Que Dieu nous cueille ensemble

photo Alina Reyes

 

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Que ce soit à l’intérieur de chaque religion ou entre les religions, réaliser la communion n’est pas abolir la diversité. Dieu a voulu la diversité comme Il veut la communion, il suffit de contempler sa Création pour le comprendre. Vouloir uniformiser Sa création et Ses créatures reviendrait à vouloir les conduire à la mort. Simplement, il faut que chaque expression de la diversité qu’Il a voulue cherche son accomplissement heureux et apaisé. Alors la communion sera en même temps accomplie. Chercher son accomplissement n’est pas rejeter l’autre, le différent, mais admettre que Dieu nous fait voyager avec lui, qui est différent, justement pour que nous ne nous croyions pas les rois absolus du monde, et pour que nous apprenions à former une communauté aux couleurs variées comme les fleurs au printemps dans les prés, chacune selon son espèce, tendant leur beauté particulière pour louer ensemble leur unique Créateur. Amine.

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Au-delà du sud

 

Nous sommes arrivés sur le plateau à plus d’une heure du matin. Soudain dans la brume, la nuit, le silence, une forme blanche est apparue, toute proche. Un cheval. Il est passé devant nous, nerveux. Suivi par un autre, d’autres. Leurs sabots frappaient le sol. À cause du nuage dense dans lequel nous étions, ils surgissaient au dernier moment sous nos yeux, à presque nous frôler. Ils sont repassés dans l’autre sens, comme désemparés par notre arrivée dans ce désert, trottant et hennissant. Nous avons commencé à sortir nos sacs du coffre. Le 4×4 qui nous attendait de l’autre côté du cercle, tous phares allumés, s’est rapproché de nous.

Stephen Hawking dit que se demander ce qu’il y avait avant le commencement du monde, c’est comme se demander ce qu’il y a au sud du Pôle sud. Rien n’est plus au sud, mais cela ne signifie pas qu’il n’est rien au-delà du sud.

 

 

Un chemin dans la neige

 

Je suis montée entre les hauts congères, par la route complètement blanchie, conduisant avec une vive attention ma voiture dépourvue de chaînes. Au lieu nommé Le Caillou, je l’ai garée, derrière le gros rocher. J’ai marché une demi-heure dans la tempête de neige, traînant mon bagage, parfois m’enfonçant jusqu’aux genoux. À la lisière de la forêt ma grange est apparue, féérique dans son épais manteau immaculé.

J’avais chaud, d’avoir marché jusque là avec mon sac à dos, déneigé à la pelle devant la porte pour pouvoir entrer, transporté les bûches depuis l’abri à bois. Mais quand la voix de maître Human, par le téléphone, m’a vrillé au creux des os, il s’est mis à faire froid à pierre fendre. Après tout ce que j’ai traversé, je ne sais pas comment je suis encore vivante, et avec toute ma raison dans la folie. Le lendemain matin, de nouveau bienheureuse dans ma parfaite solitude, j’ai trouvé le nom de cette grange : Dieu sauve.

(…)

Je descends faire les courses, puis je rentre de nuit, par brume intense. Ma lampe éclairant tout juste de quoi faire un pas après l’autre dans la neige universelle. Seule et toute petite au long de ce long chemin désert, montant à travers la forêt blanche et noire. Quarante minutes durant, avançant d’un pas régulier au cœur du grand silence, avec le bruit de la luge que je tire, chargée de vivres. À cette altitude je suis dans le nuage, masse opaque et dense de minuscules gouttes qui me trempent autant que ma bienheureuse transpiration, effaçant la marque des cendres sur mon front.

Là-haut, pas d’internet ni de télévision. Parfois je me dis : il faudra que j’allume la radio pour les informations. Puis j’oublie.

(…)

Depuis cette nuit il neige de nouveau. Hier soir j’ai contemplé une martre somptueuse et des chevreuils gracieux, puis je suis partie à leur suite dans la forêt, grimpant entre les rochers dans le grand silence habité des derniers chants des oiseaux et des feuilles froissées sous mes pas. Hier après-midi, prévoyant qu’il allait de nouveau neiger, j’ai fini de déblayer les trois gros tas de neige dure et glacée qui restaient devant la maison, accumulée depuis novembre. Cela m’a pris plus d’une heure, avec la lourde pelle en fer pour pouvoir casser et soulever les épaisseurs de glace. C’était une neige salie de tous les débris et cendres portés par la tempête, qui s’y étaient incrustés. Voilà ce qu’il faut faire avec le mauvais passé. Non pas l’oublier, mais nettoyer la place. La nouvelle neige tombe aujourd’hui devant ma porte, toute blanche.

(…)

Voilà plusieurs jours que je ne suis pas descendue au village. La dernière fois j’ai marché près d’une heure durant, tirant ma lourde luge sur le long dénivelé pour monter chez moi dans la neige fraîche où les mollets s’enfoncent. En arrivant à la maison, la longueur de mes cheveux dépassant du bonnet était tout emperlée de cristaux de neige.

Il fait froid, la réserve de bois commence à s’épuiser, j’espère que la douceur va revenir. Mes mains sont sèches et marquées de petites plaies, mes ongles se cassent, et après la grosse écharde de l’autre jour sous l’ongle de l’annulaire droit, hier matin en jetant une lourde plaque de glace que je sortais de devant la porte, je me suis arraché la moitié de l’ongle du pouce droit sur deux millimètres à partir du bord, le sang affleure et cela me brûle en permanence. Mais je suis bien musclée. Et heureuse.

 

(extraits de Voyage)

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Une nuit et une aube

hier soir à Paris, photos Alina Reyes

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Un ancien atelier de sculpteur, vaste espace sous une vaste verrière dans un immeuble aux vastes volumes. « Rilke a vécu ici, où tous vivaient dans une grande pauvreté, c’est pourquoi il a écrit Le Livre de la Pauvreté et de la Mort », me dit-il en me montrant le lieu où il habite lui-même maintenant, de retour de vingt ans en Égypte. La première et la dernière fois que nous nous sommes vus, nous dansions en nombreuse compagnie dans le grand salon de l’hôtel Old Cataract, encore dans son bel état ancien, à Assouan. Cette fois, à Montparnasse, nous sommes quatre à passer la nuit autour d’un grand plateau de fruits de mer, tandis qu’il nous raconte, tel un Schéérazade, ses histoires d’amour et de vie poétique parmi les princes du Koweït ou le peuple du Caire, ses histoires de prières et d’anges aussi. Et ce matin j’ouvre le livre comme venu de cette nuit, Le Livre de la Pauvreté et de la Mort, et je lis à la fin de la préface d’Arthur Adamov ces paroles :

C’est maintenant même qu’il convient de lire l’œuvre de Rilke, parce qu’elle pose dans toute son horreur le problème qui nous rend fous, parce qu’elle dit le mal qui nous tue : la mort des religions.

Et viennent les premiers vers du long poème :

 

« Je suis peut-être enfoui au sein des montagnes

solitaire comme une veine de métal pur ; »

 

Et les tout derniers :

 

« Où s’en est-il allé, l’être de lumière, le rayonnant d’amour ?

Et pourquoi les pauvres qui n’ont que leur espoir pour les guider

ne voient-ils plus au loin son fanal dans la nuit ?

Que ne se lève-t-il dans leur crépuscule,

lui, l’étoile du soir de la grande pauvreté. »

 

Cependant à l’aube, en me levant, j’ai contemplé encore les images de Jérusalem, Al-Quds, La Sainte, hier toute blanche, avec le Dôme du Rocher en son voile de neige.

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