bien que tu fusses constamment appelé sur le front de l’écriture, bien que les hommes pussent t’inspirer haine et rage, avec leur guerre contre la vie et la littérature, tu ne restas pas insensible au sort d’autrui, loin de là. Même si tu savais qu’il ne te serait jamais possible de t’intégrer normalement dans la société, dès le lycée tu t’étais intéressé aux mouvements sociaux, aux combats pour la justice, contre l’obscurantisme. Et cet engagement, qui n’en était d’ailleurs pas un au sens ordinaire du terme, cette façon d’être aux côtés du plus faible, n’était pas une pure vue de l’esprit, comme il arrive si souvent chez les intellectuels issus de la bourgeoisie, mais un mouvement du cœur, né en toi, dès avant l’âge de raison.

Tout jeune enfant, tu voyais avec honte et colère les employés de la maison et du magasin courber l’échine devant le mépris et la tyrannie de ton père qui, comme tout capitaliste, grand ou petit, les exploitait autant que possible. (Ton père était certainement par ailleurs un brave homme, qui avait eu, lui aussi, son lot de souffrances. S’il avait un comportement de despote, c’était à la fois par conformisme et par intérêt, afin d’entrer dans le système en cours et d’en tirer profit, selon les règles de la classe dominante, à laquelle il avait âprement rêvé d’appartenir.) Or toi aussi, tu étais en quelque sorte l’ennemi de classe de ton père. Sensible et humble, tu étais viscéralement du côté des victimes de l’ordre social, du côté des ouvriers, des femmes, et aussi des juifs de l’Est – ces miséreux que les juifs pragois considéraient avec mépris.

Et c’est le même mouvement compassionnel qui t’amena du socialisme de ta jeunesse au sionisme de tes dernières années (même si ton socialisme comme ton sionisme restèrent des tendances ou des inclinations, et ne se rigidifièrent jamais en profession de foi idéologique), en passant par un féminisme latent, qui se révélait aussi bien dans ton malaise avec les femmes (impossible pour toi de te conformer au modèle oppresseur-opprimée), que dans ton goût pour les femmes indépendantes, ou les jeunes filles que tu encourageais toujours à s’instruire et à travailler.

Au lycée, après le départ de ton camarade tchèque Rudolf Illowy, qui t’avait fait connaître les idées socialistes, tu restas le seul de ta classe à porter l’œillet rouge. Un soir, tu te rendis avec Hugo Bergmann à une réunion organisée par une corporation d’étudiants ultra-nationalistes, au bord de la Moldau. Quand tous se levèrent pour entonner Wacht am Rhein, l’hymne progermanique, Hugo et toi restâtes délibérément assis, et muets – ce qui vous valut évidemment d’être expulsés de force par cette bande de brutes.

Plus tard, tu continuas à t’intéresser aux problèmes politiques, et notamment, contrairement aux bourgeois « allemands » de Prague, à ceux des Tchèques. Il t’arriva d’assister aux réunions du club Mladych, un mouvement de jeune antimilitaristes et « subversif ». L’un de ses membres, Michal Mares, racontait après ta mort :

Personne ne le connaissait, il était toujours seul. Auditeur silencieux et attentif, il touchait à peine à son verre de bière. À l’entrée de la salle, il était rare qu’on ne fît pas quelque collecte, pour les prisonniers politiques, pour les mineurs en grève de la Bohême du Nord (…) Les florins étaient déjà extrêmement rares. Mais notre hôte nous laissait, le plus discrètement possible, une pièce de cinq couronnes…

Il disait même qu’au terme d’une réunion qui avait dégénéré en bagarre générale avec la police, tu t’étais retrouvé au poste, avec quelques autres :

Kafka, qui dépassait de la tête la plupart de ses semblables, passait difficilement inaperçu (…) il fut conduit au commissariat le plus proche, où il fut finalement traité avec une certaine indulgence. Selon la loi, il avait le choix entre une amende d’un florin ou vingt-quatre heures d’arrêts. Kafka, qui devait être ponctuel au bureau tous les matins, paya le florin et s’en fut.

Tu ne m’as jamais parlé de cette mésaventure, et Max n’était pas au courant. Mares était-il fiable ? Je me souviens qu’au temps où nous le connaissions tous deux il t’avait envoyé son recueil de poèmes avec, en dédicace : « à mon vieil ami » ; et, quelques jours, plus tard, la facture – ce que tu n’avais pas beaucoup apprécié… Quoiqu’il en soit, tu étais capable de te rendre seul, et sans en parler à tes amis, à ce genre de réunions, ne serait-ce que par curiosité ou par sympathie. Tu lisais d’ailleurs des auteurs tels que Kropotkine ou Bakounine.

