« Lilith », par Alina Reyes

lilithArte va diffuser une série (dont le titre prétend au latin mais se trompe : le mot latin est tripalium et non trepalium – et dont d’autre part l’ennui qui s’en dégage m’a empêchée d’aller jusqu’au bout du premier épisode) dont l’action se passe dans une Ville réservée à ceux qui ont travail et puissance économique, séparée par un mur d’une Zone où végètent les chômeurs et économiquement faibles. Cette configuration me rappelle Israël, avec son mur séparant deux populations, et aussi mon roman Lilith (éd Robert Laffont, 1999), avec sa Ville nommée Lone et entourée de « zones » selon le même principe. En voici quelques passages descriptifs, où L’on reconnaîtra la situation que nous vivons actuellement, avec un Occident riche aussi fermé que possible, qui a engendré dans sa périphérie ces guerres complexes, «  guerres civiles, ethniques ou guerres de religion » dont nous ne savons comment libérer l’humanité.

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Je te connais, Lone, immense Ville Seule (…)

De la baie vitrée de son bureau, au quarante-deuxième étage de la tour 757, dans le Moby Dick, un quartier de l’est de la ville, Lilith regarda s’illuminer Lone, tandis que le soir précoce de novembre s’allongeait sur le fabuleux corps urbain. (…) Lilith retourna à sa table de travail, relut sur l’écran de l’ordinateur les instructions et documents destinés à Gilles, son assistant, puis l’éteignit. (…)

Lilith passa la porte à pied, sans problème. Il y avait des années qu’elle ne s’était rendue dans une des zones nord, et il lui sembla que la présence militaire s’était considérablement renforcée. Comme elle venait de Lone, on ne lui demanda pas ses papiers, mais deux policiers, entourés de soldats armés de fusils-mitrailleurs, lui demandèrent où elle allait.

– Au hammam Lalla, répondit-elle, espérant que l’établissement existait toujours.

Ils doivent croire que je vais me payer un ou deux éphèbes, pensa-t-elle. Qui se rendrait en zone 4, sinon pour le business ou pour le sexe ?

– Attendez une minute, madame, on va vous appeler un taxi, dit le flic.

– C’est inutile, merci. J’irai à pied.

– Il est plus prudent de prendre un taxi, dit fermement l’autre flic.

D’un pas de côté, ils s’étaient tous les deux mis en travers de son chemin. (…)

Le taxi était une vieille bagnole ordinaire, sans aucun signe distinctif à l’extérieur, ni compteur à l’intérieur. Lilith s’installa sur la banquette arrière, défoncée, tandis que le flic qui l’avait accompagnée s’entendait avec le chauffeur sur la destination et le prix de la course.

De l’autre côté de la porte, derrière les cordons militaires, on devinait dans l’ombre des campements sauvages, régulièrement balayés par les projecteurs des miradors. Lilith avait entendu parler de ces rassemblements, derrière toutes les portes nord de la ville. Il y en avait au sud-est, aussi, aux portes des zones les plus pauvres, où les gens nourrissaient l’espoir de passer dans Lone, d’une manière ou d’une autre, pour aller y tenter leur chance. De temps en temps l’armée les faisait évacuer brutalement, mais on n’avait jamais pu les empêcher de revenir.

Ils restaient là obstinément, cloués par un espoir absurde. Évidemment il n’y avait aucune chance pour qu’on les laissât passer. Mais tout le sel de leur vie était là, dans ces terrains vagues, derrière la porte qu’ils ne rêvaient peut-être même plus de franchir, mais dont ils espéraient au moins tirer quelque bénéfice, grâce à de misérables trafics avec des gens qui, venant de Lone, circulaient librement.

La voiture s’enfonça dans les ruelles mal éclairées et pratiquement désertes de la médina. Munis de lampes torches, des militaires patrouillaient. De rares passants, le plus souvent des hommes, se hâtaient, tête baissée. Lilith regardait avec émotion ce lacis de ruelles qui avait été le terrain de jeux de son enfance, du temps où les zones n’étaient pas encore fermées, du temps où la médina était animée, paisible et joyeuse. (…)

Et puis s’était radicalisée cette longue guerre sans nom, force économique de Lone contre force démographique de sa périphérie, guerre des capitaux contre les humains, et toutes les banlieues de Lone, débaptisées, avaient changé de statut, devenant des zones numérotées et fermées par des frontières quasiment infranchissables pour qui ne venait pas de Lone, c’est-à-dire pour qui n’appartenait pas au camp de la puissance économique.

