En cherchant autre chose, je retrouve dans un ancien carnet ces esquisses faites à main levée, en quelques secondes et au stylo, de modèles nus posant pour un cours aux Beaux-Arts auquel j’avais pu assister il y a quelques années. Accompagnées de notes du cours et de mon observation des étudiants en train de dessiner. Les deux dernières m’intéressent particulièrement car il nous avait été demandé de les réaliser sans regarder le papier, à l’aveugle par rapport au papier, au crayon, à notre main : en est sorti une silhouette à deux têtes. Une sorte d’écriture automatique au dessin, non par le libre jeté de lignes comme je le pratique souvent mais par une brèche ouverte dans une technique traditionnelle, et qui ouvre aussi l’esprit sur de l’inconnu, quand on fait ce geste.
« L’œil perçoit mais l’esprit peut comparer, analyser, saisir des relations de cause à effet, des symétries etc. (…) « Le « livre de la nature » est donc « lisible seulement pour un œil abstrait », selon Cudworth, tout comme un homme qui lit un livre (…)« est capable d’apprendre quelque chose à partir de « traces noires sur une page. »Noam Chomsky, Réflexions sur le langage
ce matin et cet après-midi, au square René Le Gall et à la bibliothèque des chercheurs du Museum, photos Alina Reyes
Je n’ai pas les moyens d’acheter de l’art et ces derniers mois je n’ai pas le temps de peindre mais quelques-unes de mes peintures colorent les murs de l’appartement, comme celles-ci :
Je suis allée faire mes courses chez Tang ce matin pour libérer toute mon après-midi pour le travail en bibliothèque. Devant la mairie du 13e, il y avait une noce
L’après-midi, mon ordi, mes papiers et livre dans le dos, je suis repartie pour travailler comme je l’ai fait hier à merveille de longues bonnes heures, j’en avais très envie, je veux avancer et il y a des choses que je ne peux pas faire à la maison. Mais j’ai trouvé porte close. À cause de Pâques, toutes les bibliothèques étaient fermées, de samedi à mardi. Trois jours de travail perdus. Pourquoi pas fermer aussi les hôpitaux tant qu’on y est ? Un pays a besoin de gens qui accomplissent un travail en bibliothèque, le soin de l’intellect est aussi important que celui du corps. Je suis allée à la grande mosquée, ma belle mosquée qui donne la paix rien qu’à la voir, me disant qu’ils me laisseraient peut-être travailler dans leur bibliothèque. J’ai renoncé à le demander à cause du nombre de visiteurs touristes. Je suis quand même restée un moment. À la sortie, il y avait des mariés.
Interprétées, vécues par Glenn Gould, je les ai écoutées des dizaines de fois, elles ont, avec lui, grandement contribué à m’apprendre à écrire (ainsi que le fait d’avoir chanté dans des chœurs des œuvres de Bach, notamment : sa musique est vraiment une écriture). Je découvre ce soir, en passant à la cuisine où la radio était allumée, l’interprétation étonnante de Béatrice Rana, jeune pianiste. Fantastique, quoique j’aime que Bach soit joué sans pédale, sans romantisme, dans sa pureté éclatante. Et du coup je réécoute aussi et encore Gould. Et puis, sublime aussi, l’interprétation d’Alexandre Tharaud, passée sur Arte et qui ne restera plus en ligne que deux jours. À vous d’entendre ! Puis, pour prolonger le bonheur, je vous donne des passages d’un texte de Glenn Gould sur Bach, « le plus grand musicien qui ait jamais existé ».
