Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (14)

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J’avais commencé à te parler des dessins de Kubin parce que je voulais évoquer tes amours. Et puis j’ai si bien dérivé que me voici retournée au camp. Comment l’oublier ?

Mais parlons d’amour, Franz. Bien avant de te connaître, je savais quelle sorte d’amoureux tu étais. Grâce aux indices que tu semais dans tes textes. J’aurais pu le deviner à cette bouche du jeûneur avancée vers l’oreille de l’inspecteur comme pour donner un baiser. Tes textes sont truffés de semblables détails, à première vue anodins mais qui dénotent une sensualité aiguë, d’autant plus en éveil qu’elle prend ses racines dans un être à tous égards sensible, émotif, attentif.

Bien sûr j’y voyais aussi l’angoisse sexuelle, comme chez Kubin et, avant lui, chez tous les peintres symbolistes qui avaient fait de la femme un objet de luxure et de terreur – une femme fatale qui reflétait l’intense refoulement de l’époque, mais aussi la peur diffuse, souvent inconsciente, de l’avenir. Chez les expressionnistes – et chez toi – cette peur est toujours là, mais consciente cette fois, et transcendée par la révolte.

Franz, comment puis-je croire, malgré tout ce que tu en as dit ou écrit, que tu n’aimais pas la chair ? Tu l’aimais, je pense, même si tu détestais l’aimer. Dans ton Journal, cette phrase m’a frappée : Impression sensuelle que cela me procure et que j’ai du reste toujours éprouvée inconsciemment en présence d’enfants au maillot, qui sont serrés dans leurs langes et dans leurs lits et ficelés avec des liens, exactement comme pour l’assouvissement d’une volupté.

Une remarque qui venait juste après cette observation, faite le jour même en ville : Les filles sanglées dans leur tablier de travail, surtout derrière. L’une d’elles ce matin, chez Löwy et Winterberg, avait un tablier fermé sur le derrière, dont les pans ne se rejoignaient pas de la façon habituelle, mais passaient l’un par-dessus l’autre, de sorte qu’elle était emmaillotée comme un poupon.

N’aimais-tu pas la chair avec l’innocence d’un enfant ? N’y avait-il pas en toi un combat entre l’adulte et l’enfant ? N’était-ce pas l’adulte, en toi, qui rejetait l’aspiration au plaisir de l’enfant – comme, enfant, d’autres adultes te l’avaient déniée ?

J’étais amusée aussi de lire, dans ce même Journal, le compte-rendu de ton principal sujet de conversation avec Kubin… Des histoires de constipation que vous sembliez tous les deux prendre avec le même sérieux, j’allais dire avec le même tragique et la même complaisance qu’une mère pourrait le faire avec son jeune enfant… Ne sois pas fâché – je ne pense pas que tu veuilles être toujours considéré avec gravité, sans le moindre sourire. Tu m’es plus cher au contraire tel que tu es, tel que tu fus pour moi et sans doute pour les autres femmes : (éphémère) amant, et enfant.

…Toi qui m’écrivais, au tout début de notre relation : vous savez tout faire, mais gronder peut-être mieux que tout ; je voudrais être votre élève et faire tout le temps des fautes, rien que pour pouvoir être tout le temps grondé par vous…

Ainsi sont tant d’hommes : cherchant la mère dans la femme, et ne supportant pas de l’y trouver. Je ne suis pas, je n’ai jamais été ta mère, Franz.

J’étais trop jeune quand nous nous sommes rencontrés. Mais à bien des égards, parce que j’avais déjà beaucoup « vécu », malgré tes treize années de plus que moi, c’était moi la plus âgée de nous deux. J’étais aussi la Frieda du Château, n’est-ce pas ?

Quand ce regard tomba sur K., il lui sembla que ces yeux avaient déjà réglé certaines choses qui le concernaient, qu’il ignorait encore lui-même, mais dont ils lui imposaient la conviction qu’elles existaient.

Si j’avais été un peu plus âgée, j’aurais su donner moins de science à mon regard. Il t’aurait fallu une femme à la fois très jeune et très âgée… Assez jeune pour être ton « bébé », toute ficelée pour ton désir – mais je t’avais interdit de m’appeler nemluvne… Assez âgée pour savoir t’aimer, physiquement, et te soutenir… Peut-être une femme telle que la veuve qu’épousa Kubin, et qui sut apporter du repos à son âme agitée… Ou encore Dora qui, malgré ses dix-neuf ans, eut la force d’être la compagne de tes derniers mois…

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D’abord il y a eu Mlle Bailly. Elle était encore jeune, coquette et dotée de rondeurs des plus avenantes. Outre la cuisinière, la bonne d’enfants et « la demoiselle », ton père avait voulu, pour marquer votre ascension sociale, engager une gouvernante française. Ce fut donc Mlle Bailly, qui resta chez vous dix ans, de ta petite enfance au début de ton adolescence.

