Dévor, l’humain augmenté

Ce qui sauve Dévor (Ulysse), à chaque fois, c’est son indestructible foi. Même quand il récrimine, il n’abandonne pas. Au chant XX, le voici tardant à trouver le sommeil en se demandant, non pas tant comment il va vaincre à lui seul des dizaines d’hommes, puisque Athéna l’a assuré de son aide, mais plutôt où, une fois qu’il les aura tués, il pourra se réfugier. Athéna vient, sans autre détail lui dit de ne se soucier de rien, il l’écoute, il s’endort.

On s’est habitué à voir les dieux partout chez Homère, mais Dévor est le seul personnage à avoir autant de contact avec le divin. Pendant cette nuit où malgré l’immense danger Dévor dort, par terre dans l’entrée du palais, sa femme, dans ses hauts et brillants appartements, tourmentée et appelant la mort, ne peut trouver le sommeil. Non, même chez Homère, le divin ne se manifeste pas si couramment ni si puissamment à tous, très loin de là. Dévor est l’exception. La dimension de Dévor, c’est celle de l’humain augmenté, augmenté d’un autre monde auquel les autres n’ont pas accès, ou auquel ils ont peu d’accès.

La déesse Cacheuse lui avait promis immortalité et jeunesse s’il restait auprès d’elle, caché. Il est parti, mais non sans emporter avec lui sa foi. Et la promesse de la déesse s’est quand même réalisée, au grand jour : près de trois mille ans plus tard, il est toujours là, toujours jeune et rajeunissant au fil des lectures et des traductions.

Après cette nuit, à l’aurore, Dévor adresse une prière à Zeus, lui demande deux signes pour confirmer qu’il est avec lui, signes que le dieu lui envoie aussitôt : un grondement de tonnerre, et une parole prophétique prononcée par une servante épuisée de travail à cause des prétendants. Une femme qui moud le grain pour nourrir contre son gré tout ce monde de la dévoration, que bientôt Dévor va rendre à la raison.

La porte d’ivoire et la porte de corne

Voici la traduction que je me suis amusée à trouver au jeu de mots d’Homère dans le fameux passage des portes du rêve, discours de Pénélope au chant XIX qui a eu et garde une immense postérité. En grec le jeu de mots est fondé sur des ressemblances entre le nom signifiant ivoire et le verbe signifiant tromper, et entre le nom signifiant corne et le verbe signifiant réaliser. Bien entendu on ne peut rendre directement le jeu de mots d’une langue à une autre, il faut en inventer un autre. Voici d’abord la façon dont Victor Bérard s’en était pas trop mal tiré, alors que beaucoup de traducteurs y ont à peu près renoncé ou sont restés plus évasifs :

Les songes vacillants nous viennent de deux portes ; l’une est fermée de corne ; l’autre est fermée d’ivoire ; quand un songe nous vient par l’ivoire scié, ce n’est que tromperies, simple ivraie de paroles ; ceux que laisse passer la corne bien polie nous cornent le succès du mortel qui les voit.

Et voici donc la mienne, du moins pour l’instant :

Il y a deux portes pour les rêves évanescents :
L’une est faite de corne, l’autre est faite d’ivoire.
Les songes qui viennent par l’ivoire d’éléphant
Trompent énormément, ils ne se réalisent pas.
Ceux qui viennent par la porte de corne raclée
N’écornant pas le vrai, se réalisent quand on les voit.

Chant XIX, v.562-567

δοιαὶ γάρ τε πύλαι ἀμενηνῶν εἰσὶν ὀνείρων·
αἱ μὲν γὰρ κεράεσσι τετεύχαται, αἱ δ᾽ ἐλέφαντι·
τῶν οἳ μέν κ᾽ ἔλθωσι διὰ πριστοῦ ἐλέφαντος,
οἵ ῥ᾽ ἐλεφαίρονται, ἔπε᾽ ἀκράαντα φέροντες·
οἱ δὲ διὰ ξεστῶν κεράων ἔλθωσι θύραζε,
οἵ ῥ᾽ ἔτυμα κραίνουσι, βροτῶν ὅτε κέν τις ἴδηται.

Madame Terre au platane de Diane, au chêne de Louis XIV et au chêne de la Vierge

Madame Terre continue à pèleriner à vélo autour de Paris, sortant du sac à dos d’O pour faire acte de présence ici ou là où l’emporte le bon plaisir d’O.
Voici trois de ses dernières balades auprès d’arbres remarquables, chacun à sa façon.

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le platane de Diane, aux Clayes-sous-Bois : L’arbre de Diane est appelé ainsi car il aurait été planté vers 1556 par la favorite d’Henri II de France, Diane de Poitiers. Il est haut de 31 mètres, a une circonférence supérieure à 8 mètres, et une envergure de 43 mètres. Certaines de ses branches plongent dans le sol par marcottage naturel, créent des racines qui donnent naissance à de nouvelles boutures.
Wikipedia

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le chêne de Louis XIV, à Buc : Le Roi-Soleil, dit-on, aimait lors de ses promenades s´arrêter au pied de cet arbre Le Parisien

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le chêne de la Vierge, à Viroflay : c´était déjà un chêne majestueux dans les années 1850 lorsqu´à la faveur des grandes épidémies de choléra il est paré de vertus miraculeuses et fait l´objet d´un culte à sa dévotion Le Parisien

