Liberté d’expression, j’écris ton nom

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à Paris ces jours-ci, photo Alina Reyes

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Je l’ai écrit plusieurs fois, je suis d’accord avec ce que disait Raoul Vaneigem : « rien n’est sacré, tout peut se dire ». Cela signifie aussi, et c’est capital, que tout ce qui se dit peut être contesté. Tout peut se dire, tant que cela ne tombe pas sous le coup de la loi (diffamation, incitation à la haine). Et tout peut se dire en réponse à ce qui a été dit.

La tragédie qui endeuille la France et tous les partisans de la liberté d’expression dans le monde, doit nous inciter à réfléchir sur l’usage qui est fait de ce droit dans notre pays. L’une des dernières fois que j’ai évoqué cette phrase de Raoul Vaneigem, ce fut à propos de l’ingérence caractérisée de Manuel Valls dans les affaires judiciaires de Dieudonné. Le discours de Dieudonné me fait horreur, tous les discours racistes ou sexistes me font horreur, toutes les stigmatisations me révoltent, qu’elles visent des juifs, des Roms, des musulmans ou tout autre groupe humain ainsi essentialisé. Que ceux qui tiennent de tels discours s’attendent à des protestations en retour est tout à fait sain et salutaire. Mais un ministre n’a pas à se mêler, comme ce fut alors le cas, d’intervenir pour précipiter et augmenter la censure de tel ou tel.

Aussi est-il capital que la liberté d’expression soit la même pour tous. Que ses limites soient les mêmes pour tous, et que son droit soit le même pour tous. Si les pouvoirs ne s’attachent pas à cette équité de traitement, ils ne font que semer et augmenter la zizanie dans la société. Pourquoi peut-on s’acharner sur les musulmans, comme Zemmour, Charlie Hebdo (qui s’en prenait aussi avec une grande virulence aux Roms – parlant de leur « tradition coprophage ») ou malheureusement Houellebecq, et avoir tous les honneurs des médias, alors que ceux qui tout aussi honteusement s’acharnent sur les juifs, voire sur les gays, sont systématiquement boycottés, voire éliminés de la scène publique ? Pourquoi une parole haineuse et discriminante serait-elle plus honorable qu’une autre, selon sa cible ? Pourquoi accepter de promouvoir la haine, ce qui revient à la nourrir, et d’autant plus si on la promeut toujours à l’encontre des mêmes catégories de population ? Si bien que beaucoup finissent par croire que si on s’acharne sur ceux-là plutôt que sur ceux-ci, c’est parce que ceux-là le méritent. Fatal cercle vicieux.

Les médias feraient bien d’être un peu moins arrogants quand ils exigent leur droit à la liberté d’expression. Car ils sont les premiers à ne pas respecter ce droit, quand il s’agit de celui d’autrui, de ceux qui ne pensent pas comme eux, ou même tout simplement ne font pas partie de leur milieu. Eux ne tuent pas avec des kalachnikovs comme les assassins des douze personnes de Charlie Hebdo, mais ils disposent de puissants moyens d’exclusion, et en abusent trop souvent. À l’heure où nous renouvelons notre attachement à la très précieuse liberté d’expression, rappelons-nous que la meilleure façon de la respecter est de savoir aussi remettre en question nos pratiques, celles de nos médias et de nos politiques (il y a peu encore, un jeune homme, Rémi Fraisse, a été tué pour avoir manifesté son opinion, et son cas n’est pas isolé, ni en France ni dans le monde dit libre). À mon humble niveau, je sais ce qu’il en est de ne plus pouvoir publier dans la presse parce qu’on a déplu au milieu, et d’être empêché de publier librement dans l’édition parce qu’on est la cible de certaines personnes qui ont décidé de pratiquer leur propre loi pour atteindre leur but. Si nous voulons être dignes face à l’indignité de ceux qui tuent par idéologie, commençons par nous désidéologiser nous-mêmes, et surtout par essayer d’être honnêtes, envers nous-mêmes et les uns envers les autres.

Faut-il encore le répéter ? Oui : la fin ne justifie jamais les moyens.

Le mal à l’œuvre

Qu’y a-t-il dans la tête d’hommes qui en assassinent froidement d’autres par idéologie ? Certains prétendent que la religion fait un grand retour, mais non, il ne s’agit pas de religion. Il s’agit d’idéologies, et ce n’est pas nouveau, même si les crimes qu’elles engendrent laissent un sentiment d’horreur qui paraît toujours inédit.