Du français qu’elle devait t’apprendre, tu ne retins pas grand-chose, mais tu découvris avec elle tes premiers émois sexuels. Un jour où tu étais malade, elle vint te faire la lecture, assise au bord de ton lit. Le parfum de son corps, ses formes prêtes à déborder de la robe fine, ses yeux brillants, ses joues roses, ses petites lèvres qui bougeaient, te jetèrent dans un état d’excitation d’une intensité jusque là inconnue de toi. D’autant qu’il te paraissait clair qu’elle le voyait, et en jouait, et en jouissait. Près de vingt ans plus tard, tu regrettais encore amèrement d’avoir manqué là une « occasion » – mais tu n’étais alors qu’un enfant…

Mlle Bailly fut ainsi longtemps l’objet de tes fantasmes, celle par qui tu entras dans cette manière d’attirer au-dehors des forces qu’on laisse ensuite improductives… Et quand tu la revis, vieille, obèse, et le menton orné de poils, avec ton habituelle franchise tu soulignas ces détails peu flatteurs dans ton Journal, et tu notas aussi, avec admiration – et une fidélité certaine -, son calme, son contentement, son naturel, sa transparence. Au fond, Mlle Bailly avait tout pour faire une bonne mère, et une maîtresse désirable.

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L’année de ta naissance, une jeune fille de la petite ville de Tiszaeslar, en Hongrie, disparut. S’ensuivirent un procès retentissant et, dans tout le pays, une grande vague d’antisémitisme. Car la rumeur avait eu tôt fait d’accuser – sans le moindre début de preuve – les juifs de la ville d’avoir sacrifié la jeune fille lors d’une orgie rituelle. L’antique hystérie antijuive resurgit, relayée par August Rohling, professeur de théologie à l’université de Prague, qui se livra, en tant qu’ « expert », à des déclarations outrées sur le prétendu devoir du juif de souilles et d’assassiner le non-juif de toutes les manières possibles.

L’année de tes seize ans, éclata une affaire similaire. Le 1er avril, une jeune fille, Agnès Hruza, fut retrouvée morte sur le bord de la route, près de Polna, en Bohême. Une fois encore, la rumeur accusa les juifs d’avoir violé, tué et saigné une vierge chrétienne pour préparer la Pâque juive. Un journal pragois accusa un cordonnier, Hilsner, d’avoir été dans ce crime le bras armé de la communauté juive du village. Le procès fut encore une fois l’occasion d’un déchaînement antisémite. Les plaidoiries de Karel Baxa, chef des Jeunes Tchèques et avocat de la famille de la victime, ces plaidoiries chargées d’élucubrations obscènes et rapportées dans la presse au-delà des frontières nationales, achevèrent de faire des juifs l’incarnation du mal. Hilsner fut condamné à mort. C’est alors qu’intervint Tomas Masaryk, futur « inventeur » de la République tchécoslovaque. À cette époque, il était professeur de philosophie à l’université tchèque de Prague. Alors qu’en France se nouait une passion nationale autour de l’affaire Dreyfus, Masaryk publia un pamphlet dans lequel il relevait froidement et précisément les nombreuses irrégularités du procès, et demandait un pourvoi. Bien que désigné aussitôt comme traître à son peuple, il finit par réunir assez de soutiens pour obtenir la réouverture du procès. Hilsner fut de nouveau condamné, mais sa peine fut commuée en dix-huit ans de prison.

Une poussée de croissance avait fait de toi le plus grand de ta classe. À quinze ans, tu mesurais 1,75 mètre (tu allais encore prendre sept centimètres), et tes notes chutaient : schéma classique du passage à la puberté. C’est à ce moment qu’était survenue l’affaire Hilsner, comme une condamnation retentissante de la sexualité des juifs, partout présentée comme perverse et destructrice. J’ignore si tu pris pleinement conscience de cette malédiction et s’il faut la mettre en rapport avec l’horreur et la terreur de la chair que tu exprimas si souvent par la suite.

