Iliade, IX, 307-431 : le refus d’Achille (ma traduction)

J’ai traduit hier et aujourd’hui ce fantastique discours de refus d’Achille. Dévor (Ulysse) et Ajax ont été envoyés par Agamemnon supplier ce guerrier hors pair de revenir combattre à leurs côtés, alors qu’Hector et les Troyens sont en train de menacer de détruire l’armée des Achéens (ou Danaens) : lui seul peut les sauver – c’est d’ailleurs depuis qu’il a décidé de se retirer du combat, à cause de l’iniquité du chef des chefs, Agamemnon, qu’ils sont en déroute. Agamemnon lui promet monts et merveilles s’il revient au combat, des trésors à n’en plus finir, une de ses filles en mariage au choix, sept villes, des honneurs, et de lui rendre Briséis, la captive qu’il lui avait donnée en part d’honneur et qu’il lui a prise. Après que Dévor lui a exposé tout cela, voici donc ce que répond Achille (j’avoue, j’aime toujours me le représenter en Brad Pitt, trop beau et avec un air d’innocence, comme dans le film), cet ancêtre de Bartleby, qui fait la révolution par le non :
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Ainsi lui répond en retour Achille aux pieds agiles :

« Fils de Tresseur-de-peuple, né de Zeus, Dévor aux mille arts,
Il faut que je vous dise ma pensée en toute franchise,
Comme je l’entends, et ce que je ferai pour ma part,
Que vous ne roucouliez plus l’un l’autre, assis à mes côtés.
Autant que les portes de l’Hadès, il m’est détestable,
Celui qui, ayant dans l’esprit quelque chose, en dit une autre.
Je vous dis, moi, ce qui me paraît la meilleure chose :
Je ne crois pas que l’Atride Agamemnon me persuade,
Ni les autres Danaens, car il n’y a pas d’avantage
À se battre toujours, sans relâche, contre l’ennemi,
Mais une part égale à qui reste à l’écart et qui
Guerroie dur, un même honneur au vaillant et au lâche.
Et meurent de même qui ne fait rien et qui fait beaucoup.
Il ne m’a rien rapporté de tant souffrir en mon âme,
D’être toujours à exposer ma vie dans la bataille.
Comme un oiseau à ses petits sans ailes apporte tout
Ce qu’il a pris, en se donnant bien du mal, à la becquée,
De même, combien de nuits sans dormir ai-je passées,
Et de journées sanglantes, tout entières à me battre,
À affronter des hommes pour leur prendre leurs femmes !
Avec mes nefs, j’ai dévasté douze cités d’humains,
Et sur terre j’en compte onze dans la Troade fertile ;
Dans toutes j’ai pris un abondant et précieux butin,
Et tout ce que j’ai rapporté je l’ai donné à l’Atride
Agamemnon ; lui qui restait derrière, près des rapides
Nefs, le prenait, en distribuait un peu, en gardait plein.
Et alors qu’il donne des parts d’honneur aux rois et aux chefs,
Eux les ont bien gardées, mais à moi seul des Achéens
Il l’a prise, il a ma douce femme ; qu’il couche avec elle,
Qu’il s’en rassasie ! mais pourquoi se battraient-ils, les Argiens,
Contre les Troyens ? pourquoi a-t-il conduit une armée
Ici, l’Atride ? À cause d’Hélène aux beaux cheveux ?
Sont-ils seuls, de tous les mortels, à aimer leurs femmes, eux,
Les Atrides ? Tout homme qui est bon et sensé
Aime la sienne et en prend soin, comme moi je l’ai aimée
De tout mon cœur, toute captive qu’elle était.
Il m’a pris ma part d’honneur des mains, il m’a trompé,
Qu’il n’essaie pas, je le connais, il ne me convaincra pas.
Mais avec toi, Dévor, et avec les autres rois,
Qu’il songe à écarter des nefs le feu meurtrier.
Il s’est déjà donné bien de la peine, sans moi,
Il a bâti un mur, creusé un fossé large et grand,
Y a même planté des pieux ; mais il ne pourra pas
Arrêter ainsi la force d’Hector tueur d’hommes ; tant
Que je combattais avec les Achéens, il n’osait pas,
Hector, avancer hors des remparts le combat,
Il n’allait pas plus loin que les portes Scées et le chêne.
Il m’attendit là un jour, j’étais seul et c’est à peine
S’il put m’échapper. Mais je ne veux plus me battre avec
Le divin Hector, et demain, une fois sacrifié
À Zeus et tous les autres dieux, je chargerai et mettrai
