Qu’est-ce que la littérature ? À propos du livre de Vanessa Springora

 

Qu’indique la critique du livre de Vanessa Springora, Le Consentement, dans le JDD d’aujourd’hui ?

1) Que la journaliste qui l’a rédigée ignore ce qu’est la littérature ;

2) Qu’elle ne sait pas lire ;

3) Que les soutiens du pédocriminel Matzneff bougent encore dans leur bourbier.

Je commencerai par le troisième point. Je constate que tous les médias épargnent singulièrement Antoine Gallimard, patron de l’entreprise Gallimard (dont il a hérité) et Philippe Sollers, éditeur chez Gallimard depuis des décennies des pires textes de Matzneff, ceux où il détaille ses crimes sur des dizaines d’enfants. Ces deux sinistres types ont soutenu Matzneff, l’ont aidé par tous les moyens puissants dont ils disposent, y compris financiers en le mensualisant pendant des années.

En 1990 ou 91, quand j’ai envoyé un manuscrit chez Gallimard, c’est Sollers qui s’en est emparé, alors que je m’étais bien gardée de le lui adresser. Une façon de me ferrer peut-être inspirée par les méthodes de celui qu’il qualifiait de héros, Matzneff – sauf que je n’avais pas treize ans et que je n’ai jamais consenti à ses manipulations intellectuelles, mais c’est une autre histoire que j’ai racontée déjà dans mon roman Forêt profonde, je n’y reviendrai pas maintenant. Si j’en parle c’est pour mentionner que Sollers me poussa aussitôt à raconter ma vie dans mes romans ; je découvre seulement ces jours-ci qu’il était l’éditeur de Matzneff, et il me paraît vraisemblable qu’il a dû encourager aussi ce dernier sur cette pente. Même quand cette pente était celle du crime, le besoin de faire des livres en racontant sa vie induisant le besoin chez Matzneff de recommencer sans cesse ses exploits de pédocriminel, de se vanter de sodomiser des garçons de huit à treize ans et des filles de treize à quinze ans, filles à qui il faisait subir, en plus – et c’est sans doute le pire – une intense entreprise de destruction psychique, ainsi que le révèle le livre de Vanessa Springora. Il y a eu là, il y a là, de la part de Sollers et de son patron Gallimard, non seulement non-assistance à personnes en danger, mais aussi complicité de crime, et incitation au crime.

Or la presse continue à ménager de son mieux ces parrains du milieu littéraire. Antoine Gallimard n’est jamais mis en cause. Le nom de Sollers apparaît, mais souvent il est oublié parmi les signataires des pétitions pro-pédophilie, et s’il est mentionné comme éditeur de Matzneff c’est sans y insister, comme si la chose était anecdotique, ainsi que ses insultes publiques à l’encontre de Denise Bombardier. Libération s’est fendu d’un texte pour tenter d’absoudre Sollers en disant qu’il avait regretté d’avoir signé ces fameuses pétitions (qu’il prétend avoir oubliées, signées quasiment sans les avoir lues) mais sans mentionner qu’après elles et jusqu’à cet automne 2019 il a continué à publier les carnets de Matzneff, où il vante constamment ses hauts-faits sexuels et son train de vie dispendieux, entre voyages et grands restaurants au quotidien (alors que par ailleurs il crie misère et implore la charité des pouvoirs publics). Je vois dans le JDD d’aujourd’hui, qui consacre un dossier à Matzneff, la critique mauvaise du livre de Vanessa Springora par Marie-Laure Delorme comme une énième défense des complices de Matzneff, qui s’échinent à clamer son prétendu talent littéraire, et une énième attaque contre l’une de ses victimes, dont il leur faut au moins salir le travail (tout en vantant le dernier livre de Moix au passage, mafia oblige).

Selon Mme Delorme donc, le livre de Vanessa Springora ne serait pas de la littérature. Mme Delorme ne parle pas, à propos de la manie de Matzneff, de pédocriminalité ni même de pédophilie, mais de « goût pour les mineurs ». Et elle reproche à Vanessa Springora d’avoir écrit un livre vertueux, un livre qui n’aurait donc rien à voir avec la littérature. Mme Delorme croit sans doute que la littérature consiste soit à phraser, soit à pédanter. Or il ne suffit pas d’aligner des phrases jolies ou pompeuses ou précieuses, avec imparfaits du subjonctif plus ou moins bien maîtrisés, pour faire de la littérature. Ni de construire une histoire, un cadre, des personnages, selon les vieilles recettes de cantine des écrivaillons. Je le dis encore une fois avec Kafka : un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous. Le reste n’est que littérature, au sens péjoratif ou minoratif du terme. La Littérature majuscule brise la mer gelée en nous. Ce livre terrasse le lecteur, a écrit quelqu’un que je ne connais pas à propos de mon roman Forêt profonde, occulté par toute la presse parisienne parce que Sollers s’y estimait offensé, bien que son nom n’y apparût pas. Mon premier roman fut aussi un choc, et quelques autres de mes livres aussi je l’espère ; en tout cas ce fut le cas pour Poupée, anale nationale, que Sollers refusa de publier et qui, bien avant Forêt profonde, face au choc causé par la publication de ce livre, se livra à une entreprise de vengeance contre moi dont je ne m’aperçus que plus tard (en fait tout avait commencé avant encore, à partir du moment où je ne m’étais pas rendue quelque part où il devait être et où il m’avait fait inviter juste après s’être saisi de mon premier manuscrit envoyé chez Gallimard). Le livre de Vanessa Springora brise puissamment la mer gelée en nous. Et il le fait avec une très grande intelligence littéraire, dans une simplicité remarquable, sans effets. En qui le lit sans œillères, il brise la mer gelée comme il la brise en toute notre société – en témoigne son succès. L’écriture de Springora, avec sa mise à plat calme et déterminée des faits, est infiniment plus puissante que les préciosités et les alignements de citations latines de Matzneff. Springora ne s’embarrasse pas de construire une histoire, des personnages, ni de faire des phrases et des effets. Elle va au but, chacune de ses pages, chacun de ses mots est le but. La vérité nue. Son écriture est virile, au sens de la virtus que j’évoquais dans ma note précédente : courageuse, dynamique, forte. Elle met le terrain à plat, comme dans Isaïe, pour ouvrir la voie à la vérité. Elle ne joue pas petit jeu, elle ne se fait pas plaisir, elle plante chaque coup d’épée droit où il faut la planter. Elle est efficace, elle est performative. Elle ne cherche pas les effets, elle fait effet. Voilà la Littérature : non pas une entreprise de divertissement, criminel ou non, mais une action. Une action capable de sauver des vies, de sauver la vie.

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alinareyes