Je sais en tout cas que la haine des juifs, dans laquelle tu grandis, te pénétra aussi, comme la plupart de tes coreligionnaires. Tu m’écrivis même, évoquant l’affaire Hilsner, ta conviction que les juifs sont obligés de tuer comme des bêtes fauves, avec épouvante, car ce ne sont pas des animaux, mais des gens au contraire particulièrement lucides, et qu’ils ne peuvent s’empêcher de se jeter sur vous. Et tu ajoutais aussi : J’exagère à nouveau, ce ne sont que des exagérations. Ce sont des exagérations, parce que tous ceux qui cherchent leur salut se précipitent toujours sur les femmes et que celles-ci peuvent être aussi bien des chrétiennes que des juives. Et quand on parle de l’innocence des jeunes filles, cela ne concerne pas l’innocence corporelle, au sens habituel du mot, mais l’innocence de leur sacrifice, qui n’est pas moins corporelle.

Ainsi je compris qu’au plus profond de toi, aimer une femme présentait le risque de te rendre, au sens figuré, un assassin, l’acte d’amour s’apparentant à un « meurtre rituel ».

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à suivre, selon le principe exposé en première note de la catégorie

Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (13)

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Epidemic, par Alfred Kubin

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Un homme nu, minuscule, le menton sur la poitrine, plonge vers le sexe d’une géante couchée sur le dos, également nue, genoux relevés, cuisses écartées. La fente est sombre, poilue comme un animal, à l’arrière-plan les seins et la gorge évoquent des montagnes, au premier plan l’intérieur des cuisses, jusqu’aux fesses, trace les contours d’un énorme entonnoir de chair. C’est Le Saut de la Mort.

Une jeune fille nue, repliée sur elle-même dans un coin de la pièce, refuse de voir la grande bête qui la regarde et dont le sexe démesuré, en état d’érection, laisse échapper une flaque de sperme. C’est La Lubricité.

Une femme enceinte, nue, avance, bras tendus en avant, longue chevelure flottant comme un étendard, semant (ou conduisant?) derrière elle un chapelet de crânes humains. C’est Notre mère à tous, la Terre.

Des femmes-araignées, des femmes-œufs, des femmes nues livrées à des singes, des femmes portées en sacrifice, des femmes qui mutilent des hommes… Telles sont les visions cauchemardesques d’Alfred Kubin, peintre que tu fréquentas lors de ses séjours à Prague et dont tu étais un admirateur.

Comme toi, Kubin, né dans les Sudètes, avait beaucoup souffert de l’autoritarisme du père et de l’absence de sa mère, comme toi il s’était particulièrement bien entendu avec l’une de ses sœurs mais s’était toujours senti, et de plus en plus, comme un poids mort dans la famille, un étranger. Comme toi et moi, il avait vécu cette époque où nous avions des comptes à régler non seulement avec nos propres pères, mais avec tous les « pères » de la société, les bourgeois, les notables, tous ceux qui « marchaient » dans, ou faisaient marcher le système capitaliste en plein essor ; tous ceux qui, du petit commerçant au grand industriel, des fonctionnaires aux militaires, tout en ressentant le monde comme décadent, s’acharnaient à le perpétuer dans ses objectifs les plus médiocres.

Notre révolte personnelle, familiale et sexuelle, était aussi et d’abord une révolte politique et philosophique. Une contestation du conformisme, de la bureaucratie, et d’un ordre extrêmement figé malgré les bouleversements économiques. Un refus ardent, mais non désespéré – ou au-delà du désespoir – qui n’était sans doute pas étranger au fait que nous étions tous des lecteurs de Nietzsche.

Quelle était la place des femmes dans ce monde ? Celle d’obscurs objets de désir, intouchables ou vénales, souffrant ou jouant perversement de leur soumission. Ou bien, sujets et désirantes, réduites aux tourments et à la faillite d’Emma Bovary. Entraves, insatisfaction, dévaluation de soi… En somme, le statut des femmes n’était que la caricature, le miroir inversé mais juste de la condition des hommes.

La société a faussé les rapports des sexes : la femme est prisonnière de la convention, tandis que l’homme ne connaît plus de bornes, écrivait avec justesse Karl Kraus. Tout n’était décidément que fausseté et antagonismes dans les rapports humains, aussi bien entre les différentes cultures, nationalités, classes sociales, qu’entre les sexes et les générations.

Les femmes étaient aussi du côté de la mort. Succombant fréquemment, comme ma propre mère ou celle de Kubin, à des maladies qui étaient l’expression de dépressions mentales graves, dues à leur enfermement et à leur impossibilité de se soustraire à la tyrannie masculine. L’Assassin, espoir des femmes, comme l’écrit Kokoschka… La mort rôdait aussi autour des femmes en couches, les frappant elles-mêmes ou enlevant leurs enfants en bas âge (comme tes frères et le mien), encore étroitement liés à la chair maternelle. Et de toutes ces morts dont elles étaient victimes, elles devenaient coupables aux yeux des hommes : la femme étant celle dont on attendait bonheur et consolation, et par laquelle venaient le malheur et la douleur.