Ensuite, à l’intérieur des zones, s’étaient développées d’autres guerres, guerres civiles, ethniques ou guerres de religion, si complexes que nul ne savait en distinguer clairement les protagonistes et que personne n’y comprenait rien, sinon qu’elles préfiguraient atrocement la victoire définitive et générale des puissances de mort sur les puissances de vie. Lone cernée par la terreur attendait, hystérique, son heure. L’heure de tomber tout entière dans le règne absolu de la mort.

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20 règles pour écrire des romans policiers, par S.S. Van Dine

J’ai trouvé ces règles ici sur Open Culture (où elles sont accompagnées d’un article sur Van Dine et les circonstances dans lesquelles il les a écrites, après être resté deux ans au lit à lire plus de deux mille romans policiers) et je les ai traduites, comme j’avais traduit celles de Raymond Chandler, pour ceux qui comme moi caresseraient l’idée d’écrire un polar, ou tout simplement s’intéressent à ce qu’est un polar. Et après le texte, un film de Michael Curtiz avec William Powell et Mary Astor, « The Kennel Murder Case », d’après un roman de S.S. Van Dine.

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Le roman policier est une sorte de jeu intellectuel. C’est aussi un événement sportif. Et l’écriture de romans policiers est régie par des lois très précises – non écrites, peut-être, mais pas moins contraignantes pour autant. Tout concocteur de mystères littéraires respectable et digne de ce nom remplit ces obligations. Voici donc une sorte de credo, fondé en partie sur la pratique de tous les grands auteurs de romans policiers, et en partie sur les éléments que l’intuition de l’auteur honnête lui souffle. À savoir :

1. Le lecteur doit être à chance égale avec le détective pour résoudre le mystère. Tous les indices doivent être clairement énoncés et décrits.

2. Le lecteur ne doit être l’objet d’aucune tricherie ni tromperie délibérées, autres que celles jouées par le criminel avec le détective lui-même.

3. Il ne doit pas y avoir d’intrigue amoureuse. Il s’agit de conduire un criminel devant un tribunal, pas de porter un couple amoureux à l’autel de l’hymen.

4. Le détective lui-même, ou l’un des enquêteurs officiels, ne doit jamais s’avérer être le coupable. C’est une ruse éculée, autant que de vouloir échanger un sou brillant contre une pièce d’or de cinq dollars. C’est une fausse prétention.

5. Le coupable doit être trouvé par des déductions logiques – non par hasard, coïncidence ou aveu sans raison. Résoudre un problème criminel de cette façon revient à envoyer délibérément le lecteur sur une fausse piste, puis à lui dire, après qu’il a échoué, que vous aviez l’objet de sa quête dans votre manche durant tout ce temps. Un tel auteur ne vaut pas mieux qu’un farceur.

6. Le roman policier doit comprendre un détective. Et un détective n’est un détective que s’il investigue. Sa fonction est de recueillir des indices qui mèneront éventuellement à la personne qui a fait le sale boulot dans le premier chapitre ; et si le détective ne parvient pas à ses conclusions par une analyse de ces indices, il n’a pas plus résolu son problème que l’écolier qui se fait souffler la réponse à un problème d’arithmétique.

7. Il doit tout simplement y avoir un cadavre dans un roman policier, et plus mort est le cadavre, mieux c’est. Nul crime moindre qu’un meurtre ne saurait suffire. Trois cents pages pour un crime autre qu’un meurtre, ce serait très abusif. Après tout, la peine et la dépense d’énergie du lecteur doivent être récompensés.

8. Le problème du crime doit être résolu par des moyens strictement naturels. Découvrir la vérité par l’intermédiaire d’une ardoise ou d’une planche de ouija, de la télépathie, de séances avec les esprits, d’une boule de cristal, etc., est tabou. Un lecteur a une chance quand il mesure ses facultés avec celles d’un détective rationaliste, mais s’il doit rivaliser avec le monde des esprits et partir en chasse dans la quatrième dimension métaphysique, il est vaincu ab initio.

