Marcher, chanter, habiter

« Le chemin sera moins fatigant en chantant »
Virgile, Bucoliques, IX, 64

Quand nos enfants étaient petits, qu’ils avaient quatre ou cinq ans, et que nous les emmenions pour des randonnées en montagne de plusieurs heures, O et moi, nous leur faisions supporter la longueur du chemin en les faisant chanter et en leur racontant des histoires.

Les adultes aussi ont besoin d’enchantements et d’histoires, pour supporter le chemin.

Il ne me reste plus que la dernière bucolique à traduire. Demain, ce sera fini. Alors que depuis quelques jours, je compose des vers virgiliens en rêvant, la nuit – après avoir rêvé pendant des mois des vers homériques. C’est tout l’intérêt de traduire à un rythme intense : le poète vient vous habiter. Je suis très bien habitée, et j’habite très bien.

Virgile et Lucifer

« Dis les vers du Ménale, ma flûte, avec moi.
Le Ménale a ses forêts et ses pins qui parlent,
Toujours, il écoute les amours des bergers,
Et Pan, qui fit parler les roseaux en premier.
Dis avec moi, ma flûte, les vers du Ménale. »
Bucoliques, VIII, 21-25

Un chant à la tonalité sombre, que j’ai commencé à traduire hier et fini ce matin. L’enchanteur Virgile connaît aussi les forces obscures et les égarements morbides de l’esprit et de ce qu’on nomme parfois l’amour. Poète total, comme tout vrai poète. Chant d’envoûtement, d’encerclement, aux refrains obsédants, placé sous le signe de Lucifer, qui est en latin le nom de l’étoile du matin, « porteuse de lumière », autrement nommée Vénus, mais qui a bien ici la tonalité maladivement ambiguë que nous connaissons à l’adjectif luciférien.

Ne me reste plus qu’à traduire les deux derniers chants pour avoir une vue d’ensemble du tableau saisissant peint par Virgile dans cette œuvre plus complexe qu’il ne pourrait y paraître.

Dans l’intimité de Virgile

Traduit hier la très très belle septième églogue, où les thèmes de la poésie, de la nature et de l’amour se trouvent confirmés dans leur union, et, grâce au chant amébée (les deux bergers se répondent, ici en quatrains) dans leur douceur d’une part, dans leur amertume d’autre part. Jusqu’à présent, je crois que c’est le chant que j’ai eu le plus de plaisir à traduire, peut-être aussi parce que ma technique s’est améliorée, et que mes alexandrins y conviennent à merveille, étrangement rapprochant là les quatrains de l’esprit du haïku.

Heureuse d’avoir pu ainsi découvrir Virgile de plus près, au plus près, dans son intimité de poète. J’en suis à traduire un chant par jour, je devrais donc avoir fini à la fin de la semaine (mais le chant 8, que je vais commencer aujourd’hui, est plus long, il me faudra peut-être deux jours, d’autant que mon rhume des foins étant reparti de plus belle, j’ai dû prendre un antihistaminique dès ce matin, et ça assomme – mon rhume des foins a commencé juste en même temps que j’ai commencé à traduire les Bucoliques, il y a dix jours, ah c’est bucolique, et ce serait amusant si on ne respirait pas un si mauvais air à Paris, qui augmente les allergies).

Quand, le matin, je relis le chant traduit la veille, c’est comme si je prenais une cuillère de miel. Virgile n’est pas mielleux, mais son monde enchanté enchante, vous remplit d’enchantement, vous transforme en ruche, vous-même productrice de miel lumineux et gavé de nutriments. Ce n’est pas pour rien que Dante l’a choisi comme guide dans le monde des morts. Virgile est un puissant viatique contre la mort, et en même un temps un ouvreur de toutes portes, qui permet de s’aventurer dans l’au-delà sans y laisser son âme ni sa peau. Je sais ce que le Christ est allé faire aux enfers, mais je sais aussi ce que fait Virgile aux enfers, au purgatoire et au paradis – une division de l’au-delà bien artificielle pour lui, qui abolit toute frontière.