Mes nefs à la mer, et tu les verras, si tu veux,
Si cela t’intéresse, naviguer sur le poissonneux
Hellespont, dès l’aube, mes hommes ramant avec ardeur ;
Si nous donne une bonne traversée l’illustre ébranleur
De la terre, en trois jours je serai dans la fertile Phthie.
J’ai là-bas de grands biens, que j’ai laissés pour mon malheur quand
Je vins ici, d’où je rapporterai l’or, le rougeoyant
Airain, les femmes aux belles ceintures et le fer gris,
Autant que j’en ai obtenu ; la part d’honneur qu’il m’avait
Donnée, il me l’a prise pour m’outrager, le fils d’Atrée,
Le roi Agamemnon ; dis-lui tout comme je l’ordonne,
Publiquement, que les autres Achéens se révoltent,
S’il espère tromper quelque Danaen encore ;
Lui, toujours bardé d’impudence, tout chien qu’il soit,
N’oserait jamais me regarder en face, moi.
Je ne l’aiderai ni de mes conseils, ni de mes bras ;
Il m’a trompé et offensé, il ne me bernera
Plus encore avec ses discours ; c’est assez ! qu’il disparaisse
Tranquillement ; le sage Zeus lui a pris toute sagesse.
Ses cadeaux me font horreur, et de lui je fais cas
Comme d’un cheveu. Même s’il me donnait dix ou vingt fois
Ce qu’il a maintenant ou qu’il pourrait un jour posséder,
Tout ce qui arrive à Orchomène ou à Thèbes
D’Égypte, où les maisons regorgent de richesses,
La ville aux cent portes, dont chacune laisse passer
Deux cents guerriers avec leurs chars et leurs cavales ;
Même s’il me donnait autant qu’il y a de sable
Et de poussière, jamais il ne convaincrait mon âme,
Agamemnon, avant de payer jusqu’au bout son outrage
Douloureux. Je n’épouserai pas la fille de l’Atride ;
Même si elle était rivale en beauté d’Aphrodite
Dorée, ou d’Athéna aux yeux brillants pour l’ouvrage,
Non, je ne l’épouserais pas ; qu’il prenne un autre Achéen,
Un qui soit comme lui et soit plus roi que moi.
Si les dieux me sauvent, si chez moi je reviens,
Pélée lui-même cherchera bien une femme pour moi.
Il y a nombre d’Achéennes en Hellade et en Phthie,
Des filles de seigneurs qui défendent leur ville,
Et c’est de l’une d’elles que je veux faire ma femme.
C’est là que mon cœur viril me pousse à aller
Prendre pour épouse une femme raisonnable,
Pour nous rassasier des biens acquis par le vieux Pélée ;
Il n’est rien pour moi qui vaille autant que la vie, pas même
Ce que Troie, ville bien peuplée, a dit-on acquis naguère,
Avant l’arrivée des fils des Achéens, en temps de paix,
Ni même ce que renferme le seuil de pierre de l’archer
Phébus Apollon dans la rocailleuse Pytho.
Les bœufs, les gras moutons, on peut les enlever,
Et on achète les trépieds et les blonds chevaux ;
La vie de l’homme ne revient pas, ne peut être pillée
Ni prise, une fois qu’elle a passé l’enclos de ses dents.
Ma mère m’a dit, la déesse Thétys aux pieds d’argent,
Que deux sorts, vers le terme de la mort, m’emporteraient.
Si je reste ici à combattre la ville de Troie,
Je perdrai le retour, mais ma gloire ne périra pas ;
Et si je reviens dans la terre de la patrie,
Je perdrai la noble gloire, mais une longue vie
Me sera donnée, et la mort ne m’atteindra pas trop vite.
Et moi j’encouragerais les autres Achéens
À rentrer chez eux, car vous ne verrez jamais la fin
De la haute Troie ; car surtout Zeus qui voit au loin
Étend sa main sur elle, et rend confiance à ses guerriers.
Vous, allez donc plutôt vers les chefs des Achéens
Rapporter mon message – c’est la part des anciens –
Pour qu’ils trouvent en réfléchissant une meilleure idée,
Qui puisse sauver leurs bateaux et l’armée achéenne
Devant nos nefs creuses, car elle n’est d’aucune aide,
Celle qu’ils ont imaginée, tandis que je suis colère.
Phénix peut rester avec nous pour passer la nuit
Afin de retourner sur nos nefs dans sa patrie,
Demain, s’il le veut ; je ne l’y forcerai pas. »

Ainsi dit-il, et tous restent sans bouger, sans voix,
Ébahis de ses mots : si rudement il a refusé !

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alinareyes