Aux Assurances ouvrières, tu travaillais essentiellement avec des Tchèques. Normalement, les juifs n’étaient pas admis dans cet organisme, où tu fus employé par l’entremise du père de l’un de tes amis, juif converti au catholicisme. Tout le monde t’y appréciait, autant pour ton travail que pour tes qualités humaines.

Après ta mort, tes anciens collègues et subordonnés rivalisaient de témoignages sur ton exceptionnelle gentillesse. L’un racontait que tu lui accordais des petits prêts et refusais d’être remboursé… L’autre t’appelait « le bébé de notre bureau »… Une femme de ménage se souvenait avec émotion des fleurs ou des bonbons que tu lui offrais de temps en temps…

En l’espace de quatorze ans, et en raison de ton efficacité, tu fus régulièrement promu : de fonctionnaire auxiliaire à rédacteur titulaire, puis vice-secrétaire, secrétaire, et enfin secrétaire en chef – avant d’obtenir ta retraite anticipée, un an avant ta mort. Les dernières années, en raison de ta maladie et de ton besoin d’écrire, il t’arriva de demander des congés supplémentaires, qui te furent toujours accordés. Ce traitement de faveur n’était dû qu’au fait – dont tu ne semblais pas te rendre compte – d’être considéré au sein de cette bureaucratie de deux cent cinquante fonctionnaires comme un employé précieux. « Sans Kafka, tout le service s’écroulerait », disait ton chef.

Ton rôle était de transmettre l’information juridique auprès de quelque trente-cinq mille entreprises, de t’occuper de leurs « recours » quand elles contestaient le montant de leurs cotisations obligatoires ; et surtout de la prévention et de l’indemnisation des accidents de travail, dont la fréquence augmentait sensiblement, dans un univers de plus en plus mécanisé. Tu étais aussi chargé de rédiger des rapports annuels d’activité, ton supérieur hiérarchique ayant tout de suite noté ton « remarquable talent de rédacteur ».

Pour préconiser la mise en place de mesures de sécurité dans les ateliers, tu dus acquérir de grandes compétences technologiques et faire pour le compte de la compagnie de nombreux voyages dans les villes industrielles de Bohême, où tu pus constater de près les conditions de vie des ouvriers. Comme ces gens sont humbles, dis-tu un jour à Max. Au lieu de prendre la maison d’assaut et de tout mettre à sac, ils viennent nous solliciter !

Chaque jour tu devais traiter des dossiers d’ouvriers estropiés par leur machine, et admettre que l’œuvre des Assurances ouvrières laissait beaucoup à désirer, malgré ta bonne volonté.

*

En 1911, la troupe de théâtre yiddish de Yitzhak Löwy s’installa à Prague pour quelques mois. Tu découvris avec passion la vie, la culture et le travail de ces pauvres juifs de l’Est. Ils étaient bien différents des juifs occidentaux « déjudaïsés » qui, comme ton père, les méprisaient – ou, au mieux, les trouvaient exotiques.

Aujourd’hui, quand Löwy m’a parlé de son mécontentement et de son indifférence à l’égard de tout ce que fait la troupe, je lui ai proposé clairement d’expliquer son état par le mal du pays, mais en un sens, je ne lui ai pas livré cette explication, bien que je l’eusse exprimée, je l’ai gardée pour moi et j’en ai joui de façon passagère, pour ma propre tristesse.

Encore une fois, à travers eux, tu te prenais d’affection pour les bannis, les exilés auxquels tu pouvais d’une certaine façon t’identifier, tout en rêvant au soutien qu’ils pouvaient trouver au sein de leur communauté. Comme eux, comme l’arpenteur K., tu étais, en tant qu’écrivain, celui dont le monde ne voulait pas, celui dont nul n’avait besoin, mais que l’on tolérait : le perturbateur qu’on ne laisserait jamais accéder au Château, et qui serait condamné à survivre comme une âme errante dans un village qui n’était pas le sien.