Sixième bucolique : comment Virgile fait sortir Apollon du bois

« Comme j’allais chanter les rois et les combats,
Apollon me tira l’oreille : « Un berger doit,
Tityre, paître ses brebis, et d’humbles chants
Dire »
Virgile, Bucoliques VI, 3-6

Merveilleuse entrée en matière pour ce chant qui s’annonce humblement et se révèle grandiose, contant bien plus grand que les rois et les combats : la création du monde et le rappel, par les mythes, des grandes forces en jeu. Un chant ingrat à traduire, avec sa profusion de références, qui me semblait moins réussi au fil de la traduction, et qui s’avère, à la relecture ce matin (je l’ai fini hier soir), splendide. Car même si on ne sait pas ou plus quelles histoires évoquent tous les noms et les thèmes cités, leur accumulation un peu désordonnée compose une vision s’extrayant du chaos par le don du chaos de la vie, ordonnée par les vers. C’est Silène se réveillant de son ivresse qui le conte, mais pas directement, puisque c’est Tityre qui dit ce que raconte Silène. Ses vers forment une chaîne, une trame qui prend lectrice et lecteur dans sa guirlande comme les garçons ont lié Silène dans les guirlandes tombées de sa tête, afin qu’il révèle. Apollon sort de Dionysos.

Virgile, bucolique 5 : l’apothéose de Daphnis (ma traduction)

Tout blanc, Daphnis admire le seuil inconnu
De l’Olympe, sous lui voit les astres, les nues.
Une vive volupté tient forêts et champs,
Bergers, jeunes filles Dryades, et le dieu Pan.
60 Plus de guet-apens du loup sur les troupeaux, plus
De filet pour attraper le cerf : Daphnis fut
L’ami de la paix. De joie, les montagnes crient
Vers les astres ; les rochers d’eux-mêmes s’écrient,
Comme les arbres : « Dieu, Ménalque, c’est un dieu ! »
65 Ô sois bon et favorable aux tiens ! Voici deux
Autels pour toi, Daphnis, et pour Phébus deux autres.
Chaque année je t’offrirai deux coupes, à ras bord,
De lait frais, et deux cratères d’huile d’olive,
Puis, égayant le festin d’abondante et dive
70 Boisson, près du feu l’hiver, à l’ombre l’été,
Du vin de Chio, nouveau nectar, je servirai.
Chanteront Damétas et le Crétois Égon ;
Alphésibée fera des Satyres les bonds.
Toujours à toi l’honneur, en purifiant nos champs
75 Ou en fêtant les Nymphes. Et tant qu’iront aimant
Le sanglier les monts, le poisson le courant,
Que les abeilles paîtront le thym, les cigales
La rosée, vivront ton nom, tes vertus, ta gloire.
Comme à Bacchus et Cérès, les laboureurs, là,
80 T’adresseront leurs vœux, que tu exauceras.

*

J’ai traduit hier la cinquième bucolique, dont je donne ce passage. Au fur et à mesure, apparaît le paysage virgilien de ce poème dans ses lumières, ses couleurs, ses nuances, son élévation, à l’instar de celle de Daphnis, chantée ici par le berger Ménalque en réponse au chant de Mopsus.
Une traduction qui me fait l’effet d’un lever de l’aurore, avec les détails du paysage qui se distinguent peu à peu, encore un peu flous, une profondeur qui se révèle progressivement.
Aujourd’hui je vais commencer la sixième, j’ai hâte de voir ce qu’elle révèle de nouveau.