Quant à celles qui ne mouraient pas physiquement, elles mouraient quand même. Elles mouraient à l’amour, devant s’accommoder des frasques de leur mari sans pour autant être autorisées aux mêmes libertés. Elles mouraient au plaisir, un continent dont l’accès leur était dénié, sinon dans la honte. Et parfois, elles mouraient à la maternité, comme ta mère qui, sacrifiant sa vie à ton père, te sacrifia aussi – c’est du moins ainsi que tu le ressentis.

La mort sournoise était du côté de la femme, la mort violente du côté des hommes et de leurs perpétuels affrontements. La mort pesait sur les épaules de nous tous, et de nous toutes, comme un monstrueux désir de fuite, et nos corps pleins de vie se révoltaient contre elle en la décrivant sous ses plus grossières manifestations. Nos arts et nos lettres s’ingéniaient à donner corps à ce fantôme pour mieux l’identifier et, cela fait, passer outre, passer au-delà et transformer l’être en cri à la manière de Munch ; ou transformer ce fantôme en vermine – l’essentiel étant la métamorphose et le seul salut possible, le passage de l’homme à une autre humanité : celle du surhomme de Nietzsche ou celle de l’animal, dans l’abandon du corps humain socialisé.

C’est bien ce mouvement qui anime toute ton œuvre, ce travail de mue, cette aspiration de l’homme à se dépouiller de sa défroque sociale – celle d’une société moribonde et mortifère – pour renaître dans une nouvelle peau, éclatante de vie. Et même si le combat, par trop inégal, entre l’individu et l’ordre auquel il appartient trouve toujours une issue tragique, le combat, signe de vie, continue.

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Des employés métamorphosables en vermine, c’est exactement ce que nous sommes devenus à travers l’idéologie nazie. Pourtant ce que tu as décrit – et ce qui a eu lieu – comme notre malédiction et notre indignité, à savoir notre passage à l’anonymat, voire à la désincarnation (celle du Champion de jeûne), tout cela est aussi notre seule dignité et notre seule révolte possibles, le seul travail qu’il nous reste à accomplir.

Voyez-moi ça, dit l’inspecteur, pourquoi ne peux-tu faire autrement ?

Parce que, répondit le jeûneur (en relevant un peu sa petite tête et en parlant avec la bouche en o, comme pour donner un baiser dans l’oreille de l’inspecteur, afin qu’aucune de ses paroles ne se perdît), parce que je n’ai pas pu trouver d’aliment qui me plaise. Si j’en avais trouvé un, crois-m’en, je n’aurais pas fait de façons et je me serais rempli le ventre comme toi et comme tous les autres.

Si j’avais trouvé l’idéologie nazie consommable, je ne serais pas ici en train de mourir d’épuisement.

Pour les SS, nous ne sommes que de la vermine. Optimiste, je dirais que la façon dont ils nous anéantissent nous rend tragiquement humaines, et les rend insoutenablement inhumains. Plus lucide, que si la façon dont ils agissent et se comportent est humaine, alors je préfère changer de nature et devenir un animal. Ou disparaître.

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à suivre (selon le principe exposé dans la première note de la catégorie)

Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (12)

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Nus devant les fantômes en édition grecque

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Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, l’industrialisation de l’Europe avait entraîné de profonds bouleversements : des dizaines de millions de personnes émigrèrent pour le Nouveau Monde, et plus nombreuses encore furent celles qui eurent à quitter leur campagne pour les villes et les banlieues. Partout cette mutation suscita une grande misère. Dans les rues de Londres, les enfants abandonnés se comptaient par milliers.

L’Autriche fut bientôt en proie à une montée fiévreuse des nationalismes. Déracinés, déculturés, les paysans partis en masse travailler en ville se réfugiaient dans une quête identitaire basée sur la reconnaissance de leurs origines ethnique et linguistique.

À l’indépendance de la Hongrie, au sein de la nouvelle monarchie austro-hongroise, la lutte des autres nations s’intensifia. Toujours réprimée, et toujours plus violente. La question de la langue se cristallisa autour du système scolaire, dont la germanisation déjà ancienne, loin de remplir son rôle d’unification, exacerbait les rivalités nationales.