Or, si tu n’étais décidément pas d’ici, d’où étais-tu ? Toute mémoire semble effacée de l’arpenteur – ou du moins de cet individu qui se prétend arpenteur -, comme elle l’était chez toi du fait du déracinement et de la déculturation de ton père. Yitzhak Löwy et les gens de sa troupe parlaient la langue perdue de tes ancêtres – le yiddish est tout, le mot, la mélodie hassidique et la réalité profonde de cet acteur juif lui-même –, cette langue que tu ne connaissais pas et qui aurait pourtant été la seule dans laquelle tu puisses dire « mère » et « père » avec amour :

Hier, il m’est venu à l’esprit que si je n’avais pas toujours aimé ma mère comme elle le méritait et comme j’en étais capable, c’est uniquement parce que la langue allemande m’en a empêché. La mère juive n’est pas une Mutter, cette façon de l’appeler la rend un peu ridicule (non à ses propres yeux, puisque nous sommes en Allemagne ) ; nous donnons à une femme juive le nom de mère allemande, mais nous oublions qu’il y a là une contradiction, et la contradiction s’enfonce d’autant plus profondément dans le sentiment. Pour les juifs, le mot Mutter est particulièrement allemand, il contient à leur insu autant de froideur que de splendeur chrétiennes, c’est pourquoi la femme juive appelée Mutter n’est pas seulement ridicule, elle nous est aussi étrangère (…) Je crois que seuls les souvenirs du ghetto maintiennent encore la famille juive, car le mot Vater ne désigne pas non plus le père juif, à beaucoup près.

Ta langue maternelle n’était pas ta langue, mais tu n’en avais pas d’autre. Tu étais l’exilé absolu : exilé du monde (représenté aussi bien par ton père que par Felice), exilé du langage – et par quelque alchimique paradoxe, propre à cette ville étrange, Prague, tu devins l’inventeur d’un langage universel, capable de toucher tous les humains, en tous lieux et en tous temps.

C’est ainsi que, mû à la fois par un souci de solidarité sociale et une quête identitaire, tu t’intéressas de plus en plus au judaïsme et au sionisme, qui te donnaient la possibilité de te rapprocher d’une communauté liée par une culture ancienne, authentique, et d’y puiser de nouvelles forces. Dans un discours pour présenter la troupe de Löwy, tu déclaras : C’est alors que vous serez à même d’éprouver ce qu’est la vraie unité du yiddish, et vous l’éprouverez si violemment que vous aurez peur, non plus du yiddish, mais de vous. Vous ne seriez pas capables de supporter cette peur, si le yiddish ne vous communiquait aussitôt une confiance en vous-mêmes qui peut tenir tête à la peur et se montrer plus forte qu’elle.

Dès le début de la guerre, des réfugiés juifs par milliers affluèrent de l’Est vers Prague. La communauté juive de la ville se mobilisa pour les aider, et tu trouvas là l’occasion de les approcher et de les connaître mieux – ce qui te permit de mesurer la distance qui vous séparait, et de démystifier quelque peu leur sagesse ancestrale. Après avoir assisté à un débat entre un rabbin miraculeux et ses disciples, tu en conclus que derrière les propos insiginifiants que tu entendis, ton ami Langer, un mystique, cherchait ou pressentait un sens plus profond, alors qu’à ton avis le sens le plus profond est justement que ce sens fait défaut, et c’est bien suffisant…

Max raconte qu’une autre fois, au terme d’une soirée consacrée à la célébration du sabbat, bien qu’indubitablement touché par les qualités primitives d’une ancienne tradition populaire, tu lui avais déclaré : en fait, c’était plutôt comme une visite à une tribu de sauvages de l’Afrique. Superstition criante.

Pourtant, tu étais resté attaché à ce peuple, que tu sentais à la fois en danger et tellement fort, de toute la force de sa solidarité et de sa chaleur humaine. Pendant la guerre, tu persuadas Felice de s’engager au Foyer populaire juif de Berlin, afin qu’elle s’y occupe des enfants de réfugiés. C’est dans un camp d’été financé par ce même foyer berlinois que tu allais rencontrer Dora quelques années plus tard, la compagne de tes derniers jours, une juive de l’Est qui allait enfin te permettre de t’échapper de Prague.

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à suivre (cf première note de sa catégorie)

Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (19)

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C’est l’ennui qui engendre la guerre.

Quelles que soient les difficultés, se réserver toujours des moments de bonne humeur, de légèreté. Des envies de danser. Ou de rire.

Parfois j’ai envie de rire en pensant à toi, Franz Kafka. J’ai souvent ri en lisant ton Journal – sans parler du reste de ton œuvre, où les personnages ont des mimiques exagérées, et se conduisent comme dans un film burlesque. Par exemple, dans Le Château, quand les aides de K. brassent les papiers dont l’armoire du maire est remplie, puis la renversent pour la remettre à l’intérieur, et s’assoient dessus pour la fermer… La scène est décrite avec tous les ressorts d’un gag.

Toi aussi, tu es par moments un personnage drôle. Je ne parle pas de ton humour, de l’ironie douce, sobre et enjouée qui rend ta conversation si plaisante. Je parle de toi, de ta façon d’être – d’être drôle sans le vouloir.

