La mélodie enfante, et à vrai dire ne cesse d’enfanter la poésie.
Nietzsche, La Naissance de la tragédie
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Comment admettre que, comme tant d’autres artistes mondialement aimés et célébrés, Érik Satie ait vécu et soit mort dans la misère ? Qu’est-ce qu’une société qui piétine tant de ses membres les plus doux, les plus inventifs, les plus généreux de leur personne et de leur art ? Après avoir habité un réduit encore trop cher pour lui à Montmartre, rue Cortot, c’est là, à Arcueil, qu’il passa les dernières années de sa vie, en compagnie de cette misère qu’il nommait « la petite fille aux grands yeux verts ». O a photographié l’arrivée chez lui, la maison avec la plaque « Satie est un ange (bien déguisé), un ange à Arcueil se cachant » – Jean Cocteau, l’action poélitique de Madame Terre, et l’aqueduc (qui, dit-il, rappelle les notes de musique) transportant l’eau pour Paris, au bout de la rue du musicien.
dessin d’Érik Satie dans une lettre à Cocteau
« Je suis triste », comme dit Cendrars à la fin de La Prose du Transsibérien. La musique d’Érik Satie fait du bien, même quand elle est « lente et douloureuse » comme la première Gymnopédie. Celle-ci a été enregistrée par J., étudiant comme Satie à la Schola Cantorum, à la maison, rapidement apprise pour l’occasion, après l’attentat de novembre. Nous venons de subir un nouvel attentat, et malheureusement ce qui se passe dans le monde et dans notre pays, les violences de toutes sortes, le mépris des innocents ou des pauvres, peine aussi. Merci à tous ceux qui malgré tout continuent à faire quelque chose de positif, de vivant, que cela soit directement utile ou « gratuit » – car perdre le gratuit dans ce monde intéressé serait perdre notre humanité.
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4 juin 2020 : O est retourné à Arcueil avec Madame Terre, cette fois sur la tombe de Satie où il a trouvé de jolies surprises : à voir ici
En 2005, les élèves de deux classes de première d’un lycée de Brest ont “enluminé les Illuminations”. Lycee-iroise.over-blog.com
« Illuminations », une œuvre de Nouveau… Rimbaud ?
Je republie cet article paru dans The Conversation en l’antidatant afin de laisser place aux articles que j’ai publiés entretemps ici. En fait ma première relecture des Illuminations date du 22 juillet 2016.
« Après le déluge », le poème en prose qui ouvre Illuminations, recueil factice comme le dit Eddie Breuil dans son livreDu Nouveau chez Rimbaud (dans la continuité duquel et grâce auquel nous pouvons procéder à une relecture totale de ces textes), a comme une grande partie du recueil, composé par des éditeurs d’après des manuscrits de la main des deux auteurs qui avaient pu se servir de copistes l’un à l’autre, toutes les chances d’avoir été écrit par Germain Nouveau plutôt que par Arthur Rimbaud.
Attribué à Rimbaud sans preuve, ce poème fait partie de ceux qui détonent grandement du style et du genre du recueil précédent, celui-là publié par Rimbaud lui-même, Une saison en enfer.
Germain Nouveau, « fils de vrais soleils »
Avant d’essayer de le démontrer, il faut le sentir, par tous les sens : c’est une question de lumière, de parfums, de sons, de goût, de toucher. Une grande partie des Illuminations, dont « Après le déluge », appartient à l’univers nouvellien, sent Germain Nouveau, poète de Provence, « fils de vrais soleils », comme il se définit dans une lettre du 27 juillet 1875 à Jean Richepin.
Un homme sensuel jusque dans sa mystique, amoureux réel des femmes, du théâtre et de la peinture, expérimentant tout, touchant – littéralement – à tout, goûtant les paysages lumineux, le Sud, les architectures étagées et colorées telles qu’en peinture ou en nature dans son pays natal où Cézanne n’en finit pas d’essayer de saisir la montagne Sainte-Victoire, la flore odorante – tout cet univers provençal portant sa contrepartie, la mort, comme le développa plus tard, entre autres, un Lawrence Durrell, et comme la propre mémoire du poète, marqué par plusieurs deuils dès son enfance où il perdit sa mère, sa sœur, son frère.