En Bohême, où depuis longtemps les cultures tchèque et slave étaient revendiquées et valorisées par les intellectuels, les avancées de l’esprit national se concrétisèrent par le rétablissement d’une université tchèque à Prague (notre langue avait été autorisée dans les écoles primaires dès 1864) et la création de lieux de culture destinés à un plus large public, comme l’école de gymnastique Sokol, le Théâtre national ou les chorales de Smetana. Les Jeunes Tchèques, puis le Parti social-démocrate, et le Parti socialiste-national contribuèrent à diffuser au cœur de l’important prolétariat urbain et rural les idées nouvelles d’indépendance nationale, mais aussi de lutte des classes.

Je ne peux m’empêcher de penser avec rage combien ces belles idées et ce juste combat se trouvent finalement bafoués, anéantis. Pendant la guerre les affaires continuent, et de plus belle. Parqués comme nous dans des camps de concentration, des millions d’hommes et de femmes servent de main d’œuvre idéale aux industriels qui les louent aux SS pour quelques marks. Ici, les prisonnières peuvent être envoyées à travers toute l’Allemagne, ou bien employées près du camp dans différentes entreprises, dont l’usine Siemens. Entre les deux appels de la journée – des heures à stationner debout, dehors, quel que soit le temps -, elles travaillent de l’aube à la nuit tombée, sous-alimentées, maltraitées. Et celles qui meurent d’épuisement à la tâche, le camp les remplace gratuitement. Que vaut une personne ici ? Rien, sinon la valeur de son corps, c’est-à-dire de sa capacité de rendement – c’est-à-dire encore rien, puisqu’on la remplace à volonté.

Est-ce là que nous a menés l’industrialisation qui devait faire notre bien-être ? Y aura-t-il un jour une autre issue ? Je ne parle pas du communisme, auquel naïvement, aveuglément, croient tant de mes codétenues compatriotes. Les communistes tchèques me détestent, parce que j’ai dénoncé les mensonges et les trahisons du régime stalinien, dans Pritomnost. Elles ont sans doute envie de m’assassiner quand je leur prédis qu’après Hitler, c’est Staline qui entrera chez nous.

Il y a bien longtemps, révoltée par la condition ouvrière, moi aussi j’ai été tentée par le communisme. Mais j’ai rapidement compris ce qu’il en était : la réalité n’avait rien à voir avec nos fantasmes irresponsables. Et mieux que quiconque, Grete sait de quoi elle parle : après avoir été avec son mari au service de Staline, elle fut envoyée au Goulag – tandis que son mari était exécuté, sans procès.

Parfois il me semble que nous nous débattons face au cours de l’histoire avec la même impuissance que tes personnages face à une loi incompréhensible. Mais aussitôt cette idée me révolte. Tu sais combien je suis combative et combien me fait horreur la tentation de s’abandonner aux événements et au mouvement général en abdiquant ses responsabilités, son propre sens de la justice et de l’intérêt commun. Cest exactement cela que Joseph K. dans Le Procès ou K., dans Le Château, cherchent inlassablement à obtenir : la reconnaissance et la maîtrise d’eux-mêmes, qui leur sont refusées. Même si l’adversaire, cet arbitraire désincarné qui prétend réglementer leur existence, parce qu’il est insaisissable se dérobe à tout combat. Rendant de la sorte le combat de plus en plus désespéré, et la personne de plus en plus impersonnelle, impuissante, privée d’elle-même.

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À la fin du siècle dernier, dans les rues de Prague, rassemblements et agitation sont de plus en plus fréquents. Les revendications ouvrières sont rattrapées et débordées par les haines inter-ethniques. Les juifs en font les frais. Détestés par les Tchèques parce qu’ils sont généralement de langue allemande ; par les Allemands parce qu’ils ne sont pas vraiment allemands ; par tous, parce qu’ils sont juifs.

En décembre 1897, une de ces rixes habituelles entre étudiants tchèques et allemands dégénéra en une émeute qui s’étendit à toute la ville, jusqu’aux faubourgs. Pendant trois jours, après avoir saccagé les établissements allemands les plus en vue, les émeutiers s’en prirent aux juifs, à leurs commerces, à leurs maisons, à leur personne.

Tu avais quatorze ans. La boutique de ton père fut épargnée, les vandales ayant considéré ce dernier comme tchèque plutôt que comme juif. Il est vrai qu’Hermann, en bon commerçant, avait toujours été habile à ménager les uns et les autres. Bilingue et, par instinct de survie, peu soucieux de s’identifier trop précisément à telle ou telle culture, il s’était adapté au problème, montrant selon les circonstances l’un ou l’autre de ses visages.