Une fois, devant le personnel réuni pour écouter solennellement un discours du directeur, tu as piqué un fou rire bruyant, inextinguible. C’était terriblement gênant, mais il n’y avait rien à faire : ce discours était si ridicule ! Impossible de rester confit comme le reste de l’assemblée. Tu aurais pu y perdre ta place, ou la considération de tes supérieurs, mais tu étais trop sensible au langage pour empêcher ton corps de réagir, clamer son fantastique amusement.

Le rire est souvent la conséquence d’un moment de perception aiguë du réel, d’un instant de sensibilité et de lucidité extrêmes. Il brise tous les murs de verre entre lesquels nous nous déplaçons d’ordinaire sans les apercevoir.

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Je t’imagine dans cette sorte de grande colonie de vacances pour adultes que tu aimais fréquenter, le Jungborn, Fontaine de Jouvence, quel nom attractif… La vie y était organisée sous le signe de la santé, rehaussée d’une pointe de philosophie vaguement orientale. Hommes et femmes y passaient leur temps, nus comme des vers… Sauf toi, qu’on appelait « l’homme au caleçon ».

Gymnastique, méditation, ingestion de légumes crus… Ce devait être assez drôle, et tu t’y sentais bien. Tu y rencontrais toutes sortes de gens… Le docteur Sch, qui te racontait ses voyages et sa vie à Paris, où, à travers la cloison, il entendait sa voisine qui criait de plaisir de façon éhontée…

Ou bien le vieil Adolf Just, qui a les yeux bleus, guérit toutes les maladies avec de la boue et me met en garde contre le médecin qui m’a interdit les fruits…

Ou encore cet inconnu qui demande pourquoi les Américains sont si florissants, alors qu’ils ne peuvent dire deux mots sans jurer…

Le médecin, adepte de Mazdanan, qui recommande lors d’une conférence un exercice pour faire pousser les parties sexuelles, et, pour l’hygiène, les bains d’air, la nuit (…), mais il ne faut pas s’exposer trop longtemps aux rayons de la lune, cela est mauvais…

L’adepte de la « Communauté chrétiennes », qui parle inlassablement et raconte comment son père entendit la voix de Dieu sur son lit de mort…

Et puis des femmes. Mme von W, la veuve suédoise qui ressemble à une lanière de cuir… Et des jeunes filles, comme celle que tu invitas à danser, et qui te confia qu’elle est orpheline et va entrer au couvent (…) En dépit de sa mélancolie, elle danse avec grand plaisir, ce dont je m’aperçois surtout après, quand je la prête au Dr Sch…

Il semblait régner là une atmosphère mystico-sexuelle bon enfant et une tension contenues, parfaitement illustrées par le rêve que tu fis une nuit, dans ta cabane au milieu des lapins sauvages :

Les gens réunis pour prendre des bains d’air s’anéantissent mutuellement au cours d’une bagarre. La société s’étant séparée en deux groupes qui ont d’abord plaisanté ensemble, quelqu’un sort de l’un des groupes et crie aux autres : « Lustron et Kastron ! » Les autres : « Quoi ? Lustron et Kastron ? » Le premier : « Sans doute. » Commencement de la bagarre.

J’ai lu plusieurs fois ce rêve, il est drôle, et témoigne de l’intérêt réel que tu trouvais à cette ambiguë Fontaine de Jouvence, et de la distance amusée avec laquelle tu la considérais malgré tout.

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À mes yeux tu as le talent, volontaire ou non, d’un Buster Keaton ou d’un Charlie Chaplin. De ta vie, de ton personnage, on ne voit généralement que l’aspect tragique. Mais comme ces grands cinéastes du muet, tu as su inventer une écriture en noir et blanc, et donner à ton œuvre et à toi-même un double visage : d’un côté oppression, angoisse, sentiment de l’absurde ; de l’autre délire organisé, comique de situation ou de répétition.

Dans le rôle de l’éternel amoureux malchanceux, tu n’étais pas mal non plus… Si j’en venais à me tuer, il est absolument sûr que personne n’en porterait la responsabilité, même si, par exemple, la conduite de F. devait en être la cause visible et immédiate. Une fois déjà je me suis représenté la scène qui aurait lieu si j’arrivais chez elle, une lettre d’adieux dans la poche en prévision du dénouement ; soupirant éconduit, je pose ma lettre sur la table, je vais sur le balcon où je m’arrache à tous ceux qui se précipitent pour me faire lâcher prise, et je saute par-dessus la barre d’appui, tandis que les mains qui me tiennent sont obligées de céder, les unes après les autres. Dans ma lettre toutefois, j’aurais écrit que j’ai sauté par la fenêtre à cause de F., mais que, même si elle avait accepté ma demande, il n’en aurait résulté aucun changement essentiel pour moi.

