Passage de la 4e Bucolique et réflexion du jour (note actualisée)

Un peu plus tard dans la soirée, je complète cette note avec le même passage traduit par Paul Valéry – en beaux alexandrins mais non rimés – et j’y joins aussi les vers de Virgile. Traduction de Valéry dont je savais l’existence mais que je découvre maintenant en ligne, la bibliothèque où je l’ai cherchée l’autre jour ne l’ayant pas à disposition pour le moment).
Nous voici à trois au jeu, donc. Les autres traducteurs de Virgile en vers, autant que je sache n’ont pas traduit comme Valéry et moi un vers pour un vers, ce qui est une difficulté particulière – et je suis la seule à avoir ainsi traduit en alexandrins avec rimes ou assonances. Voici, dans l’ordre d’apparition dans le temps, le texte de Virgile, puis celui de Valéry, puis le mien (qui n’est sans doute pas le plus représentatif du reste de ma traduction, mais tant pis) :

At simul heroum laudes et facta parentis
Jam legere et quae sit poteris cognoscere virtus,
Molli paulatim flavescet campus arista,
Incultisque rubens pendebit sentibus uva,
Et durae quercus sudabunt roscida mella.
Virgile

Tandis que t’enseignant les hauts faits de tes pères
Les livres t’instruiront de ce qu’est la valeur,
Toute blonde de blés se fera la campagne
Et la grappe aux buissons pendra des fruits vermeils ;
Du chêne le plus dur un doux miel suintera.
Paul Valéry

Quand tu pourras lire la poésie épique,
L’histoire humaine, connaître la véridique
Vertu, la plaine deviendra jaune de blé,
Le raisin rouge se suspendra aux ronciers,
Des chênes durs mielleront des miels de rosée. 

Bucoliques, IV, 26-30 (ma traduction adaptée)

J’ai assez critiqué les traductions trop éloignées du texte que leurs auteurs appellent quand même des traductions – avec la férocité de la lionne qui sent qu’on s’en prend à ses petits – pour essayer d’éviter de tomber dans le même travers. J’ai déjà expliqué comment ma traduction en cours des Bucoliques, en transposant l’hexamètre dactylique latin en alexandrin français, plus court et d’autant plus court que le français est le plus souvent moins concis que le latin, m’obligeait à faire l’impasse sur certains mots, le plus souvent certains adjectifs, pour tâcher d’exprimer la même chose que Virgile du mieux possible dans la contrainte de cette traduction en vers. Je parlerai donc désormais pour ce travail de traduction adaptée. Les traductions en prose, ou en davantage de vers que dans le texte d’origine, habituellement rajoutent des mots pour rendre le texte mieux compréhensible, ma traduction en vers en retire un peu – mais ce qu’elle ajoute, c’est le chant, et cela vaut la peine, je trouve.

Dans les vers donnés ci-dessus, l’adaptation est un peu plus poussée, puisque j’ai suivi l’interprétation de Servius concernant la poésie épique et l’histoire, là où Virgile parle de lire les annales des héros et les hauts faits du père. Les vers sont ainsi bien plus parlants pour nous qui vivons vingt siècles après.

J’ai traduit cette quatrième Bucolique aujourd’hui, avec ses passages saisissants. L’interprétation chrétienne qu’on en fait souvent me semble bien légère, et surtout empêcher de s’interroger plus avant sur ce qui est dit, et qui est parfois très étrange. Ce n’est pas tant le rêve d’un retour à l’âge d’or qui est étonnant, que la façon dont est vu ce retour. En tout cas l’appel à la lecture de la poésie épique et de l’histoire humaine me semble résonner tout particulièrement aujourd’hui, et bien sûr avec mon travail.

À propos de travail, en relisant ces quatre premières églogues que j’ai commencé à traduire lundi dernier (nous sommes dimanche), j’ai vu qu’à deux ou trois reprises j’avais par erreur laissé une rime sans vers avec lequel rimer ; j’ai réparé cela au mieux, en introduisant de petites variations dans mon système, ce qui n’est pas mal, en fait, mais bien sûr sans changer le nombre de vers ; notamment au début de la deuxième Bucolique, que j’ai un peu réécrit (mais je laisse le texte dans son état premier ici, je ne compte pas changer mes posts à chaque correction, je vais juste y mettre un avertissement).

À suivre !

Journal du jour

"Piano", technique mixte sur papier A4

« Piano », technique mixte sur papier A4


"Human Being", technique mixte sur papier A4

« Human Being », technique mixte sur papier A4

J’avais demandé pour Noël un CD du Sacre du Printemps, j’ai eu un coffret collector de 38 enregistrements de l’œuvre par autant de chefs et d’orchestres différents sur plus de soixante ans. Bel exercice d’écoute pour quelqu’un qui comme moi pratique la traduction. Magnifique à écouter tout en peignant, ce que je fais depuis Noël donc, et qui n’est peut-être pas sans influence sur mon inspiration. Le coffret est sorti en 2012 pour le centième anniversaire du Sacre (1913) et il est devenu une rareté : O a fait plus de quarante kilomètres à vélo dans le froid et la pluie pour aller le chercher là où il l’avait repéré en ligne. Voilà un cadeau !