En dépit, ou en raison, d’une appartenance communautaire incertaine, entre une judéité peu revendiquée (tu ne reçus pratiquement pas d’éducation religieuse, et te déclarais athée, une ascendance tchèque et une intégration dans la bonne société de langue allemande, je sais combien douloureusement tu éprouvas l’antisémitisme ambiant, combien tu dus souffrir aussi de toutes les haines qui déchiraient alors notre « petite mère ». Toi, à la fois juif, allemand et tchèque, à la fois fils de bourgeois et petit-fils de miséreux, comment ne te serais-tu pas senti, viscéralement, à la fois victime et bourreau, plein d’une faute indéfinissable et inqualifiable à force d’être multiple, à la fois responsable et impuissant, coupable et innocent ?

Nous étions nés dans la violence et la haine, qui partout jetaient leurs ombres menaçantes, et nous ne savions pas qu’elles allaient encore s’exacerber, proliférer et nous dévorer.

Tous les après-midi maintenant, m’écrivais-tu en novembre 1920, je me promène dans les rues ; on y baigne dans la haine antisémite. Je viens d’y entendre traiter les Juifs de Prasive Plemeno [race de galeux]. N’est-il pas évident qu’il faut partir d’un pays où on est haï de la sorte ? (Pas besoin pour cela de sionisme ou d’appartenance nationale). L’héroïsme qui consiste à rester quand même ressemble à celui des cafards, qu’on n’arrive pas à chasser de la salle de bains.

Je viens de regarder par la fenêtre : police montée, gendarmes baïonnette au canon, foule qui se disperse en hurlant, et ici, à ma fenêtre, l’horrible honte de vivre toujours sous protection.

L’horrible honte, c’est la violence qui s’infiltre partout, jusqu’à l’intérieur des corps, une guerre généralisée, de tous contre tous et même de soi contre soi.

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à suivre (voir le principe en première note de la catégorie)

« Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes » (11)

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Ce n’est pas moi qui t’écris, puisqu’on ne peut écrire qu’avec les mains, avec le corps. Écrire, c’est passer à l’acte, et laisser une trace concrète de cet acte.

Un jour, une femme libre d’écrire me prêtera sa main, et je lui prêterai mon amour de toi pour tracer d’autres signes entre toi et moi, entre nous et ceux qui, ayant survécu à ce qui nous tua, auront conscience d’être des survivants menacés.

Oui, j’ose croire qu’un jour l’une de ces survivantes sera saisie par mon envie impuissante d’écrire, que les phrases inconsistantes emmêlées dans mon cerveau en sortiront comme des colonnes de fourmis pour aller s’installer dans sa chair, descendre le long des veines de son bras et s’aligner sur du papier. Pourquoi ne le croirais-je pas ? Ne connaissons-nous pas, toi et moi, le pouvoir magique de l’écriture ?

Je me souviens d’une des dernières lettres que tu m’écrivis deux ans avant ta mort. Comme les lettres arrivaient maintenant chez moi, où Ernst risquait de les trouver, tu m’appelais alors Chère Madame Milena, et tu avais recommencé à me dire vous. Quelle tristesse, n’est-ce pas ? Si tu prenais cette distance, c’était aussi parce que l’amour entre nous était resté si vif qu’il rendait nécessaires ces précautions : ne presque plus se voir, éviter de demander trop de nouvelles l’un de l’autre à nos amis communs, ne presque plus s’écrire… Et quand il devenait inévitable de le faire, tenter désespérément de se prémunir contre cette sorcellerie épistolaire

Dans cette lettre, tu me parlais d’un ami avec lequel tu ne correspondais plus depuis longtemps, et auquel tu avais pensé la nuit précédente. Ces heures de nuit, qui me sont si précieuses à cause de leur hostilité, je les ai employées à lui écrire dans ma tête une lettre où je ne cessais de lui répéter sans fin avec les mêmes mots des choses qui me paraissaient d’une extrême importance. Et, de fait, j’ai reçu de lui une lettre ce matin.

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À force de t’écrire dans ma tête, cher Franz, de te répéter, avec les mêmes mots, les mêmes choses que tu sais déjà et qui ne m’en apparaissent pas moins importantes, peut-être recevrai-je une dernière lettre de toi ? Même si nous savons tous les deux ce que tu pensais de ce genre d’échange dont nous étions comme drogués :

Écrire, c’est se mettre nu devant les fantômes ; ils attendent ce moment avidement. Les baisers écrits ne parviennent pas à destination, les fantômes les boivent en route. C’est grâce à cette copieuse nourriture qu’ils se multiplient si fabuleusement. L’humanité le sent et lutte contre le péril ; elle a cherché à éliminer le plus qu’elle le pouvait le fantomatique entre les hommes (…) l’adversaire est tellement plus calme, tellement plus fort ; après la poste il a inventé le télégraphe, le téléphone, la télégraphie sans fil. Les esprits ne mourront pas de faim, mais nous, nous périrons.

