journal du jour

Je ressens un honneur et un bonheur indicibles, à traduire, après l’Odyssée, l’Iliade (qui s’appellent autrement chez moi). J’avance au rythme d’une centaine de vers par jour, au moins, et toute mon âme sourit, tout le temps, même la nuit quand je suis à demi endormie. Je sais que ce que je vis n’a jamais été vécu, non parce que ma traduction serait plus spéciale que bien d’autres, mais du fait de mon rythme de travail, qui fait que le texte m’habite complètement. Et je pense que la qualité d’une œuvre vient de la qualité de ce que vit son auteur·e.

Mes textes les plus forts, depuis plus de trente ans, viennent de la force des moments vécus pour les écrire. Je ne suis pas forte pour produire de la littérature ordinaire, comme celle qu’on apprend dans les ateliers d’écriture et autres méthodes humaines, trop humaines, de travail. Je travaille hors de moi, je ne travaille bien que dans ce qu’on appelle le divin, la joie physique et mentale, l’enthousiasme, l’extase. C’est pourquoi Homère est dit aveugle : il est hors de lui, ses yeux sont hors de lui, c’est comme dans ce rêve que je fis il y a très longtemps, où j’étais morte et où je me promenais en apesanteur dans le monde, voyant tout, dans une absolue liberté. Comme les dieux chez Homère. Mes combats sont homériques, ma paix est celle des « dieux bienheureux qui vivent toujours ». Et bien sûr il y a aussi ma vie d’humaine au quotidien, la joie et le souci des proches, et le souci pour toute l’humanité. Mais l’idée que, peut-être, mon travail peut aider, participer à aider. La planète rétrécit, c’est notre tête qu’il faut augmenter.

joie des exercices

Finalement, un peu plus tard hier, dans la soirée, je me suis remise à la traduction de l’Iliade. J’ai repris un ou deux détails dans les premiers vers, et j’ai continué, avec des vers de douze à quinze pieds, comme pour ma traduction de l’Odyssée, mais cette fois assonancés librement sur le dernier pied, par deux ou trois ou de façon croisée, comme je l’ai fait pour mes alexandrins des Bucoliques. Je trouve que cela convient mieux au style de l’Iliade. Ce matin j’en étais au vers 124, c’est beau et c’est tout à fait faisable, en restant au plus près du texte et en avançant bien. Avec l’entraînement que j’ai maintenant, je pense pouvoir finir l’Iliade en quelques mois – plus rapidement que l’Odyssée bien que l’œuvre soit plus longue et que j’y aie ajouté une difficulté supplémentaire. Éditeur ou pas éditeur (qui se comportent face à moi avec une prudence de mauvais démineurs – je leur répondrais « n’ayez pas peur » !), il faut que j’aie fait les deux poèmes, pour ma satisfaction. Puis je pense revenir à Virgile, je n’ai pas non plus envie de m’en tenir aux Bucoliques. Notre cerveau est génial, mais c’est aussi dans tout le corps que je ressens la joie, en travaillant.

Je ne cours pas en ce moment à cause de mon rhume des foins – déjà à vélo ce n’est pas facile et au retour la pollution de l’air se fait sentir dans la gorge – mais le yoga quotidien est toujours là, et puis le rhume faiblit peu à peu, les graminées vont se calmer aussi et je pourrai retourner faire un ou deux tours du jardin à mon humble pas de course. On prend plaisir à tous les niveaux d’exercices, physiques ou mentaux. Histoire de pieds, décidément.

Homère, Iliade, chant I, v.1-21

Sur ma lancée, j’ai traduit vite fait les premiers vers de l’Iliade – j’ai de l’entraînement, après l’Odyssée et les Bucoliques, ça va vite. Je n’ai pas l’intention de continuer tout de suite, je préférerais le faire après avoir trouvé un éditeur, mais voici comment cela pourrait commencer :

Colère d’Achille, fils de Pélée, chante-la, déesse,
Ire funeste qui mille maux valut aux Achéens,
Qui tant d’âmes vaillantes de héros jeta dans l’Hadès,
Faisant d’eux la proie de tous oiseaux et celle des chiens –
5 Ainsi s’accomplissait la volonté de Zeus –
Chante à partir du jour où une dispute déchire
L’Atride, roi des hommes, et le divin Achille.
Qui d’entre les dieux suscita en eux discorde et combat ?
Le fils de Létô et de Zeus ; irrité contre le roi,
10 Il fit se lever dans l’armée une peste mortelle,
Parce que l’Atride avait outragé Chrysès, son prêtre.
Lequel était allé aux nefs rapides des Achéens
Pour affranchir sa fille, apportant une immense rançon,
Avec en mains les bandelettes de l’archer Apollon
15 Et le sceptre d’or ; et il implora tous les Achéens,
Spécialement les deux Atrides, chefs des peuples :
« Atrides, et vous autres, Achéens aux belles guêtres,
Puissent les dieux qui habitent l’Olympe vous faire
Entrer dans la ville de Priam et avec bonheur
20 En revenir. Mais libérez ma chère fille, agréez
Sa rançon, par respect du fils de Zeus, Apollon l’archer. »

Les Bucoliques, c’est fini

« Permets-moi, Aréthuse, ce dernier travail »
Virgile, Bucoliques, X, 1

Dimanche matin : j’ai fini de traduire les Bucoliques, en alexandrins rimés ou assonancés, moins de deux semaines après avoir commencé. Forte et riche aventure, dont je retiens entre autres que cette œuvre nous parle tout spécialement, aujourd’hui, avec son regard compassionnel sur la nature, dont l’humain n’est pas séparé, ses amours sans frontières de genre, de sexe ni de couleur de peau, et aussi son inquiétude d’un monde en danger de division. La réponse de Virgile à la joie comme à la douleur, c’est la beauté du chant, de la poésie sous toutes ses formes, réponse qui toujours fut celle de l’humain et lui permit de traverser le temps.

Pour moi, tant que le temps me garde, il y aura toujours un nouveau travail après le dernier travail.