9. Il doit y avoir un seul détective – c’est-à-dire un seul protagoniste de déduction – un seul deus ex machina. Mettre sur un problème les esprits de trois ou quatre, ou parfois d’un groupe de détectives, c’est non seulement disperser l’intérêt et rompre le fil direct de la logique, mais aussi prendre un avantage injuste sur le lecteur. S’il y a plus d’un détective le lecteur ne sait pas qui est celui avec lequel il mène l’enquête. C’est comme de faire courir au lecteur une course avec une équipe de relais.

10. Le coupable doit se révéler être une personne qui a joué un rôle plus ou moins important dans l’histoire – une personne familière au lecteur et à laquelle il s’intéresse.

11. L’auteur ne doit pas choisir comme coupable un employé de maison. C’est une question de noblesse. Et une solution trop facile. Le coupable doit être décidément une personne comme tout le monde, qu’on ne soupçonnerait pas normalement.

12. Il ne doit y avoir qu’un coupable, quel que soit le nombre de meurtres commis. Le coupable peut, bien sûr, avoir un complice mineur ou un co-préméditeur ; mais la charge entière doit reposer sur une seule paire d’épaules : toute l’indignation du lecteur doit pouvoir se concentrer sur un seul noir personnage.

13. Les sociétés secrètes, camorras, mafias et autres, n’ont pas leur place dans un roman policier. Un meurtre fascinant et vraiment beau est irrémédiablement gâché par une telle culpabilité en gros. Pour sûr, il faut accorder au meurtrier dans un roman policier une chance sportive ; mais c’est aller trop loin que de lui accorder une société secrète sur laquelle se replier. Aucun meurtrier de grande classe, aucun assassin qui se respecte ne voudrait de telles opportunités.

14. La méthode du meurtre, et les méthodes pour la découvrir, doivent être rationnelles et scientifiques. Autrement dit, la pseudo-science et les moyens purement imaginatifs et spéculatifs ne sont pas tolérés dans le roman policier. Une fois que l’auteur s’embarque dans le domaine de la fantaisie, à la manière de Jules Verne, il est au-delà des frontières de la fiction policière, cabriolant dans les confins inexplorés de l’aventure.

15. La vérité du problème doit à tout moment être évidente – à condition que le lecteur soit assez habile pour la voir. Par là je veux dire que si le lecteur, une fois qu’il connaît l’explication du crime, devait relire le livre, il verrait que la solution l’avait en quelque sorte dévisagé – que tous les indices avaient réellement désigné le coupable – et que, s’il avait été aussi habile que le détective, il aurait pu résoudre le mystère lui-même sans aller jusqu’au dernier chapitre. Il va sans dire que le lecteur intelligent résout ainsi souvent l’énigme.

16. Un roman policier ne doit pas contenir de longs passages descriptifs, pas de lenteurs littéraires sur des sujets secondaires, pas d’analyses subtilement travaillées des personnages, pas de préoccupations « atmosphériques ». De telles matières n’ont pas de place vitale dans un récit de crime et d’enquête. Elles diluent l’action et introduisent des questions qui ne relèvent pas du propos principal, qui est d’indiquer un problème, de l’analyser et de le conduire à une conclusion positive. Mais bien sûr, il doit y avoir suffisamment de descriptions et d’indications sur les personnages pour donner au roman sa vraisemblance.

17. Il ne faut jamais faire endosser la culpabilité d’un crime à un criminel professionnel dans un roman policier. Les crimes de cambrioleurs et de bandits sont l’ordinaire des services de police – pas des auteurs ni des détectives amateurs brillants. Un crime vraiment fascinant est un crime commis par un pilier d’église ou par une vieille fille connue pour ses œuvres de bienfaisance.

18. Un crime dans un roman policier ne doit jamais se révéler être un accident ou un suicide. Mettre fin à une odyssée de détective avec un tel anti-climax est tromper le lecteur de confiance et de bon cœur.

19. Les motifs de tous les crimes dans les romans policiers devraient être personnels. Les complots internationaux et les guerres politiques appartiennent à une autre catégorie de la fiction – les histoires de services secrets, par exemple. Mais une histoire de meurtre doit rester gemütlich [confortable, ndt], pour ainsi dire. Elle doit refléter les expériences quotidiennes du lecteur, et lui offrir une certaine issue à ses propres désirs et émotions réprimées.