https://youtu.be/IzDCzcyW7VE
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« L’un des phénomènes les plus extraordinaires concernant le musicien le plus extraordinaire de l’histoire réside dans le fait que l’œuvre de cet homme, qui exerce aujourd’hui sur nous un attrait quasi magnétique, et à l’aune de laquelle on peut mesurer l’ensemble de la production musicale des deux derniers siècles, n’a eu absolument aucun effet ni sur les musiciens ni sur le public de son époque. »
Et Glenn Gould explique que ce n’était pas parce qu’il passait pour être en avance sur son temps, mais parce qu’il paraissait plutôt démodé. « De surcroît, ajoute-t-il, au fur et à mesure qu’il avançait en âge, Bach ne faisait aucun effort pour se réaligner sur l’esprit de son temps (…) Bach fut en vérité le plus grand non-conformiste de l’histoire de la musique, l’un des exemples suprêmes d’une conscience artistique indépendante qui se démarque du processus historique collectif. »
« Il est le seul artiste dont l’œuvre a servi de référence aux concepts diamétralement opposés d’artistes et d’esthéticiens de toutes époques. » Et Glenn Gould égrène ceux-là à qui Bach a servi de référence, chaque fois pour des raisons différentes : Mozart, Mendelssohn, les Victoriens, les post-wagnériens, les néo-classiques, les sérialistes, les musiciens de jazz… ainsi que l’homme religieux et l’agnostique.
« La musique de Bach, avec son flot éternellement ondulant de mouvement harmonique, avec ses gigantesques complications linéaires, semble décrire la condition perpétuellement transitoire, et comme en suspension, de l’homme. Dans la musique de Bach, on n’a pas à s’attendre à de grandes surprises ; on y trouve des moments extraordinaires, une plénitude technique invraisemblable, mais dans le déroulement de l’œuvre, il n’existe pas de moments qui soient dissociés de sa totalité, de moments dans lesquels cette totalité ne soit pas intégrée. Dans la musique de Bach, c’est la constance de l’événement, la ligne continue du développement, la certitude du mouvement, qui nous tiennent en haleine et qui nous submergent. »
(…) « Et l’une des qualités qui donnent à l’œuvre de Bach son caractère si extraordinairement poignant réside dans le fait qu’on a quasiment l’impression de le voir lutter pour contenir les limites de son incroyable imagination linéaire, afin de rester dans le cadre astreignant d’une harmonie totale en pleine expansion, et même de s’efforcer ainsi de la sauvegarder. Car Bach, en vieillissant, déploya et élargit toutes les prémisses fondamentales des débuts du Baroque, à savoir le conflit entre la raison naturelle et le monde de l’esprit, qui se traduit musicalement par une lutte entre le style instrumental et le style vocal, le conflit entre la sécularité décorative du Sud et l’austérité religieuse du Nord. Et à mesure qu’il approchait de la fin de sa vie, il écrivait d’une façon qui réalisait l’unité prodigieuse inspirée des deux forces opposées de ces styles musicaux, combinant l’agilité et l’ampleur du style instrumental, la simplicité et la pureté du style vocal. »
Glenn Gould, Chemins de traverse, textes de Glenn Gould sélectionnés et traduits par Bruno Monsaingeon, éd Fayard 2012. Les extraits que je donne sont issus d’un texte qu’il a écrit pour une émission de télévision passée sur CBC en 1962. J’ai visionné cette émission où Gould parlait de Bach et le jouait, il y a quelques années sur Youtube, mais je ne la trouve plus -peut-être réapparaîtra-t-elle un jour.
Au bout d’un moment, j’ai trouvé qu’il faisait trop chaud à la bibliothèque, et j’avais trop envie d’être dehors. Je suis partie lire assise sur une pierre au jardin alpin
Beaucoup d’enfants allaient et venaient, derrière moi toute une classe de petits de toutes les couleurs qui chantaient, en même temps qu’une micro-cascade et des oiseaux, dont un minuscule troglodyte mignon dans les feuillages au-dessus de ma tête… le paradis. Plusieurs m’ont adressé des paroles et des gestes de la main, j’ai répondu, ri et souri de bon cœur. Puis je suis allée m’asseoir dans une autre partie du jardin des Plantes, en face du penseur, qu’une enfant regardait en songeant Son œuf de pierre, d’habitude gris, a été doré ! Pour Pâques ?Sur le chemin du retour, les ouvriers qui, lorsque j’étais passée à l’aller, travaillaient dans un trou sur le trottoir, l’avaient recouvert de goudron… et de traces d’un bel effetaujourd’hui à Paris 5e, photos Alina Reyes