Quel culot ! Felice, secrétaire de direction, n’avait peut-être pas les qualités requises pour comprendre un esprit génial et tourmenté comme le tien. Mais de là à la rendre – hypocritement – responsable de ton suicide… Alors qu’après l’avoir longtemps poursuivie, tu l’avais découragée de t’épouser en lui annonçant que tu ne pourrais jamais la posséder… Alors qu’au moment même où tu songeais à la punir de son recul, par un suicide, tu flirtais gentiment avec Grete, sa meilleure amie… Et alors que, moins de quatre mois plus tard, Felice ayant finalement accepté de t’épouser, tu commentais ainsi ces fiançailles que tu avais tant souhaitées :

Rentré de Berlin. J’étais ligoté comme un criminel. Eussè-je été mis dans un coin avec de vraies chaînes et des gendarmes postés devant moi, ne m’eût-on laissé regarder ce qui se passait qu’ainsi enchaîné, cela n’eût pas été pire. Et c’étaient là mes fiançailles, et tout le monde s’efforçait de me ramener à la vie, et comme cela ne se pouvait pas, de me supporter tel que j’étais. F. s’y efforçait moins que les autres, et avec raison, puisque c’était elle qui souffrait le plus. Ce que les autres regardaient comme un simple symptôme était pour elle une menace.

Pourquoi lui avais-tu déclaré que tu ne pourrais jamais la posséder ? Pourquoi en étais-tu si convaincu ? Parce que c’était vrai. Tu ne la posséderais jamais, parce que tu ne le voulais pas. Comme tu le dis plus tard à propos du déclenchement de ta tuberculose, ta tête, déjà, complotait avec ton corps pour servir ton intérêt. Physiologiquement rien ne t’empêchait de « posséder » Felice, tu avais déjà eu d’autres femmes, et la seule mention d’une « forte éjaculation » à propos de la dernière phrase du Verdict suffit à prouver que le problème n’était pas « mécanique » mais mental. Quoique tu en dises, tu ne voulais pas épouser Felice.

Il devait y avoir de l’autodérision dans cette mise en scène fantasmée de ton suicide. Tu étais assez intelligent pour te rendre compte de la comédie que tu jouais. Mais c’est quelque chose qui m’amuse et me réconforte, ce côté inconséquent et insaisissable d’écolier buissonnier, et aussi ta tendance à t’apitoyer sur toi-même, un peu comme un petit garçon qui voudrait bien attirer l’attention d’une dame et, grâce à une aimable escroquerie sentimentale, se faire consoler par elle – tout en lui faisant comprendre qu’elle ne peut rien pour lui, puisque, en fait, il est un homme, un rebelle…

C’est le tempérament que les femmes disent souvent détester chez les hommes, et qui pourtant les attire : l’homme-enfant, celui qu’on ne parvient pas à retenir, qui n’est pas plus sérieux ni fiable qu’un voyou, même s’il n’en a pas l’air.

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Franz Kafka, cesse de m’attendrir avec tes grands yeux gris ! Ou plutôt non, ne cesse pas. Je ne veux pas être injuste : avec moi tu as toujours été sincère, profond, fidèle et généreux. Plus que n’importe quel homme. Quand je dis que tu me fais rire, je parle d’un rire qui me fait du bien, tu comprends cela ? Si, en me donnant ton Journal, tu m’as permis de me rendre compte combien tu as pu être désinvolte (oui, tout au fond, désinvolte, même si je suis sûre que tu continues à le nier) et de mauvaise foi avec les femmes, cela veut dire que tu me permets d’être proche de toi. Et si tu me permets de rire tendrement de toi, cela veut dire encore que tu veux bien te prêter à moi, pour mon plaisir.

Franz Kafka, je t’aime.

Je voudrais que tu vives encore, et embrasser ta bouche, et enlacer ton grand corps maigre, j’aime ton corps sec et je voudrais murmurer quelque chose à tes longues oreilles – j’ai même un peu envie de les mordre, et ton nez aussi, juste si tu veux bien, je m’y prendrai tout doucement – et fermer les yeux, et écouter le sang battre dans tes veines, et je voudrais qu’on puisse tous les deux rire en regardant nos corps, et s’endormir serrés, serrés à mort l’un contre l’autre. Et puis, qu’est-ce que ça peut faire ? Est-ce qu’il y a autre chose que l’amour et la littérature ?