« L’image représente une figure majeure du discours antisémite et un outil non négligeable dans les processus de discrimination et de persécution des Juifs ». Marie-Anne Matard Bonucci. L’islamophobie est un antisémitisme, et les auteurs de Charlie Hebdo, comme bien d’autres, étaient tombés dans ce mal européen séculaire. Il y a cent ou soixante-dix ans, on ne vit pas des extrémistes assassiner pour autant, au nom de la défense du judaïsme et des juifs, les dessinateurs des journaux qui préparaient les esprits à leur persécution en masse.

La haine est toujours là, mais le monde a changé, et on la trouve maintenant des deux côtés. Les hommes ont montré de quelle horreur à très grande échelle ils étaient capables, la guerre a fait des dizaines de millions de morts, mais les leçons de l’histoire n’ont pas été tirées. La radicalisation politique sert d’exutoire aux violents et l’islam, insuffisamment défendu de l’intérieur (par des musulmans pacifiques mais souvent prisonniers d’un réflexe identitaire) comme de l’extérieur (par les pouvoirs politiques souvent méprisants et agressifs à son égard), est devenu leur otage. Trop d’intellectuels et de médias se comportent de façon irresponsable, organisant l’amplification et la publicité de la stigmatisation, et par suite, de la division. Tandis que les irresponsables politiques de tous bords, depuis des décennies laissent empirer la situation de la société, où les inégalités se creusent non seulement sur le plan matériel mais sur celui de l’éducation. Au bas de l’échelle certains pratiquent le trafic d’armes et de drogues comme d’autres, en haut de l’échelle, pratiquent le trafic de la vérité, les trafics politiques et les trafics financiers. Le viol de la loi et le faux règnent du haut en bas de la société, et les uns les autres se regardent au miroir de la mort. Ils croient se combattre mais ils œuvrent pour le même camp, et c’est le pays entier, y compris les innocents et les hommes de bonne volonté, qui en est victime.

Le Poème de Parménide (fragments 2 à 7, ma traduction)

Fragment 1

2

Allons-y donc ! Moi je parle, et toi, écoute la parole et garde-la.

Quelles sont les seules voies de recherche pour la pensée ?

L’une, selon laquelle il y a quelque chose et il n’y a donc pas rien,

est un chemin convaincant : il suit la Vérité.

L’autre, selon laquelle il n’y a rien et il faut qu’il n’y ait rien,

celle-ci, je t’en avertis, est une sente absolument pas renseignée.

Car on ne peut ni connaître ce qui n’est pas -et par conséquent ne peut être accompli-,

ni l’énoncer.

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… Le soi c’est de percevoir, de même que d’être.

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Mais regarde en esprit ce qui est absent aussi solidement que ce qui est présent.

Car tu ne sépareras pas ce qui est de ce qu’il est,

afin qu’il ne se disperse en tout partout selon l’ordre des choses,

ni ne se condense.

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Cela m’est commun,

d’où je commence ; car j’y retournerai de nouveau.

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Il faut donc dire et penser ce que peut être ce qui est : car il est être,

alors que le rien n’est pas ; voilà ce que je t’exhorte à considérer.

C’est pourquoi tout d’abord je t’écarte de cette voie de recherche,

et ensuite, de la contrefaçon de voie que les mortels qui ne voient rien

se font, doubles têtes qu’ils sont. Car l’impuissance dans leurs

poitrines dirige leur esprit vacillant ; et ils se laissent porter,

sourds et tout autant aveugles, ébahis, masses confuses

pour qui se valent se trouver là et ne pas être, ceci

et son contraire : le chemin de tous revient en arrière.

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Or jamais l’être ne pourra être soumis aux choses qui ne sont pas.

De ton côté donc, écarte ta pensée de cette voie de recherche.

Et que l’habitude si ancrée ne te fasse pas tomber malgré toi dans cette voie,

à agiter un œil sans vision, une oreille remplie de bruit,

et la langue ; mais distingue par la raison le si combatif argument

par moi avancé.

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à suivre

Le Poème de Parménide (ma traduction, 1). À la vitesse de la lumière

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Juments qui me portent jusqu’où je voulais aller, sur un souffle

envoyé ! M’ayant fait chevaucher dans la voie si parlante

du divin, qui en toute cité descend porter celui qui voit !

