Traduire, converser, féconder

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une petite reproduction de l’une de mes peintures qui s’était détrempée dans mon sac l’autre jour quand j’ai marché longtemps sous la pluie – j’ai ajouté du feutre autour, sur la carte gondolée et marquée par l’eau

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M’étant soudain inscrite au concours externe de l’agrégation de Lettres modernes, j’ai passé mon week-end à tester mes compétences en faisant des versions grecques, latines, anglaise, données à ce concours les précédentes années. En anglais ça va mais en langues anciennes, comme ces derniers temps je traduisais en m’aidant de diverses traductions antérieures, j’ai négligé de réviser la grammaire : une fois seule devant le texte originel, elle me manque sérieusement, je vais devoir m’y remettre, quand j’aurai déterminé si je suis meilleure en grec ou en latin, quoique je préfère le grec. Il faudra aussi que je me remette à la grammaire en ancien français et en français, ce n’est pas un petit morceau. Puis lire les œuvres au programme (déjà lues pour la plupart, mais il y a si longtemps), et bref, préparer ce qui est à préparer. Je m’y prends bien tard et je ne serai sûrement pas bien prête, voire pas du tout, d’autant que je n’ai surtout pas l’intention de sacrifier le travail de ma thèse. Mais bon, cela peut se tenter. J’aime les défis intellectuels, et surtout c’est une façon de revitaliser l’écriture en obligeant la pensée à opérer un déplacement, à ne plus se reposer sur son fonctionnement habituel, à aller à la rencontre d’autres modes de pensée pas seulement en se contentant de les regarder (de lire des livres), de converser avec eux sans se mélanger mais au contraire en allant au contact, comme je l’ai fait précédemment avec la théologie, en les accueillant, en les pénétrant et en les fécondant, comme il est bon et humain de le faire, afin de faire progresser l’humanité, comme nous l’avons fait depuis notre plus haute préhistoire, quand le monde était peuplé de plusieurs espèces d’humains et que nous avons copulé avec eux, enrichissant notre génome d’une part du leur et permettant ainsi à notre espèce d’évoluer. Aujourd’hui nous sommes la seule espèce humaine sur cette planète et pour continuer l’aventure nous devons continuer à évoluer, par la pensée, par la rencontre des diverses pensées.

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Peter Sloterdijk, Bulles

« Le terme « continent » désigne, dans l’histoire moderne, la cohésion du sol terrestre, alors que le continens classique désigne l’écorce la plus externe du ciel [et]… que, dans le contexte global de la planète, ce sont les océans qui sont les contenants tandis que les prétendus continents sont le contenu. »

traduit de l’allemand par Olivier Mannoni

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Forêt profonde

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J’avais du moins compris que l’Esprit travaille de la même façon les individus et les peuples, la nature et la nature de l’homme, j’avais compris ce que je savais depuis toujours, ce que les hommes savent depuis qu’ils sont hommes et ont commencé à imprimer leurs mains sur les parois des grottes, à y graver et peindre les animaux de leurs forêts et de leurs visions pour franchir le pas entre nature et surnature, j’avais compris ce qu’il devient si difficile à entendre dans le bruit et l’éparpillement du monde technologique, et aussi difficile à dire qu’à écrire, à l’heure des textes hachés à la mode communicationnelle, en longues phrases déambulant dans un labyrinthique livre : l’unité du tout.

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Je me souvins d’un petit matin d’hiver où je marchai, seule, sur un chemin bordé de prés givrés. C’était dans les Baronnies pyrénéennes, une terre belle et secrète, presque abandonnée, un de ces cœurs méconnus de la France où le temps n’ose pas faire de bruit en passant de colline en prairie et de village en forêt. J’avais pris une chambre la veille dans cet hôtel désert, isolé, glacial, juste pour pouvoir faire ceci, au réveil : me diriger à pied, dans le silence, vers la grotte de Gargas, la longue et magnifique grotte où trente mille ans plus tôt des hommes, des femmes et des enfants avaient laissé des gravures et peintures d’animaux et de signes, et deux cent trente empreintes de mains. J’avais voulu d’un saut me rendre dans ce début du monde, voir par leurs yeux, sentir par leurs sens les aurochs et les anges. J’étais retournée visiter la grotte plusieurs fois, seule ou avec Florent et les enfants. Et au retour d’une exceptionnelle visite nocturne, j’avais reçu un salut dans l’éternel. Il était plus de minuit, l’autoroute était déserte, les éléments s’étaient déchaînés, pluie énorme et tonitruante, gouttes gonflées comme des bombes à eau frappant de face le pare-brise, véhicule à la merci des mains gigantesques du vent, la lumière des phares se jetait sans répit dans la vitesse, la nuit noire, le silence du cœur dilaté dans la poitrine, et dans l’habitacle c’était juste comme tout à l’heure dans la grotte où nous avions passé deux heures sans voir le temps, là sous terre dans le ventre du ciel, la cathédrale pleine de dents d’une géance enfantine, dents de lait entre lesquelles se répercute une parole immortelle, concrétions blanches, mains rouges, mains noires, mots mutilés dont tu es le membre manquant et qui sempiternellement t’appellent et te travaillent, ainsi que l’eau l’argile et le calcaire qu’elle traverse, imprègne, façonne, et qui oblige l’homme à apposer sa marque jusqu’au plus secret creux de mes chairs.

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extraits de Forêt profonde, mon roman occulté qui reste donc à lire, et huit ans après sa parution fait toujours souterrainement la rentrée littéraire 

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Platon, Ménon 85c

Καὶ νῦν μέν γε αὐτῷ ὥσπερ ὄναρ ἄρτι ἀνακεκίνηνται αἱ δόξαι αὗται·
Et maintenant oui, à la façon d’un rêve, ces vues viennent comme une armée de se lever en lui.

(ma traduction, du grec, tenant compte de l’idée de soulèvement, d’excitation, de mise en branle, de préparation au combat, contenue dans le verbe)

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