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à suivre, selon le principe énoncé dans la première note de la catégorie

Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (18)

EpyrAhnaBYo

Alphonse Mucha, Les Saisons

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Qu’il est long de mourir, Franz ! Quel labeur opiniâtre que de faire mourir un être vivant, autrement que par la violence ! La vie est à la fois fragile, et tellement bien armée pour résister à la mort.

Toute cette douleur me submerge. Je pense que mon deuxième rein est atteint. Je me replie sur ma souffrance comme un animal blessé, ou bien je me révolte puis je remercie mon corps de me garder, car j’ai une lettre à finir, et des émotions à revivre.

*

Je ne dormais pas, j’ai réveillé Ernst, je lui ai dit allons voir le soleil se lever. Il s’est retourné entre les draps, sans même ouvrir les yeux. J’ai ri, j’ai insisté : à cause de cette nuit, tu comprends ? S’il te plaît, viens avec moi voir le soleil se lever !

Il a fini par s’extraire du lit, s’est chaussé. Je suis restée pieds nus, nous sommes sortis de l’hôtel, tout était désert et silence.

Dans les prés, j’ai cueilli un énorme bouquet de fleurs sauvages. Ernst a dû s’éclipser pour réintégrer son hôtel, le Rixi. Je suis retournée au Prokop, j’ai frappé à la chambre de mon amie Wilma. Elle est venue m’ouvrir tout ensommeillée. Elle a regardé mes pieds trempés de rosée, pris sans comprendre les fleurs que je lui tendais. Je lui ai seulement dit : Ernst est venu dans ma chambre, cette nuit ! Puis je suis retournée me coucher. L’aube était derrière moi.

*

J’avais vingt ans, lui trente. Je l’avais rencontré quelque temps plus tôt à Prague. J’étais au concert, en robe de soirée. J’ai senti un souffle dans mon cou, des cheveux effleurer mon oreille. Il était assis derrière moi, et me demandait la permission de lire la partition par-dessus mon épaule. Mon corps a su, immédiatement, qu’il me le fallait.

Il était beau, très séduisant, cultivé. Il connaissait tout le monde et tout le monde le connaissait. Les écrivains, les artistes le recherchaient pour ses conseils, son goût sûr. Il passait sa vie dans les cafés, vivait la nuit. Et avait autant de maîtresses que d’amis.

L’aimer, c’était jouir de son corps d’amant expérimenté, mais aussi se trouver prise dans un tourbillon de culture et de relations. Je commençai à fréquenter avec lui le café Arco, où je fis la connaissance de Max, entre autres. C’était en 1916, tu y venais moins souvent à l’époque, mais c’est là, Franz, que nous nous sommes aperçus pour la première fois, et même que nous avons été présentés l’un à l’autre ; et la foule nous a séparés – pour plusieurs années.

Quand mon père, nationaliste tchèque, apprit que je fréquentais un juif, il m’interdit, avec des accents dramatiques, de jamais le revoir. C’était un bon à rien, un pilier de bar, un séducteur qui disposait pour tout revenu de celui que lui apportait son modeste emploi de traducteur dans une banque pragoise. Et surtout, il était juif.

Bien entendu, je ne tins aucun compte de ses ordres ni de ses menaces. Je continuai à voir Ernst avec assiduité, je n’avais jamais été aussi amoureuse. Mon père m’envoya en vacances sur le mont Spicak, à l’hôtel Prokop, avec Jarmila. J’y fis la connaissance de Wilma, qui était là avec Max et beaucoup d’autres auteurs pour mettre au point une anthologie de poésie tchèque. Je me joignis à leur groupe.

Nous passions des journées entières assis dans les prairies ou à la lisière de la forêt, à faire des propositions, réciter des textes et discuter ensemble pour établir un choix de poèmes. Après quelques jours, Ernst Pollack arriva et s’installa à l’hôtel voisin, le Rixi. Il fut aussitôt admis dans notre cercle. Et la nuit, dans ma chambre.

De retour à Prague, je couvris Ernst d’attentions et de cadeaux. Je lui apportais à manger de chez mon père ; j’empruntais ou trouvais de l’argent pour lui partout où c’était possible… J’avais envie de le combler, d’en faire toujours plus. Moi qui d’ordinaire pouvais, pour rendre service à un ami, remuer ciel et terre, j’étais, pour cet amant adoré, prête à toutes les folies.

Quand mon père comprit que rien, sinon la force, ne me séparerait d’Ernst, il employa la force. Avec la complicité du père de Stasa, qui était médecin et me craignait à cause de mes relations avec sa fille, il me fit interner à Veleslavin, chez les fous.