M’étant un peu blessée au yoga (petite chute sur le coccyx) puis en courant et en marchant (syndrome du piriforme), j’ai fait des exercices à la maison pour guérir tout ça et j’ai évité de sortir pendant quelques jours. C’était aujourd’hui ma première promenade de l’année, je l’ai faite avec O, nous sommes allés voir les canards au jardin des Plantes, c’était de circonstance, par ce froid du même nom. J’adore les canards. Et tous les oiseaux. Et tous les animaux. Toutes les plantes, toutes les pierres, tout.

Comme je ne pouvais pas rester assise trop longtemps avec ma petite blessure, j’ai moins traduit ces jours derniers, mais ça va mieux et je m’y suis remise. Je m’amuse et je me désole tout à la fois de constater le sexisme de la plupart des traducteurs qui m’ont précédée. Quand Homère dit que Pénélope est sage, intelligente, eux traduisent « chaste » (même si l’adjectif grec n’a pas du tout ce sens ; du reste quand Homère l’applique à un homme, ils ne traduisent jamais par chaste mais bien par son sens réel). Quand Homère dit qu’Hélène « à la longue robe » va se coucher auprès de Ménélas la nuit venue, eux traduisent « aux longs voiles », la fantasmant sans doute comme une espèce de Salomé se livrant à une danse suggestive devant Hérode. Quand Hélène évoque son impudence passée, avec le mot grec qui signifie à la lettre « regard de chien », ils lui font dire « ma face de chienne », ce qui est comme si on faisait dire à un philosophe cynique qui parlerait de son cynisme « chien que je suis » parce que cynique, à la lettre, signifie « de chien ». Quand Homère dit qu’Hélène est semblable à Artémis aux flèches d’or, ils traduisent « à la quenouille d’or » – là aussi en dépit du fait que ce n’est pas du tout le sens du mot grec – d’ailleurs que ferait Artémis, déesse de la chasse, d’une quenouille ? Bref, contrairement à Homère, ils ramènent sans cesse les femmes du texte à la condition domestique et inférieure qu’ils ont intériorisée. Ne serait-ce que pour ça, ma traduction ne devrait pas être inutile.

"Human History", technique mixte sur papier 24x32 cm

« Human History », technique mixte sur papier 24×32 cm

Isaïe Beethoven, par Edgar Lee Masters (ma traduction, de la « Spoon River Anthology »)

des voix sous les pierresAvant de donner ma traduction de ce poème, je veux rendre grâce à Patrick Reumaux, qui a traduit et publié ce chef-d’œuvre de 1915 en édition bilingue chez Phébus, sous le titre Des voix sous les pierres. Les épitaphes de Spoon River. C’est l’un des quelques livres que j’ai rapportés de ma montagne, et j’ai eu envie ce soir d’en donner un poème – chaque poème étant l’épitaphe d’un habitant d’un village, composant ainsi à la fois une épopée et un roman de l’Amérique profonde et au-delà, de l’humanité. J’ai choisi celui-ci, « Isaiah Beethoven », et j’ai eu envie d’en donner ma propre traduction, plus proche du texte source. La voici donc.

"Through the Looking-glass", ce midi à Paris, photo Alina Reyes

« Through the Looking-glass », ce midi à Paris, photo Alina Reyes


*

On me dit que j’avais trois mois à vivre,
Alors je me glissai à la rivière,
M’asseoir près du moulin des heures et des heures
Là où les eaux mêlées bougeant en profondeur
Semblaient ne pas bouger :
Ô monde, c’est toi !
Tu n’es qu’un lieu élargi de la rivière
Où la Vie regarde d’en haut, et nous nous réjouissons
Qu’elle se mire en nous, et alors nous rêvons
Et nous en allons ; mais quand de nouveau
Nous cherchons le visage, voici les basses-terres
Et les peupliers foudroyés, là où nous versons
Dans le fleuve plus grand !
Mais ici près du moulin, les châteaux de nuages
Se moquaient d’eux-mêmes dans l’eau vertigineuse ;
Et sur son plancher d’agate la nuit
La flamme de la lune courait sous mes yeux
Au milieu d’une forêt au calme déchiré
Par une flûte dans une cabane sur la colline.
Quand à la fin le moment vint de m’aliter,
Faible et souffrant, avec les rêves sur moi,
L’âme de la rivière avait pénétré mon âme
Et la force engrangée de mon âme bougeait
Si vite qu’elle semblait au repos
Sous des cités de nuage et sous
Des sphères d’argent et des mondes changeants –
Jusqu’à ce que je voie un éclair de trompettes
Sur les remparts, de l’autre côté du Temps !