Avant les poèmes en prose des Illuminations, il y en eut d’autres de Germain Nouveau : les Notes parisiennes, qui en sont une préfiguration frappante. On y voit déjà ces constructions descriptives bien différentes des « Je est un autre » auxquels pourrait se résumer l’œuvre de Rimbaud depuis Une saison en enfer et même avant, dans Les déserts de l’amour, poèmes en prose autobiographiques de 1872.
Point de « je » dans « Après le déluge ». De purs tableaux, comme en composait Nouveau, amateur de peinture et peintre lui-même. Tableaux sensuels et fantasques, comme Nouveau et son écriture, visions de ville et de nature « comme sur les gravures », « les merveilleuses images ».
Où dans la maison paternelle la mort frappe comme « chez Barbe-Bleue » « les enfants en deuil » perdant le lait nourricier en même temps que leur mère (« le sang et le lait coulèrent »).
Où « l’idée du Déluge » (la tentation de la mort, du suicide ?) est partout rachetée par la vie même, le spectacle de la vie mouvante, faune et flore (lièvre, castors, chacals, sainfoins, fleurs, thym…), humanité, culture et nature réunies (barques et gravures, castors et mazagrans, piano dans les Alpes, hôtel dans les glaces, fleurs douées de regard, pierres qui se cachent…) en « premières communions » sauvages et démultipliées dans l’unité de l’être retrouvée, reconstruite quoique toujours fragile. Car après dissipation des déluges, des désirs de mort, reste la vie et ses vieux tours (« c’est un ennui ! »), avec son éternelle et vaine quête de « la Reine » (pour Nouveau, il l’a écrit notamment dans Valentines, « toutes les femmes sont des reines », même sorcières et allumant leurs braises dans « le pot de terre » de l’homme, du poète homme et condamné à ignorer ce que sait la femme.
Influences et collaboration de deux poètes
Comment ont travaillé les deux poètes ? Faut-il attribuer tel texte à l’un, tel autre à l’autre ? Ou y a-t-il eu, en plus de l’influence réciproque, collaboration lors de séances orales ou de recopies des textes – le caractère présurréaliste des Illuminations laissant entrevoir un possible travail en commun, comme ce fut le cas pour Breton et Soupault dans l’écriture des Champs magnétiques ? À lire certains textes des Illuminations, à les entendre, on a l’impression que le travail a même pu parfois prendre une forme proche de celle du cadavre exquis, chacun ajoutant sa vision, sa phrase, à celle de l’autre, et conduisant le poème à son terme dans cette alternance.
Quoi qu’il en soit, ce que cherchera toujours Nouveau, qui me paraît plus que possiblement l’auteur ou le coauteur de bien d’autres fameux textes des Illuminations, comme les « Villes » (comparer par exemple dans les Notes parisiennes des images telles que : « Le plafond s’effondre en fleurs idéales » à, dans « Villes [II] » : « L’écroulement des apothéoses ») mais aussi Being Beauteous, Bottom (et autres textes qui parlent de femmes avec une familiarité qui ne peut être de Rimbaud) ou Aube, c’est, comme il le dit aussi dans Valentines :
« Tandis que l’Astre de Beauté
C’est la Vérité qui ne voile
Pas plus la femme que l’étoile,
La véritable Vérité. »
À l’évidence, Nouveau est présent dans ce recueil, au moins autant que Rimbaud. Nouveau est un poète inégal mais certains de ses textes, comme l’avaient reconnu aussi Breton ou Aragon, sont de pur génie. Pourquoi n’eût-il pas été capable, dans un moment propice, cet exil de quelques mois à Londres avec Rimbaud, d’écrire ceux des Illuminations ?
« Rimbaud-Nouveau, Nouveau-Rimbaud : on n’aura rien dit, on n’aura rien franchi poétiquement tant qu’on n’aura pas élucidé ce rapport », écrit Breton dans Flagrant délit : Rimbaud devant la conjuration de l’imposture et du truquage. Rimbaud qui voulait « la liberté libre » et Nouveau « la véritable Vérité » ne sont pas partis écrire ensemble par hasard. L’« autre » de Rimbaud n’est pas Verlaine, le bourgeois contrarié, avec qui ça ne pouvait finir qu’en enfer, mais Nouveau, autre homme aux semelles de vent et mendiant céleste. Il faudrait signer désormais Illuminations des deux noms de ces auteurs, ou bien de celui-ci, qui dit la sortie de la mort – à la fois de la Saison en enfer et de « l’idée du Déluge » : Nouveau Rimbaud.