Je restai là de juin 1917 à mars 1918. Que dire de cette période, sinon qu’elle constitua ma première expérience, et mon premier apprentissage, de la détention ? Je me rebellai beaucoup, mais comme il arrive toujours dans ce genre d’endroit, la rébellion tournait à mon désavantage. Je souffrais le martyre, non seulement à cause de mon enfermement, mais plus encore du fait de ma séparation d’avec Ernst. Loin de lui, je me sentais mutilée. Tout mon corps le réclamait, j’avais mal à lui comme à un membre fantôme. La jalousie me torturait, aussi. J’imaginais bien qu’il ne se privait pas de voir des maîtresses. L’idée m’en était insupportable. J’étais prisonnière, impuissante, et par-dessus tout, je risquais de le perdre.

Il fallait trouver un moyen. Je réussis à amadouer une gardienne en lui racontant mon histoire d’amour, et elle accepta de m’aider. Les derniers mois, je sortais de l’asile, le soir en cachette, et passais mes nuits avec Ernst.

Mon père finit par me faire libérer. Je pouvais bien faire ce qui me plaisait, mais il ne voulait plus me revoir. J’épousai Ernst, il se fit muter à Vienne, et nous partîmes nous installer là-bas.

*

Après la guerre, l’Autriche, privée des ressources de son empire, avait sombré dans le dénuement. À Vienne, la vie était devenue chère, on avait faim et froid. Plus que jamais les gens s’étourdissaient dans la fête, les cafés étaient bondés, et Ernst y trouva vite sa place. Il se reconstitua, sans peine, une cour d’admirateurs et d’admiratrices, et la vie reprit pour lui comme à Prague : bavardages et nuits sans fin.

Pour moi, tout était différent. Je n’étais plus ici la fameuse Milena Jesenska, celle qui depuis toujours faisait parler d’elle dans la ville. Personne ne me connaissait, je ne connaissais personne, et je ne me sentais pas d’affinités avec les Viennoises, qui me semblaient toutes aussi froufroutantes et superficielles que des personnages d’opérette. À côté d’elles, j’avais l’air sévère, je déparais.

Nous habitions un petit appartement sombre, où Ernst faisait encore moins acte de présence que mon père jadis à la maison. Il m’avait poussée à adopter sa philosophie, selon laquelle un homme, même marié, doit conserver sa liberté sexuelle. Le problème était qu’il ne parvenait que trop bien à mettre ses idées en application. Alors que la raison du cœur, chez moi, ravageait la raison. Dès que nous étions ensemble, je l’accablais de scènes. Pendant cinq ans, ma vie avec lui ne fut qu’une longue épreuve de jalousie.

Bien sûr je ne faisais que reproduire ce que j’avais vécu avec mon père, je m’acharnais à remuer le couteau dans cette plaie de l’insatisfaction et du sentiment d’abandon, qui était en moi comme une seconde nature. Sans doute aurais-je pu lutter avec plus d’efficacité contre le système intime qui me gouvernait si j’avais eu assez de lucidité pour en analyser les rouages. Mais j’étais assommée par la passion comme par une drogue ; il me fallait ma dose, c’était tout.

Nous avions eu vite fait de dépenser l’argent que mon père m’avait laissé en dot, et il était inutile désormais de compter sur son soutien financier. J’étais dans la misère, morale et matérielle.

L’argent d’Ernst partait dans ses sorties, et la plupart du temps il n’avait rien à me donner. Pour pouvoir manger, je me mis à chercher du travail. Je portai les bagages à la gare, m’engageai comme femme de chambre, donnai des cours particuliers de tchèque. Parfois, Ernst rentrait au milieu de la nuit avec des amis, tous de joyeuse humeur. Nous n’avions qu’une pièce et je me levais, pour entendre leurs interminables élucubrations philosophiques, qui pouvaient durer jusqu’au matin.

Les autres femmes, celles que je voyais tourner autour d’Ernst, étaient gracieuses, habillées avec élégance. Je n’avais plus à mettre que de vieux vêtements usés, je me sentais moche, malade, il me semblait évident que, dans l’état où j’étais, Ernst ne pouvait que se détourner de moi. Cette situation me rendait folle. Dans la maison bourgeoise où je travaillais comme femme de chambre, je volai un bijou, le portai chez le prêteur sur gages, et, avec l’argent, achetai tout ce que je trouvai de plus cher et de plus voyant : des robes, des chapeaux, des chaussures.