Par elle je fus porté, voie des juments si réfléchies,

tirant le char ! Et des jeunes filles en étaient guides.
Enflammé, l’axe jetait dans les moyeux son cri de flûte,

pressé qu’il était de part et d’autre entre les cercles

tournoyants, tandis qu’à toute vitesse les vierges du Soleil,

laissant derrière elles les constructions de la nuit, envoyaient

dans la lumière, repoussant des mains loin des têtes les voiles.
Là même sont les portes des chemins de Nuit et de Jour,

encadrées par-dessus, de part et d’autre et par un seuil de pierre,

éthérées, pleines, ô majestueuses entrées !

Et la Justice si exigeante en tient les clés de la rétribution.
Les jeunes filles, habiles aux doux langages,

la convainquirent avec sagesse de pousser, à tire d’ailes,

la barre chevillée aux portes. Une fois envolées

des battants, elles firent la béance et l’infini, les axes

si cuivrés s’enroulant en retour dans les écrous flûtés,

ajustés par chevilles et clous. Et c’est ainsi qu’à travers elles,

tout droit sur la grand route, les jeunes filles tiennent char et juments.
Quant à moi, la déesse m’accueillit de bon cœur, et prenant

dans sa main ma main droite, m’adressant la parole elle déclara :

ô jeune homme, compagnon d’immortels conducteurs,

qui avec ces juments qui te portent dans notre construction t’avances,

réjouis-toi ! Car ce n’est pas un mauvais destin qui t’a engagé à t’en aller

par cette voie – quoiqu’elle sorte du sentier battu des hommes -,

mais la Règle et la Justice. Et il te faut être instruit de tout,

aussi bien du cœur de la Vérité bien circulaire et sans tremblement,

que de l’opinion des mortels, en laquelle il n’est pas de vérité fiable.

Quoiqu’il en soit, tu apprendras aussi comment les apparences

doivent être en leur apparition, traversant tout via tout.

 

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Une première étape dans mon essai de traduction de ce fameux poème du premier « philosophe de l’être », un Grec du VIe siècle avant notre ère. J’aurais beaucoup à commenter, mais pour l’instant je m’en abstiendrai. Ceux qui connaissent le texte verront les singularités de ma traduction, elles ne sont évidemment pas dues au hasard. Et bonne découverte à ceux qui ne le connaissent pas ! Bientôt la suite.

Mon Bailly, ex libris de Maurice Croiset

bac

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Le libraire m’a appelée : le Bailly, le dictionnaire de grec ancien d’occasion était arrivé. J’ai bondi de joie et j’y suis allée. Et voici que j’ai découvert que ce livre avait appartenu à Maurice Croiset, fameux helléniste dont je trouve par exemple cet article paru dans la Revue des Deux Mondes en 1907, La question homérique au début du vingtième siècle. Et aussi ce passage d’un livre de Thibault Damour, Si Einstein m’était conté, où l’on peut revivre l’accueil par Maurice Croiset d’Einstein au Collège de France, prenant la parole en français devant les plus grands scientifiques de l’époque : « Le Temps n’existe pas ! » Sensation. Grande sensation.

Ah c’est mon plus beau jour de l’année.

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Rentrée 2015, et cette odeur de nazisme, toujours…

nazis

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Il y a quelques semaines les personnes sans abri étaient invitées, à Marseille, à porter un signe distinctif jaune. Dans une autre ville française un bâilleur hlm interdisait aux locataires de « nourrir les SDF » sous peine d’être expulsés. Un prêtre était condamné par un tribunal pour avoir logé des sans-abri. Le maire d’une autre ville transformait des bancs publics en cages pour empêcher les gens sans toit d’y dormir ou de s’y asseoir. Les scandales s’enchaînent dans notre pays mais devinez quoi ? Les intellectuels au portefeuille bien rempli ont peur d’autre chose et se réfugient dans de bien sales draps.

À Champlan dans l’Essonne le maire refuse le permis d’inhumer un bébé rom dont les parents habitent dans la commune.
À Lille un bébé rom meurt dans les bras de sa mère qui mendiait à la gare. Un élu FN commente sur twitter : « utiliser un bébé comme appât comprend des risques ».
Le magazine ELLE fait l’apologie des « combattantes ukrainiennes », avec en pleine page la photo et l’interview de l’une d’elles… qui s’avère être une néo-nazie.