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Toutes les randos vélo de Madame Terre autour de Paris : ici (Sur chaque lieu, prend une pincée de terre et la met dans le corps de Madame Terre, conçue par mes soins :)

« Appelez-le Dévor »

Ni les auditeurs d’Homère, ni Homère lui-même, ne pouvaient se soucier de savoir quelle racine indoeuropéenne se nichait dans le nom Odysseus. Mais Homère et ses auditeurs étaient sensibles aux correspondances, aux signes qu’ils pouvaient trouver entre les mots, et on trouve plusieurs exemples de ce qu’on a parfois appelé des calembours dans l’Odyssée. Le plus marquant étant celui qui explique le nom du héros. J’ai déjà expliqué pourquoi j’avais choisi de traduire Odysseus par Dévor. Le passage du chant XIX que j’ai traduit aujourd’hui l’éclaire encore un peu plus.

Ce nom lui a été donné à sa naissance par son grand-père, Autolycos. Autolycos signifie « lui-même loup », « vrai loup ». Appelez-le Odysseus, dit-il aux parents du nouveau-né, parce que j’ai été irrité par beaucoup d’hommes et de femmes sur cette « terre nourricière ». Il y a là un jeu de mots entre odyssamenos, qui signifie, irrité, en colère, et Odysseus. Les vers qui suivent sont consacrés à la description de la préparation d’un festin, et au festin – une énième fois dans le poème. À la lecture de ce passage, on pourrait dire que si l’Iliade est le récit de la colère d’Achille, l’Odyssée est celui de la colère d’Ulysse. C’est vrai, mais ce n’est pas assez. En élargissant le point de vue, en considérant l’ensemble du texte, on peut comme je l’ai fait repérer le thème majeur de la dévoration (festins, faims, prétendants dévorateurs, Cyclope et autres mangeurs et mangés, nourriciers et nourricières, etc.), qui est bien sûr, in fine, métaphysique. D’autant que le nom Odysseus peut rappeler aussi, par homophonie pour les auditeurs grecs, les mots du manger, edo – mots dont aujourd’hui le dictionnaire étymologique des racines indoeuropéennes indique qu’il est en effet fondé sur la même racine qu’odyssamenos – racine qui nous a donné entre autres le mot dent, et dont la parenté avec l’irritation s’entend toujours dans des expressions comme « avoir une dent contre », ou en grec, l’expression couramment utilisée par Homère et directement traduisible en français « avoir le cœur dévoré (ou rongé…) de ». À plusieurs reprises Odysseus explique que ce qui fait le malheur de l’homme, c’est son ventre affamé. C’est pourquoi je conserve au petit-fils de Vrai-loup le nom qu’à mon tour je lui ai choisi dans ma langue, Dévor – ni dévoré, ni dévorant, mais risquant d’être l’un ou l’autre, s’arrêtant au bord du gouffre et se sauvant de ce néant grâce à la Raison divine, ici en particulier figurée par la déesse Athéna.

Sport ; mosquée ; amour

Je suis allée me renseigner dans une salle de sport et la visiter, pour mieux m’entraîner. Je commencerai sans doute la semaine prochaine. J’y allais, il y a une vingtaine d’années, quand j’étais à Paris. Ensuite j’ai vécu pas mal de périodes à la montagne, là-bas je me dépensais comme on se dépense en montagne, et puis de retour à Paris j’ai été occupée à une espèce de voyage odysséen, et j’ai eu le tort de cesser un moment de faire du sport, ça m’aurait aidée ; je n’en ai jamais fait beaucoup mais quand même un peu de tout, gyms diverses, danse, équitation, aquagym, quoi encore ? Un peu des sports qu’on pratique à la mer, en montagne, etc. En me remettant à l’exercice il y a environ deux ans, j’ai constaté que j’avais pas mal à rattraper, en souplesse, en muscles et en endurance – c’est fait, et je vais continuer.

Je suis sortie sans me souvenir qu’on était vendredi, à la maison je venais de réciter la Fatiha et l’Ikhlas et j’avais envie de faire un tour à la mosquée, juste m’y arrêter quelques instants comme je le fais de temps en temps, mais quand je suis arrivée c’était la sortie de la grande prière, des foules se déversaient de la mosquée, dont l’accès était barré par les cars de police, pour la sécurité des fidèles. Je me suis donc contentée de marcher parmi eux, en continuant mon chemin, et c’était très beau.

On ne se rend pas bien compte de ce qu’il en est en lisant les traductions, et je craignais un peu qu’à partir du chant Treize, dans la deuxième partie du poème, les chants se passant à Ithaque soient moins merveilleux à traduire que ceux du voyage. C’est le contraire. Les rapports humains se sont approfondis, la réflexion du poète aussi, tout est bouleversant. Notamment les vers que je viens de traduire, la première nuit de retrouvailles entre Dévor (Ulysse) et Pénélope, alors qu’il est encore déguisé en mendiant et qu’elle est censée ne pas le reconnaître (mais Homère fait en sorte que l’auditeur puisse en douter). Comment, après tant de temps, ils se préparent l’un à l’autre, avec quelle délicatesse ils se rapprochent, se complimentent mutuellement et aussi se mettent en valeur l’un·e pour l’autre. Souvent je m’arrête sur tel ou tel mot choisi par Homère, quelques syllabes qui, placées là, ouvrent des univers. C’est un bonheur inouï que de traduire ce texte. Moi aussi je suis de retour à la maison.