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J’avais commencé à te parler des dessins de Kubin parce que je voulais évoquer tes amours. Et puis j’ai si bien dérivé que me voici retournée au camp. Comment l’oublier ?
Mais parlons d’amour, Franz. Bien avant de te connaître, je savais quelle sorte d’amoureux tu étais. Grâce aux indices que tu semais dans tes textes. J’aurais pu le deviner à cette bouche du jeûneur avancée vers l’oreille de l’inspecteur comme pour donner un baiser. Tes textes sont truffés de semblables détails, à première vue anodins mais qui dénotent une sensualité aiguë, d’autant plus en éveil qu’elle prend ses racines dans un être à tous égards sensible, émotif, attentif.
Bien sûr j’y voyais aussi l’angoisse sexuelle, comme chez Kubin et, avant lui, chez tous les peintres symbolistes qui avaient fait de la femme un objet de luxure et de terreur – une femme fatale qui reflétait l’intense refoulement de l’époque, mais aussi la peur diffuse, souvent inconsciente, de l’avenir. Chez les expressionnistes – et chez toi – cette peur est toujours là, mais consciente cette fois, et transcendée par la révolte.
Franz, comment puis-je croire, malgré tout ce que tu en as dit ou écrit, que tu n’aimais pas la chair ? Tu l’aimais, je pense, même si tu détestais l’aimer. Dans ton Journal, cette phrase m’a frappée : Impression sensuelle que cela me procure et que j’ai du reste toujours éprouvée inconsciemment en présence d’enfants au maillot, qui sont serrés dans leurs langes et dans leurs lits et ficelés avec des liens, exactement comme pour l’assouvissement d’une volupté.
Une remarque qui venait juste après cette observation, faite le jour même en ville : Les filles sanglées dans leur tablier de travail, surtout derrière. L’une d’elles ce matin, chez Löwy et Winterberg, avait un tablier fermé sur le derrière, dont les pans ne se rejoignaient pas de la façon habituelle, mais passaient l’un par-dessus l’autre, de sorte qu’elle était emmaillotée comme un poupon.
N’aimais-tu pas la chair avec l’innocence d’un enfant ? N’y avait-il pas en toi un combat entre l’adulte et l’enfant ? N’était-ce pas l’adulte, en toi, qui rejetait l’aspiration au plaisir de l’enfant – comme, enfant, d’autres adultes te l’avaient déniée ?
J’étais amusée aussi de lire, dans ce même Journal, le compte-rendu de ton principal sujet de conversation avec Kubin… Des histoires de constipation que vous sembliez tous les deux prendre avec le même sérieux, j’allais dire avec le même tragique et la même complaisance qu’une mère pourrait le faire avec son jeune enfant… Ne sois pas fâché – je ne pense pas que tu veuilles être toujours considéré avec gravité, sans le moindre sourire. Tu m’es plus cher au contraire tel que tu es, tel que tu fus pour moi et sans doute pour les autres femmes : (éphémère) amant, et enfant.
…Toi qui m’écrivais, au tout début de notre relation : vous savez tout faire, mais gronder peut-être mieux que tout ; je voudrais être votre élève et faire tout le temps des fautes, rien que pour pouvoir être tout le temps grondé par vous…
Ainsi sont tant d’hommes : cherchant la mère dans la femme, et ne supportant pas de l’y trouver. Je ne suis pas, je n’ai jamais été ta mère, Franz.
J’étais trop jeune quand nous nous sommes rencontrés. Mais à bien des égards, parce que j’avais déjà beaucoup « vécu », malgré tes treize années de plus que moi, c’était moi la plus âgée de nous deux. J’étais aussi la Frieda du Château, n’est-ce pas ?
Quand ce regard tomba sur K., il lui sembla que ces yeux avaient déjà réglé certaines choses qui le concernaient, qu’il ignorait encore lui-même, mais dont ils lui imposaient la conviction qu’elles existaient.
Si j’avais été un peu plus âgée, j’aurais su donner moins de science à mon regard. Il t’aurait fallu une femme à la fois très jeune et très âgée… Assez jeune pour être ton « bébé », toute ficelée pour ton désir – mais je t’avais interdit de m’appeler nemluvne… Assez âgée pour savoir t’aimer, physiquement, et te soutenir… Peut-être une femme telle que la veuve qu’épousa Kubin, et qui sut apporter du repos à son âme agitée… Ou encore Dora qui, malgré ses dix-neuf ans, eut la force d’être la compagne de tes derniers mois…
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D’abord il y a eu Mlle Bailly. Elle était encore jeune, coquette et dotée de rondeurs des plus avenantes. Outre la cuisinière, la bonne d’enfants et « la demoiselle », ton père avait voulu, pour marquer votre ascension sociale, engager une gouvernante française. Ce fut donc Mlle Bailly, qui resta chez vous dix ans, de ta petite enfance au début de ton adolescence.