Passage de la 4e Bucolique et réflexion du jour (note actualisée)

Un peu plus tard dans la soirée, je complète cette note avec le même passage traduit par Paul Valéry – en beaux alexandrins mais non rimés – et j’y joins aussi les vers de Virgile. Traduction de Valéry dont je savais l’existence mais que je découvre maintenant en ligne, la bibliothèque où je l’ai cherchée l’autre jour ne l’ayant pas à disposition pour le moment).
Nous voici à trois au jeu, donc. Les autres traducteurs de Virgile en vers, autant que je sache n’ont pas traduit comme Valéry et moi un vers pour un vers, ce qui est une difficulté particulière – et je suis la seule à avoir ainsi traduit en alexandrins avec rimes ou assonances. Voici, dans l’ordre d’apparition dans le temps, le texte de Virgile, puis celui de Valéry, puis le mien (qui n’est sans doute pas le plus représentatif du reste de ma traduction, mais tant pis) :

At simul heroum laudes et facta parentis
Jam legere et quae sit poteris cognoscere virtus,
Molli paulatim flavescet campus arista,
Incultisque rubens pendebit sentibus uva,
Et durae quercus sudabunt roscida mella.
Virgile

Tandis que t’enseignant les hauts faits de tes pères
Les livres t’instruiront de ce qu’est la valeur,
Toute blonde de blés se fera la campagne
Et la grappe aux buissons pendra des fruits vermeils ;
Du chêne le plus dur un doux miel suintera.
Paul Valéry

Quand tu pourras lire la poésie épique,
L’histoire humaine, connaître la véridique
Vertu, la plaine deviendra jaune de blé,
Le raisin rouge se suspendra aux ronciers,
Des chênes durs mielleront des miels de rosée. 

Bucoliques, IV, 26-30 (ma traduction adaptée)

J’ai assez critiqué les traductions trop éloignées du texte que leurs auteurs appellent quand même des traductions – avec la férocité de la lionne qui sent qu’on s’en prend à ses petits – pour essayer d’éviter de tomber dans le même travers. J’ai déjà expliqué comment ma traduction en cours des Bucoliques, en transposant l’hexamètre dactylique latin en alexandrin français, plus court et d’autant plus court que le français est le plus souvent moins concis que le latin, m’obligeait à faire l’impasse sur certains mots, le plus souvent certains adjectifs, pour tâcher d’exprimer la même chose que Virgile du mieux possible dans la contrainte de cette traduction en vers. Je parlerai donc désormais pour ce travail de traduction adaptée. Les traductions en prose, ou en davantage de vers que dans le texte d’origine, habituellement rajoutent des mots pour rendre le texte mieux compréhensible, ma traduction en vers en retire un peu – mais ce qu’elle ajoute, c’est le chant, et cela vaut la peine, je trouve.

Dans les vers donnés ci-dessus, l’adaptation est un peu plus poussée, puisque j’ai suivi l’interprétation de Servius concernant la poésie épique et l’histoire, là où Virgile parle de lire les annales des héros et les hauts faits du père. Les vers sont ainsi bien plus parlants pour nous qui vivons vingt siècles après.

J’ai traduit cette quatrième Bucolique aujourd’hui, avec ses passages saisissants. L’interprétation chrétienne qu’on en fait souvent me semble bien légère, et surtout empêcher de s’interroger plus avant sur ce qui est dit, et qui est parfois très étrange. Ce n’est pas tant le rêve d’un retour à l’âge d’or qui est étonnant, que la façon dont est vu ce retour. En tout cas l’appel à la lecture de la poésie épique et de l’histoire humaine me semble résonner tout particulièrement aujourd’hui, et bien sûr avec mon travail.

À propos de travail, en relisant ces quatre premières églogues que j’ai commencé à traduire lundi dernier (nous sommes dimanche), j’ai vu qu’à deux ou trois reprises j’avais par erreur laissé une rime sans vers avec lequel rimer ; j’ai réparé cela au mieux, en introduisant de petites variations dans mon système, ce qui n’est pas mal, en fait, mais bien sûr sans changer le nombre de vers ; notamment au début de la deuxième Bucolique, que j’ai un peu réécrit (mais je laisse le texte dans son état premier ici, je ne compte pas changer mes posts à chaque correction, je vais juste y mettre un avertissement).

À suivre !

