La voix de leurs maîtres – Tartuffe au lycée

Ce matin des rues de Paris étaient déjà bloquées par des barrières en vue de l’hommage national qui doit être rendu demain à l’idole des vieux, l’un des maîtres de Macron, président de la France des vieux.

En deux très bonnes heures de cours, calmes et efficaces, j’ai expliqué à mes Première que les gens se retournaient contre Dom Juan parce qu’il faisait apparaître leurs incohérences et leur bêtise. « La peste soit du fat ! » Sganarelle croit dur comme fer au moine bourru comme d’autres croient aux médias. Le lycée dans lequel j’enseigne se rêve en défenseur de la liberté d’expression, mais tous ceux qui parmi les profs et autres membres du personnel, proviseur compris, savent que j’écris ici, m’ostracisent. « Je suis Charlie » est l’un des noms contemporains de Tartuffe. Ça croit aimer la liberté d’expression, ça ne fait que suivre la voix de leurs maîtres et craindre « le moine bourru », qu’il s’appelle Éducation nationale ou autre (même un syndicaliste a agité la marionnette du moine bourru, en l’occurrence l’Espé, pour  essayer de me faire craindre de n’être pas titularisée – haha).  C’est servile, ça ne pense pas, ça fait le contraire de ce que ça prétend vouloir. C’est pourquoi j’enseigne ici aussi, par ce que j’y écris, tant d’adultes qui ont oublié de devenir des hommes, des femmes, des humains dignes de ce nom, libres et dignes. Allez messieurs-dames, au travail, comme nos élèves, si vous voulez apprendre quelque chose au lieu de rester macérer dans votre ignorance ! La littérature n’est pas un long fleuve tranquille.

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Enseigner dans un désir d’égalité des chances et d’excellence

Deux Françaises de quinze et treize ans. Elles ont commencé leur scolarité en France, l’ont poursuivie pendant cinq ans en Finlande (en finnois, langue très difficile qu’elles apprenaient à mesure), puis pendant un an en Angleterre (en anglais) – et se retrouvent depuis la rentrée de nouveau en France, au lycée et au collège. Je leur demande comment c’était. En Finlande, comme on sait, système scolaire très performant, bienveillant, sérieux. Personne n’est laissé en situation d’échec. En classe les élèves se comportent à la fois respectueusement et librement – aucune insolence, une rumeur d’animation permise, nul besoin de lever la main pour prendre la parole… Pas d’infantilisation, les professeurs sont respectueux de chaque personne et respectés, par la société, par les parents, par les élèves, par eux-mêmes qui se vêtent de façon soignée pour donner leur cours. En Angleterre, où ces jeunes filles portaient uniforme et cravate, la même exigence de respect général prévalait, doublée d’un vif encouragement à l’excellence, présentée à chaque élève comme sa propre chance et sa propre responsabilité, engageant son propre avenir. Je les ai bien sûr interrogées spécialement sur les cours de littérature. À quatorze ans, étude d’une pièce de Shakespeare entière pendant tout un trimestre, analysée en détail et en profondeur. Exactement le type de travail que je rêve de pouvoir faire avec mes élèves, dans un système français dont les résultats baissent dramatiquement d’année en année. Un système que je ne me contente pas de critiquer avec force, mais que j’essaie de contrecarrer en y apportant mon exigence, ma façon différente de voir et de faire – ce qui me vaut, à l’Espé comme au lycée, déconsidération, mauvais rapports etc. –keep calm and carry on.

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Montagne, neige

Une apparition depuis le train, puis la voilà, en chair et en os, lumière, amour, cœur sensible, joie violemment douce, éternel retour du toujours même et du jamais pareil, vie nouvelle, vie éternelle, vie à venir, la neige dehors, le feu dedans, les braises de la poésie. La montagne, la forêt, la neige, la flamme, la maison où j’ai tant écrit, lieu d’ermitage et de famille.

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Pyrénées, hier et ce matin, photos Alina Reyes

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Métro tagué, 34 en scène, etc.

ce soir à Paris, photo Alina Reyes

ce soir à Paris, photo Alina Reyes

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C’est beau un métro frais tagué, en sortant des couloirs sans fin du RER par une nuit d’hiver. Une belle belle journée de cours, encore, commencée dans l’amphithéâtre avec l’une de mes classes. Une heure sur scène, et vous voilà comme monté.e sur des cothurnes, plus grand.e que nature. Les exercices que je leur ai fait faire, en me souvenant de ma propre expérience et en m’inspirant des conseils du comédien avec lequel, entre autres, j’habite, n’ont pas été très concluants. 34 sur scène, c’est trop pour des débutants. Mais enfin, au moins, en ce début de séquence théâtre (cela signifie que nous allons étudier des textes de théâtre pendant plusieurs semaines), eh bien nous ne nous serons pas contentés de lectures à voix haute en classe, ils auront eu à se confronter à la scène et à comprendre que ce n’est pas si simple.