Du français qu’elle devait t’apprendre, tu ne retins pas grand-chose, mais tu découvris avec elle tes premiers émois sexuels. Un jour où tu étais malade, elle vint te faire la lecture, assise au bord de ton lit. Le parfum de son corps, ses formes prêtes à déborder de la robe fine, ses yeux brillants, ses joues roses, ses petites lèvres qui bougeaient, te jetèrent dans un état d’excitation d’une intensité jusque là inconnue de toi. D’autant qu’il te paraissait clair qu’elle le voyait, et en jouait, et en jouissait. Près de vingt ans plus tard, tu regrettais encore amèrement d’avoir manqué là une « occasion » – mais tu n’étais alors qu’un enfant…
Mlle Bailly fut ainsi longtemps l’objet de tes fantasmes, celle par qui tu entras dans cette manière d’attirer au-dehors des forces qu’on laisse ensuite improductives… Et quand tu la revis, vieille, obèse, et le menton orné de poils, avec ton habituelle franchise tu soulignas ces détails peu flatteurs dans ton Journal, et tu notas aussi, avec admiration – et une fidélité certaine -, son calme, son contentement, son naturel, sa transparence. Au fond, Mlle Bailly avait tout pour faire une bonne mère, et une maîtresse désirable.
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L’année de ta naissance, une jeune fille de la petite ville de Tiszaeslar, en Hongrie, disparut. S’ensuivirent un procès retentissant et, dans tout le pays, une grande vague d’antisémitisme. Car la rumeur avait eu tôt fait d’accuser – sans le moindre début de preuve – les juifs de la ville d’avoir sacrifié la jeune fille lors d’une orgie rituelle. L’antique hystérie antijuive resurgit, relayée par August Rohling, professeur de théologie à l’université de Prague, qui se livra, en tant qu’ « expert », à des déclarations outrées sur le prétendu devoir du juif de souilles et d’assassiner le non-juif de toutes les manières possibles.
L’année de tes seize ans, éclata une affaire similaire. Le 1er avril, une jeune fille, Agnès Hruza, fut retrouvée morte sur le bord de la route, près de Polna, en Bohême. Une fois encore, la rumeur accusa les juifs d’avoir violé, tué et saigné une vierge chrétienne pour préparer la Pâque juive. Un journal pragois accusa un cordonnier, Hilsner, d’avoir été dans ce crime le bras armé de la communauté juive du village. Le procès fut encore une fois l’occasion d’un déchaînement antisémite. Les plaidoiries de Karel Baxa, chef des Jeunes Tchèques et avocat de la famille de la victime, ces plaidoiries chargées d’élucubrations obscènes et rapportées dans la presse au-delà des frontières nationales, achevèrent de faire des juifs l’incarnation du mal. Hilsner fut condamné à mort. C’est alors qu’intervint Tomas Masaryk, futur « inventeur » de la République tchécoslovaque. À cette époque, il était professeur de philosophie à l’université tchèque de Prague. Alors qu’en France se nouait une passion nationale autour de l’affaire Dreyfus, Masaryk publia un pamphlet dans lequel il relevait froidement et précisément les nombreuses irrégularités du procès, et demandait un pourvoi. Bien que désigné aussitôt comme traître à son peuple, il finit par réunir assez de soutiens pour obtenir la réouverture du procès. Hilsner fut de nouveau condamné, mais sa peine fut commuée en dix-huit ans de prison.
Une poussée de croissance avait fait de toi le plus grand de ta classe. À quinze ans, tu mesurais 1,75 mètre (tu allais encore prendre sept centimètres), et tes notes chutaient : schéma classique du passage à la puberté. C’est à ce moment qu’était survenue l’affaire Hilsner, comme une condamnation retentissante de la sexualité des juifs, partout présentée comme perverse et destructrice. J’ignore si tu pris pleinement conscience de cette malédiction et s’il faut la mettre en rapport avec l’horreur et la terreur de la chair que tu exprimas si souvent par la suite.
Je sais en tout cas que la haine des juifs, dans laquelle tu grandis, te pénétra aussi, comme la plupart de tes coreligionnaires. Tu m’écrivis même, évoquant l’affaire Hilsner, ta conviction que les juifs sont obligés de tuer comme des bêtes fauves, avec épouvante, car ce ne sont pas des animaux, mais des gens au contraire particulièrement lucides, et qu’ils ne peuvent s’empêcher de se jeter sur vous. Et tu ajoutais aussi : J’exagère à nouveau, ce ne sont que des exagérations. Ce sont des exagérations, parce que tous ceux qui cherchent leur salut se précipitent toujours sur les femmes et que celles-ci peuvent être aussi bien des chrétiennes que des juives. Et quand on parle de l’innocence des jeunes filles, cela ne concerne pas l’innocence corporelle, au sens habituel du mot, mais l’innocence de leur sacrifice, qui n’est pas moins corporelle.
Ainsi je compris qu’au plus profond de toi, aimer une femme présentait le risque de te rendre, au sens figuré, un assassin, l’acte d’amour s’apparentant à un « meurtre rituel ».
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à suivre, selon le principe exposé en première note de la catégorie