*
spoon river anthology

Fille de Zeus vs fils d’Hypérion : Odyssée, premiers vers (ma traduction, commentée)

odyssee-min

« Dis-moi l’homme ». C’est exactement ainsi que commence l’Odyssée. L’adjectif vient après l’apostrophe à la Muse, et il est capital de respecter cet ordre – ce qui n’est pas habituellement fait. J’ai choisi de traduire ces premiers fantastiques vers de l’Odyssée en vers de 14 pieds non rimés (ils ne sont pas non plus rimés en grec). Afin de leur conférer davantage de rythme que dans une traduction en prose, de rendre un peu leur caractère de chant inaugural. Et j’y ai mis en évidence les deux grandes oppositions qui s’y trouvent : celle entre Ulysse, « si plein de sens », et ses compagnons, « pauvres insensés » ; et celle entre le dieu Hélios, fils d’Hypérion, fatal à ses compagnons, et la déesse Athéna, fille de Zeus, alliée d’Ulysse. Homère assimile Hélios à Hypérion, donc à un Titan, un dieu primordial, dieu de l’ancien temps ; alors qu’Athéna, déesse de la sagesse, est de Zeus, le Dieu, dieu des dieux, le dieu de la nouvelle génération des dieux, le dieu moderne. Il y a là aussi une opposition entre un mâle primitif et une féminité évoluée. Opposition représentée également par le caractère « aux mille sens » d’Ulysse (ma traduction, où l’on peut entendre « aux mille directions » et aussi « plein d’esprit sensé », voire « aux mille significations » me semble plus proche de l’adjectif grec polutropon, souvent traduit par la locution « aux mille tours » ou « aux mille ruses », et aussi plus élevée peut-être, et surtout plus riche, plus polysémique), et le caractère insensé de ses compagnons, caractère qui les a conduits à la mort alors qu’Ulysse le sensé, bien que devant errer longtemps, reste vivant.

Voici donc ma traduction, au plus près de chaque vers :

 

Dis-moi l’homme, Muse, aux mille sens, qui tant erra
après avoir détruit la sacrée, puissante Troie ;
qui vit de nombreux peuples et fut instruit de leur pensée ;
qui sur les mers souffrit, tant, jusqu’au tréfonds de son âme,
luttant pour sa vie et le retour de ses compagnons.
Et pourtant il ne put les sauver, malgré son désir ;
car ils périrent de leur propre folle présomption,
ces pauvres insensés ! Ayant mangé des bœufs d’Hélios,
fils d’Hypérion, lequel les priva du jour du retour.
Dis-m’en plus là-dessus, toi, déesse, fille de Zeus !

 

Homère, L’Odyssée, Chant I, 1-10
*

Pour une autre de mes traductions d’un passage de l’Odyssée, c’est là : Ulysse et le Cyclope

Je cesse de préciser comme ces jours derniers que je suis confinée après que le coronavirus s’est invité chez moi (sous une forme bénigne), tout le monde à Paris, entre autres, se trouvant désormais en confinement. C’est le moment de rappeler à qui aurait envie de le lire que mon roman Nus devant les fantômes est offert gracieusement en pdf ici. Restez à la maison et bonne lecture !

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L’île du lac d’Innisfree, par William Butler Yeats (ma traduction)

Debout ! Je vais y aller, aller à Innisfree !
M’y faire une cabane en argile et branchages.
Neuf rangs de haricots, une ruche et voici !
Seul avec les abeilles en bruissant voisinage.

 

Et j’y serai en paix : lente goutte la paix
Des voiles d’aurore où chantent les sauterelles.
Minuit y est lueur, midi feu empourpré,
Et le soir y est plein des ailes d’hirondelles.

 

Debout ! Je vais y aller, car nuit et jour, toujours,
J’entends l’eau doucement clapoter sur la rive ;
Que je sois sur la route ou les pavés d’un bourg,
Tout au cœur de mon cœur je l’entends qui arrive.

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WB_Yeats

 

Voici le poème, que j’ai traduit aujourd’hui (toujours confinée en attendant que le coronavirus, toujours très peu virulent pour moi, cesse de me rendre potentiellement contagieuse), dans le texte de W.B. Yeats :

I will arise and go now, and go to Innisfree,
And a small cabin build there, of clay and wattles made;
Nine bean-rows will I have there, a hive for the honey-bee,
And live alone in the bee-loud glade.

And I shall have some peace there, for peace comes dropping slow,
Dropping from the veils of the morning to where the cricket sings;
There midnight’s all a glimmer, and noon a purple glow,
And evening full of the linnet’s wings.

I will arise and go now, for always night and day
I hear lake water lapping with low sounds by the shore;
While I stand on the roadway, or on the pavements grey,
I hear it in the deep heart’s core.

William Butler Yeats, « The Lake Isle of Innisfree »

*