Dans la revue La Règle du Jeu, Bernard-Henri Lévy chante l’Ukraine, dont il ne semble pas avoir vu les néo-nazis, qui défilaient ce 1er janvier dans les rues de Kiev. La même revue vante le roman de Houellebecq publié cette semaine, intitulé Soumission, « ce qui est le sens du mot islam » et destiné, selon les déclarations de l’auteur à un journal américain, à « faire peur » à propos de l’islam « modéré ». Pour changer du registre «  que dirait-on si le roman s’appelait Juden et était destiné à faire peur à propos du judaïsme », pensons à d’autres stigmatisations : si le roman s’appelait Sodomie et était destiné à faire peur à propos du « lobby gay », ou bien Roms, ou encore SDF, et était destiné à faire peur à propos de l’envahissement de l’espace public par des personnes dans la misère ? Dérouler un tapis sous les pieds du Front National et autres partis puants d’ici et d’ailleurs, voilà à quoi conduit la soumission à sa propre peur de perdre son confort. La France et sa tentation de retomber dans la honte et de s’y rouler, à la suite de quelques élites bien à l’abri.

Voir aussi : cette esthétique nazie qu’on nous promeut

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Apeiron, Mystère, Ghayb

rue, Patmos,

rue à Patmos, 2007

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Il y a deux façons de réfléchir un mot : d’après l’emploi qu’en fait tel ou tel auteur ; ou d’après le mot lui-même. Il en est de même pour les textes : on peut tenter de les comprendre en les recontextualisant, et c’est important. Mais il est aussi important de les comprendre dans l’absolu, en eux-mêmes. Le Logos est vivant, il a une histoire et un être propre, il parle de lui-même. Quand on approche les textes sacrés, il convient de considérer le contexte dans lesquels ils ont été écrits, afin de comprendre que leur sens peut en être affecté et doit donc toujours de nouveau être réévalué selon les contextes. Mais il est capital de pouvoir les lire aussi dans l’absolu, et de reconnaître leur sens immuable, valable au-delà de tout. J’ai fait cet exercice sur des versets de la Bible et du Coran. Même les plus controversés, les plus scandaleux et violents aux yeux de notre époque, s’éclairent ainsi et révèlent leur message de paix.

Si je considère en lui-même le mot grec apeiron, habituellement traduit par infini, et particulièrement associé à Anaximandre qui en fit le principe de sa philosophie, je le traduirai par : l’impercé. Sa racine, per, est en effet une racine capitale en indo-européen et en grec. Elle indique le perçage, la traversée, le passage (nous la retrouvons dans une multitude de mots français, entre autres). Apeiron est traduit par infini parce que cette racine a aussi donné un mot grec pour dire les limites : l’apeiron (avec un a privatif) est ce qui est sans limites dans le sens où il est trop vaste pour qu’on puisse le traverser. Mais le sens tout premier du mot, l’impercé, ou l’imperçable, va bien au-delà : ce qui n’est pas percé, c’est ce qui n’est pas compris par l’homme – comme, au prologue de l’évangile de Jean, il est dit que les hommes n’ont pas « saisi » la lumière. Dans le Coran, le mot Ghayb qui désigne l’invisible, le mystère, l’impercé, vient d’une racine qui exprime l’intervalle. Le ghayb est invisible parce qu’il est dans l’intervalle entre deux points de présence, dans l’espace et dans le temps. Dans la sourate Les Prophètes, Marie est appelée « celle qui a préservée sa fente » (v.91), d’après un mot arabe qui signifie aussi un espace entre deux – cet espace étant par ailleurs figuré par le voile tendu entre elle et le monde des hommes. Tout être qui est du monde de Dieu, comme Marie et comme les Prophètes, fait partie de l’« impercé ». Notre mot mystère vient de la racine grecque qui a donné aussi le mot mutisme, parce qu’elle signifie la fermeture (de la bouche) : Zacharie dans l’Évangile est frappé de mutisme après l’annonce de l’ange, comme Marie se tait dans le Coran après la naissance de Jésus, pour qu’il parle lui-même. Faire partie de l’impercé revient à pouvoir le traverser librement, et, de sa barque, à y inviter l’humanité.