Ulysse, Nul et le Cyclope (Odyssée, Chant IX, ma traduction commentée)

Cyclope, gravure de Thomas Piroli pour l'Odyssée, édition de 1793

Cyclope, gravure de Thomas Piroli pour l’Odyssée, édition de 1793

*

Il se lamente terriblement, le rocher retentit de ses cris.

Nous, effrayés, nous fuyons. Enfin, dans la confusion,

la débauche de sang, il retire de son œil le pieu

et tout en s’agitant, le jette avec force au loin.

Puis il appelle à grands cris les Cyclopes qui habitent les grottes

des alentours, sur les sommets battus des vents.

Sur quoi, l’entendant hurler, ils arrivent chacun par leur côté,

se tiennent autour de la caverne, s’enquièrent de ce qui l’afflige.

– « Pourquoi donc tout ça, Polyphème, pourquoi appelles-tu,

accablé, par la nuit d’ambroisie, nous empêchant de dormir ?

Serait-ce qu’un mortel emmène tes bêtes contre ton gré ?

Ou serait-ce toi qu’il tue, par piège ou par force ? »

Alors, de son antre, le véhément Polyphème leur répond :

– « Amis, Nul me tue, par piège ni nulle force. »

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J’ai traduit le passage en vers libres pour contribuer à rendre l’effet de machine verbale que constitue ce morceau d’anthologie. Habituellement on traduit le nom que s’est donné Ulysse auprès du Cyclope, Outis, par Personne. Ou-tis, littéralement, signifie : pas-quelqu’un. C’est exactement ce que rend nul, du latin ne-ullus. Et l’intérêt de le nommer Nul, c’est de pouvoir rendre quelque chose du jeu syntaxique employé par Homère dans ce vers en employant ensuite oude, qui signifie ni dans une proposition comportant deux éléments négatifs. Outis… oude. La construction en grec est déjà audacieuse, et elle est particulièrement intéressante en français où elle renforce l’ambiguïté sémantique, achève d’égarer. Polyphème est bien tué par piège : j’ai préféré ce mot à ruse, car il évoque le mécanisme, la mécanique purement poétique de l’intelligence à la fois ici déployée et concentrée en un raccourci saisissant. Qui tue Polyphème ? Les Cyclopes comprennent que cette affaire, si elle ne vient d’un homme, vient de Dieu, de Zeus, c’est ce qu’ils disent et s’en vont. Et telle est bien la vérité. C’est la Langue elle-même qui, dans un extraordinaire tour d’adresse, assassine en lui crevant l’œil Polyphème le mangeur d’hommes.

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alinareyes