Comment avons-nous pu, nous, Tchèques, Allemands, Européens, laisser se dresser ces autres fantômes qui bientôt allaient nous chasser de notre propre histoire pour nous anéantir ? Et comment aurions-nous pu les chasser avant qu’ils n’eussent pris notre place d’humains, avant qu’il ne fût trop tard ?

Les fantômes erraient autour et à l’intérieur de Prague bien avant ma naissance, et j’eus très tôt dans mon enfance l’occasion d’éprouver leur terrible menace. C’était un dimanche matin. Comme tu le sais, chaque semaine les Tchèques et les Allemands de la ville se retrouvaient sur le Graben, chacun d’un côté. De nos fenêtres, nous assistions à ces rassemblements rituels. Parfois l’un et l’autre groupe se contentaient de flâner, séparés par la largeur d’une rue. Mais souvent la tension montait, étudiants allemands et tchèques se jaugeaient, s’invectivaient, sur le point de s’affronter. Tu as connu quelque chose de semblable au début des années 1890 déjà, quand les enfants de l’école tchèque qui faisait face à ton école primaire, sur le marché aux Bouchers, traversaient la rue pour venir se battre avec vous, pour la plupart petits juifs de langue allemande, et donc ennemis tout désignés.

Ce dimanche matin-là, j’étais trop jeune pour comprendre ce qui était en train de se passer, mais je garde un souvenir très vif du profond sentiment d’inquiétude qui m’envahit alors. Les « Allemands », c’est-à-dire les étudiants germanophones, arrivèrent soudain en rangs serrés et disciplinés d’un bout de la rue. On aurait dit une armée, ils avançaient en chantant, leur pas cadencé résonnait, leurs casquettes bariolées dansaient dans la lumière. De l’autre côté, surgirent les Tchèques. Eu aussi, au lieu de leur trottoir habituel, occupaient toute la rue, et marchaient, déterminés, vers l’autre troupe. Je l’ai raconté dans Pritomnost : Ma mère qui se trouvait à la fenêtre avec moi me serra la main (…) Dans les premiers rangs des Tchèques qui approchaient, il y avait mon père.

La police déboucha d’une autre rue et s’interposa entre les deux groupes prêts à se rejoindre. Face à face, ils continuaient à avancer. Les Tchèques se trouvèrent bientôt aux prises avec la police. Confusion, coups de feu, une clameur aiguë monta de la foule. En quelques instants, le Graben fut déserté. Il ne restait que les policiers, arme à la main, et debout face à eux, mon père. Calme et droit, il regardait la dépouille d’un homme qui gisait à ses pieds. Quand il se pencha vers le corps, ma mère me prit dans ses bras et me serra contre elle. Elle pleurait.

C’est ainsi que dans les chants, les cris et le sang, se délitait sous nos yeux le vieil empire autrichien, mosaïque de nationalités, de langues, de cultures et de religions diverses, qui paralysait toute velléité d’indépendance par un absolutisme arc-bouté sur la bureaucratie, la police, l’Église et l’armée.

J’ai dit un jour qu’un article politique doit être écrit comme une lettre d’amour. J’ajouterais aujourd’hui qu’une lettre d’amour doit aussi être politique. Ce qui ne signifie pas, bien sûr, qu’elle doive parler de politique. Mais si une lettre d’amour n’est pas porteuses des enjeux politiques les plus élevés, alors elle n’est que vent. « Je t’aime » n’est politique que s’il implique une remise en question de soi et du monde. Partir par amour ; se libérer, se transformer, agir, entreprendre par amour… cela est politique. Le reste n’est que sentimentalisme, sensualité ou conformisme.

Je me rends compte que cette lettre n’est pas seulement une lettre d’amour, Franz. C’est une sorte de puzzle que j’essaie de rassembler, en quête d’un tableau de notre amour. Et c’est aussi une lettre ouverte, comme l’étaient mes articles, car j’ai toujours voulu m’adresser aux hommes et aux femmes dans la perspective d’un échange de réflexion aussi bien que de compassion. Tu es mort, Franz, et je le serai bientôt. Comment pourrais-je n’écrire que pour toi et moi ?

Au-delà de toi, j’adresse cette lettre aux vivants, pour les inviter à te lire, à creuser avec nous jusqu’aux racines de notre histoire commune – la petite et la grande histoire -, enfin à m’aider à assembler le puzzle, afin que nos efforts ne restent pas lettre morte.