« Allah Kerim », parole des derniers jours de Rimbaud, parole de mendiant exaltant la grandeur et la générosité de Dieu, telle un poème total, en dernier lieu résumant son « arrivée de toujours, qui t’en iras partout ».
Pour Gaston Paris, la clef de la légende du Petit Poucet – comme de tant de légendes ! – est dans le ciel : c’est le Poucet qui conduit la constellation du Grand Chariot. En effet, Gaston Paris a noté que dans de nombreux pays, on désigne une petite étoile qui se trouve au-dessus du chariot, du nom de Poucet. »
Paul Valéry, L’homme et la coquille
Le nom de Cendrars porte la mémoire du feu, et c’est par cette après-midi de feu (38°) que O a parcouru à vélo 90 km aller-retour, pour aller accomplir la cinquième action poélitique de Madame Terre, au Tremblay-sur-Mauldre. Où le poète passa beaucoup de temps entre les deux guerres, avec sa machine à écrire, dans la « petite maison rose à côté du menuisier du pays », comme il disait, qui appartenait à sa femme Raymone Duchâteau (maison privée aujourd’hui située au bout de la sente Blaise Cendrars). Il repose aussi au cimetière du village, où son corps a été rapatrié en 1994.
O voyant les champs de blé a songé à L’Or, puis passant au cimetière a penché Madame Terre contre la Main coupée du poète.
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Je dois à Blaise Cendrars deux des titres de mes romans, extraits de ses poèmes : Quand tu aimes, il faut partir, et Il n’y a plus que la Patagonie – ce dernier vers se trouvant dans la fantastique Prose du Transsibérien, que j’eus le bonheur de dire un jour à la Maison de la Poésie à Paris. Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? À écouter, magistralement dite par Vicky Messica :
https://youtu.be/OvUjqy3EOqU
La Prose du Transsibérien illustrée par Sonia Delaunay
Il nous semble simplement [en lisant] que nous continuons à vivre mais dans une autre maison, ou un autre pays peut-être.
Virginia Woolf, L’art du roman
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En revenant de chez Alfred Jarry à vélo (note précédente), avec Madame Terre sur le dos, O a vu par hasard la maison d’Alphonse Daudet, qui était justement ouverte. Ni une ni deux, il s’est arrêté, est entré. La propriétaire, Isabelle Guignard, lui a aimablement fait visiter les lieux, qu’elle fait vivre notamment en recevant des conteurs et des artistes de théâtre. Et bien sûr il a accompli le protocole des actions poélitiques de Madame Terre.
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Les œuvres d’Alphonse Daudet peuvent être lues gratuitement en ligne : ici
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La dernière classe, l’un de ses Contes du lundi, ici admirablement dit par Fernandel, a aujourd’hui une actualité touchante… en Chine, où il passionne les Ouïgours, comme expliqué là.
Montrez-moi l’insertion de la terre Antonin Artaud, L’Art et la mort
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Alfred Jarry allait et venait entre Corbeil et Paris à vélo (35 km, 70 aller-retour). O a fait de même pour accomplir l’action poélitique Madame Terre chez Jarry, troisième de sa catégorie, passant le bras à travers un trou dans le portail pour faire entrer Madame Terre dans la propriété. Le poète vivait dans cette maison à l’abandon accolée aux grands moulins, au bord de la Seine, pauvre à se nourrir des poissons qu’il pouvait pêcher dans la rivière et des oiseaux qu’il pouvait tirer dans son jardin.
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On peut lire gratuitement les œuvres numérisées d’Alfred Jarry (comprenant ses dessins) ici.
Et regarder cette mise en scène télévisée d’Ubu Roi par Jean-Christophe Averty, libre d’y voir les allusions qu’on voudra, comme disait Jarry.