C’est une grande histoire d’amour, être enseignant.e, et chaque jour plus qu’hier et bien moins que demain.

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Lettre ouverte à une « tutrice » de l’Espé

rue Mouffetard, ce soir, photo Alina Reyes

rue Mouffetard, ce soir, photo Alina Reyes

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Ce sont les » surveilleurs et punisseurs » de la littérature, pour paraphraser Michel Foucault (que j’ai appelés « kapos de la littérature », symbolique en accord avec le constat que j’ai fait d’un assassinat de masse de la littérature par les programmes et la pédagogie). Il faut le vivre pour le savoir, et il est important de le savoir. Je transmets donc ce que je sais, en continuant à témoigner sur ce qui se passe à l’Espé, où l’on forme les profs, et dans les lycées ou collèges, du moins pour ce qui concerne ma discipline, la littérature. J’ai relaté hier la visite d’une tutrice, son rapport n’a pas traîné, je le reçois ce soir. Un ramassis de petites notations mesquines, sans aucune vision, sans le moindre essai de compréhension de ce qui se passe. Sachant qu’elle venait, j’avais choisi cette heure pour diffuser à mes élèves des extraits de La classe morte de Tadeusz Kantor (que, m’a-t-elle dit, elle ne connaissait pas – on a beau être prof depuis vingt ou trente ans, si c’est pas au programme, on connaît pas, c’est tout). J’espérais lui donner à penser sur ce qu’était une classe morte, une classe où tout est faux, stupide, dénué de sens, et sur ce qu’était une classe vivante, celle où elle se trouvait. Mais dans les manifestations de la vie, elle a cru voir de « l’enfer ». Ce même enfer, sans doute, où ces éternels bouffons veulent voir Dom Juan, qui leur tire la langue, de la joie où il est, libre et insaisissable. Voici la lettre que je lui ai envoyée en retour :

 

Bonsoir S,

Il est dommage de faire évaluer les profs de lettres par de zélés […]. Mon élève E, une jeune fille magnifique et magnifiquement pleine de vie (tous mes élèves le sont et j’ai horreur qu’on entre dans la classe pour les critiquer et cafter sur eux – CE QU’ILS FONT NE VOUS REGARDE PAS) a eu raison avec son titre, elle a mieux compris la pièce que vous. Et vous refusez de prendre en compte le fait que je vous ai dit que nous reparlions toujours de ce que nous avions dit tout au long de la séquence et même au-delà, sur toute l’année. Vous ignorez beaucoup de choses que je sais, je suis maître en littérature et vous ne l’êtes pas mais vous vous comportez comme si vous saviez mieux. Ma méthode n’a rien à voir avec votre mécanique. (Et contrairement à ce que vous dites dans votre rapport, j’ai répondu rapidement aux questions de mes élèves pendant la projection, et j’aurai l’occasion d’y revenir avec eux).

Votre façon de faire est grave, elle participe à assassiner la littérature, comme je l’avais déjà constaté lors des cours à l’Espé, les vôtres et ceux de vos autres collègues « formateurs ». Lors de notre entretien, j’ai essayé d’évoquer les ateliers d’écriture que j’ai mis en place et leur succès, mais vous n’avez rien voulu en savoir, pas plus que vous n’avez voulu comprendre la pédagogie générale que je pratique. J’apprends à mes élèves à penser et à être libres. Mais tout ce que vous voulez, c’est voir les gens, profs et élèves, rentrer dans le moule qui vous a vous-même formatée. Ce cadre mesquin qui ratatine la pensée et la vie, ce bouillon de superficiel et de faux qui donne les résultats que l’on sait, des élèves qui sortent du lycée sans savoir lire ni écrire et ont tout oublié (ou bien tout à fait formatés et prêts à reproduire la même mécanique mortifère). Des élèves qu’on livre de plus en plus tard à la littérature pour enfants, c’est-à-dire à une production industrielle de divertissement évidemment dépourvue de la profondeur des grandes œuvres littéraires. Des élèves qu’on n’initie à la littérature qu’au travers d’une pédagogie contraire à l’esprit de la littérature, qui annule la littérature, la pensée, la grandeur de l’humanité, des auteurs que vous bafouez. Et des professeurs le plus souvent eux-mêmes complètement ignorants du sens de la littérature et de l’art.

Je ne vous reconnais aucune compétence pour juger ou évaluer mon travail. Je suis heureuse de pouvoir, au moins pendant quelques mois, donner à des élèves que j’aime absolument et que je respecte tous, en l’incarnant, quelque chose que l’école ne leur a jamais donné.

Remettez-vous en question, s’il n’est pas trop tard. Bon courage,

Alina Reyes

(je publie cette lettre sur mon blog)

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mes autres notes sur l’Espé sont ici ; et sur mon expérience de prof de lettres,

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