20. Et (pour donner à mon credo un nombre de points régulier) je liste ci-joint quelques-uns des dispositifs dont nul auteur de roman policier qui se respecte ne se prévaudra désormais. Ils ont été utilisés trop souvent et sont familiers à tous les vrais amateurs de crime littéraire. Les utiliser est un aveu d’incompétence et de manque d’originalité de l’auteur. a) Déterminer l’identité du coupable en comparant un mégot de cigarette laissé sur la scène du crime avec la marque des cigarettes fumées par un suspect. b) La séance spiritualiste bidon pour effrayer le coupable et le faire se trahir. c) Des empreintes digitales forgées. d) L’alibi mannequin. e) Le chien qui n’aboie pas et donc révèle le fait que l’intrus est familier. f) La désignation finale du criminel comme un double, ou un parent ressemblant exactement à la personne soupçonnée, mais qui était en fait innocente. g) La seringue hypodermique et les gouttes qui terrassent. h) Le meurtre commis dans une pièce fermée après que la police l’a en fait forcée. i) Le test d’association de mots pour déterminer la culpabilité. j) La lettre chiffrée ou codée, qui est finalement déchiffrée par le détective.

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Beaumarchais, « Le Mariage de Figaro » et l’homme de Cour

Le Comte : Avec du caractère et de l’esprit, tu pourrais un jour t’avancer dans les bureaux.

Figaro : De l’esprit pour s’avancer ? Monseigneur se rit du mien. Médiocre et rampant, et l’on arrive à tout.

Le Comte : …Il ne faudrait qu’étudier un peu sous moi la politique.

Figaro : Je la sais.

Le Comte : Comme l’anglais, le fond de la langue !

Figaro : Oui, s’il y avait ici de quoi se vanter. Mais feindre d’ignorer ce qu’on sait, de savoir tout ce qu’on ignore ; d’entendre ce qu’on ne comprend pas, de ne point ouïr ce qu’on entend ; surtout de pouvoir au-delà de ses forces ; avoir souvent pour grand secret de cacher qu’il n’y en a point ; s’enfermer pour tailler des plumes, et paraître profond quand on n’est, comme on dit, que vide et creux ; jouer bien ou mal un personnage, répandre des espions et pensionner des traîtres ; amollir des cachets, intercepter des lettres, et tâcher d’ennoblir la pauvreté des moyens par l’importance des objets : voilà toute la politique, ou je meure !

Le Comte : Eh ! C’est l’intrigue que tu définis !

Figaro : La politique, l’intrigue, volontiers ; mais, comme je les crois un peu germaines, en fasse qui voudra !

Acte III scène V

À rapprocher de la préface de l’auteur à sa pièce, par exemple ce passage :

Il faudrait montrer qu’homme de Cour, en bon français, est moins l’énoncé d’un état que le résumé d’un caractère adroit, liant, mais réservé ; pressant la main de tout le monde en glissant chemin à travers ; menant finement son intrigue avec l’air de toujours servir ; ne se faisant point d’ennemis, mais donnant près d’un fossé, dans l’occasion, de l’épaule au meilleur ami, pour assurer sa chute et le remplacer sur la crête ; laissant à part tout préjugé qui pourrait ralentir sa marche ; souriant à ce qui lui déplaît, et critiquant ce qu’il approuve, selon les hommes qui l’écoutent ; dans les liaisons utiles de sa femme ou de sa maîtresse, ne voyant que ce qu’il doit voir, enfin…

Prenant tout, pour le faire court,

En véritable homme de Cour.

La Fontaine.

Cette acception n’est pas aussi défavorable que celle du courtisan par métier, et c’est l’homme dont parle Figaro.

Mais quand j’étendrais la définition de ce dernier ; quand parcourant tous les possibles je le montrerais avec son maintien équivoque, haut et bas à la fois ; rampant avec orgueil, ayant toutes les prétentions sans en justifier une ; se donnant l’air du protégement pour se faire chef de parti ; dénigrant tous les concurrents qui balanceraient son crédit ; faisant un métier lucratif de ce qui ne devrait qu’honorer ; vendant ses maîtresses à son maître ; lui faisant payer ses plaisirs, etc., etc., et quatre pages d’etc., il faudrait toujours revenir au distique de Figaro : Recevoir, prendre et demander, voilà le secret en trois mots.

Et pour revenir à la pièce, la remarque bien connue de Figaro dans son monologue (Acte V, scène III) :

Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie !… Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus. Du reste, homme assez ordinaire.

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À voir ici en vidéo une très bonne représentation de la pièce à la Comédie française

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