Virgile, Bucoliques, églogue 3 : la joute poétique (ma traduction)

J’avais donné, toujours au fur et à mesure de ma traduction, le début de la première églogue, puis la deuxième en entier, et voici maintenant, de la troisième, un large extrait : celui de la joute poétique qui suit la dispute des deux bergers poètes, assis dans la prairie, réglant leurs différends à coups de vers dont les habituelles traductions en prose rendent mal la vivacité et la virtuosité – j’ai fait de mon mieux, devant souvent terminer mes alexandrins par des assonances plutôt que par des rimes, mais enfin l’idée est là.

*

DAMÉTAS

Premier, Jupiter ; tout est plein de Jupiter :
Il veille sur les terres ; il a soin de mes vers.

MÉNALQUE

Moi, Phébus m’aime ; toujours chez moi du laurier,
Des présents pour lui, l’hyacinthe douce et pourprée.

DAMÉTAS

Galatée, la jeune enjouée, me jette un fruit,
Et voulant être vue, vers les saules s’enfuit.

MÉNALQUE

Amyntas, ma flamme, à moi s’offre de lui-même :
Mes chiens ne connaissent mieux Délie elle-même.

DAMÉTAS

J’ai des présents tout prêts pour ma Vénus : je vis
Où d’aériennes palombes firent leur nid.

MÉNALQUE

J’ai envoyé au garçon dix pommes dorées,
Lui enverrai dix autres cueillies en forêt.

DAMÉTAS

O que de mots Galatée m’a dits, et quels mots !
Vents, aux oreilles des dieux, n’en touchez-vous mot ?

MÉNALQUE

Pourquoi m’aimer si, toi chassant le sanglier,
Amyntas, moi je reste à garder les filets ?

DAMÉTAS

Envoie Phyllis, Iollas, c’est mon anniversaire ;
Viens, toi, quand je sacrifie aux fruits de la terre.

MÉNALQUE

Phyllis, ma préférée, pleurait quand je partais,
Répétant « Adieu, Iollas, adieu, ma beauté. »

DAMÉTAS

Triste aux bergeries le loup, aux moissons le givre,
Aux arbres le vent, à moi d’Amaryllis l’ire.

MÉNALQUE

Doux l’humide aux semis, l’arbousier aux chevreaux
Le saule aux brebis, Armyntas à mon propos.

DAMÉTAS

Pollion aime, quoique rustique, notre Muse :
Paissez une génisse pour qui vous lit, Muses.

MÉNALQUE

Pollion fait des vers nouveaux : paissez un taureau
Déjà cornu, levant le sable du sabot.

DAMÉTAS

Qui t’aime, Pollion, vienne où tu te réjouis :
Que le miel coule, et pousse l’amome pour lui.

MÉNALQUE

Qui ne hait Bavius, qu’il aime, Mévius, tes vers,
Attelle des renards, trouve des boucs à traire.

DAMÉTAS

Vous qui cueillez des fleurs, des fraises nées à terre,
Fuyez, enfants ! un froid serpent caché sous l’herbe.

MÉNALQUE

Gardez-vous, brebis, de trop avancer : la rive
N’est pas sûre, le bélier, encor, s’y lessive.

DAMÉTAS

Tityre, éloigne les chèvres de la rivière :
À temps, je les laverai à la source claire.

MÉNALQUE

Groupez les brebis, enfants : si leur lait tarit
Sous la chaleur, nous presserons en vain leur pis.

DAMÉTAS

Hélas ! combien maigre est au pré gras mon taureau !
Même amour est ruine du pâtre et du troupeau.

MÉNALQUE

Eux – l’amour n’en est cause – n’ont plus que leurs os :
Je ne sais quel œil fascine mes doux agneaux.

DAMÉTAS

Dans quels pays, dis – tu seras mon Apollon –
Le ciel ne dépasse pas cinq mètres de long.

MÉNALQUE

Dans quel pays, dis, poussent des fleurs où s’inscrit
Le nom des rois – et tu auras pour toi Phyllis.

*

ici une traduction de l’églogue entière, en prose

à suivre !