C’est dans cette nouvelle tenue que je partis, le soir, retrouver Ernst au café Herrenhof. Il m’accueillit par une exclamation admirative, à laquelle je répondis par une gifle. S’il appréciait mon élégance, il allait savoir ce qu’elle m’en avait coûté ! Le vol fut découvert, nous reçûmes la visite de la police, et mon père dut intervenir pour régler l’affaire sans plus de scandale.

Un des amis d’Ernst restait souvent dormir à la maison, enroulé dans un tapis. C’est grâce à lui que je pus me procurer de la cocaïne. Enfermée dans cette spirale, c’était presque un plaisir, en tout cas un vertige, de se laisser emporter et enfoncer par elle, tout en sachant qu’elle menait à l’abîme. Tout en gardant un certain temps l’habitude et le soutien de la cocaïne, je trouvai, par un sursaut de l’instinct, la force d’agir dans une autre direction, pour me sauver.

Je me mis à écrire des petits articles, que j’envoyai aux journaux de Prague. Le premier parut en décembre 1919 dans Tribuna, où travaillait Stasa. Il s’intitulait « Noël dans la ville affamée » (Vienne) – et je savais de quoi je parlais. Après quoi on me confia une chronique sur la mode.

C’est alors que je t’écrivis, au printemps 1920, pour te demander l’autorisation de traduire Le Soutier, en tchèque. De tout ce que j’avais lu récemment, tes textes étaient ceux qui m’avaient le plus profondément marquée. Non seulement je compris que c’était là œuvre d’un génie, mais je me sentais proche de ce qui s’y exprimait, cette âme exilée, étrangère au monde qui l’entoure et qui, pourtant, travaille sans relâche pour y trouver sa place. Nous découvrîmes un chemin l’un vers l’autre, mais il apparut vite qu’ensemble, il nous serait plus difficile encore que séparément de gagner une place en ce monde hostile.

Peu après ta mort, je quittai Ernst. Pourquoi n’avais-je pas eu la force de le faire plus tôt ? Quand tu me demandas de le faire, et de vivre avec toi ?

*

Je me dis que l’Europe est vieille, et ce qu’elle a, ce que nous avons tous aussi parce que nous sommes en elle, et ce contre quoi nous nous épuisons à lutter, c’est un désir de mort. L’Europe sait qu’elle va mourir, alors elle a le désir ou la hantise de se transformer en panthère, plutôt que de mourir. Je pensais cela, ou plutôt c’est ce que tu écrivis qui me le fait penser :

Peut-être, si je commence aujourd’hui à mettre de l’argent de côté, que tu veuilles attendre vingt ans et que les fourrures soient alors moins chères (l’Europe étant retournée à la sauvagerie et les animaux à fourrure courant par conséquent les rues), peut-être mes économies suffiront-elles à ce moment-là pour un manteau.

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Je me raconte inlassablement l’histoire de nos deux vies, comme pour essayer de trouver dans cet amoncellement, dans ce fatras d’émotions et d’événements au milieu duquel nous nous sommes démenés en pauvres bougres… pour essayer d’y trouver quoi ? Que pourrait-il s’y trouver, sinon de bien petites choses comme des instants, des gestes, des sensations, des images, toutes petites choses inconsistantes et bien réelles, de celles dont les détails peuplent tes livres, loin, bien loin de la grande chose qu’idiotement on y cherche d’habitude : le sens ? Alors que le seul sens possible est celui de la mort – il n’y a pas d’autre route pour les vivants que celle de la mort.

Début, déroulement, fin : cependant la vie est une histoire. Pourquoi le fait que la vie soit une histoire, même quand elle est triste, nous console-t-il tant de la vie ?

L’histoire est rassurante. Grâce à elle, la vie est belle. Mais meilleure est encore la vie dans ses illuminations, ses états de grâce, hors de la cage du temps. Ce que tu m’écrivais est toujours vrai, l’a toujours été et le sera toujours, quel que soit le moment de l’histoire : Si tu voulais venir à moi, si tu voulais – pour parler le langage de la musique – renoncer au monde entier pour descendre jusqu’à moi, si bas que, de l’endroit où tu te trouves aujourd’hui, non seulement on ne verrait presque plus rien, mais mais même on ne verrait plus rien du tout, tu serais obligée – c’est cela qui est étange, tout à fait étrange ! – non de descendre, mais de t’élever de façon surhumaine, haut, très haut au-dessus de toi-même, de façon si violente que tu te briserais (et moi aussi, bien sûr, du même coup).

Si je sors d’ici, j’irai danser.

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à suivre, selon le principe énoncé en 1ère note de sa catégorie