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à suivre (voir principe en première note de la catégorie)

Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (10)

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(auteur de l’image non identifié)

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Pourquoi ai-je voulu voir mon rein ? Cette part encore vive et déjà morte de moi-même. Les mains du Dr Treite étaient pleines de sang. C’était à la fois sauvage et raffiné, beau, vrai. Presque bon. Si différent de la mort qui se distribue d’habitude ici, sans effusion de sang, la mort par simple anéantissement : gaz, faim, épuisement.

J’avais le projet d’écrire avec Grete, dès notre libération, un livre qui s’intitulerait « L’époque des camps de concentration ». L’écrirons-nous ? L’écrira-t-elle ? Je crois qu’elle survivra, et le fera. Évidemment il est hors de question d’écrire quoi que ce soit, ici. Nous avons juste droit à un courrier réglementé et limité. On nous fournit le papier à en-tête du camp – un papier pour chaque catégorie de prisonnières, où est imprimée, en différentes couleurs, la liste des instructions particulières à chacune. Les « anciennes » politiques (celles qui ont été internées avant la guerre) ont droit à seize lignes, deux fois par mois ; alors que les témoins de Jéhovah sont limitées à cinq lignes par mois (et le papier qu’on leur donne porte, imprimée en vert, l’inscription : Je continue à être témoin de Jéhovah ! – ce qui me rappelle encore une fois La Colonie pénitentiaire, et sa machine à imprimer les sentences dans le corps). Quant à moi, je fais partie de celles qui ont le droit d’envoyer et de recevoir seize lignes par mois.

Toute la vie au camp est méticuleusement structurée par un édifice de règlements qu’est chargée de faire appliquer une population diverse de kapos, chefs et sous-chefs. La vie s’organise entre les détenues, elles-mêmes soumises à différents statuts selon leur catégorie mais aussi selon leur influence personnelle au sein du groupe. À ce régime, beaucoup sombrent dans la résignation ou l’insensibilité, sinon dans la collaboration. Non contentes de baisser les bras, certaines s’insèrent avec un empressement servile ou opportuniste dans le nouvel ordre qui leur est imposé.

N’y trouvent-elles pas leur compte, elles qui, comme tant de nos semblables, n’ont au fond jamais rêvé de meilleur monde qu’un univers concentrationnaire, étroit, déshumanisé, où elles n’ont plus à se confronter ni à la liberté d’autrui, ni à leur propre liberté ?

Le camp est un résumé atroce des hiérarchies humaines et administratives. C’est un tableau vivant de toutes les abjections dans lesquelles nous plongent le fanatisme et la veulerie. Maintenant que je suis si proche de la mort, mon esprit a perdu de sa vivacité et de sa combativité. Mais aussi longtemps que mes forces me l’ont permis, j’ai essayé de rester lucide, de noter mentalement et d’analyser ce qui se passait ici, et de ne jamais me soumettre – puisque j’étais encore vivante -, ni à la loi qui oppresse et nous pousse à l’autocensure, ni aux discours tout prêts et aux espoirs faciles des détenues embrigadées sous une bannière politique ou religieuse.

Je ne me suis jamais résolue à écouter sans réagir les conclusions de leur pensée fabriquée, prosélytique et lâche. À maintes reprises, les unes et les autres ont tragiquement prouvé qu’elles étaient incapables de courage et de réelle fraternité, en dépit de leurs trop belles foi ou idéologie. Et comme je ne prenais pas de gants pour démonter leurs mensonges, cela m’a valu pas mal de haine – une haine bientôt partagée, car je n’ai pu empêcher que mon exécration de leurs théories meurtrières ne finît par s’attacher à ces marchandes d’illusion elles-mêmes.

En général toutes les femmes fortes, celles qui résistent à la loi du camp, finissent par être persécutées par la masse des faibles qui ne supportent pas le spectacle de leur courage et de leur intransigeance et, par contraste, celui de leur propre indignité. Malgré mon franc-parler, j’ai la chance d’être respectée par la majorité des détenues. Elles m’ont d’ailleurs donné des surnoms affectueux, comme 4711, du nom de l’eau de Cologne (parce que mon matricule est le 4714) ; ou bien « Zarewa », la souveraine. C’est peut-être l’effet de ce que j’ai appelé, il y a bien longtemps déjà, « l’art de rester debout »…

Comme je suis incapable d’obéir à la lettre au règlement, et comme je refuse d’adopter une attitude humble ou agressive, il m’arrive de provoquer la stupeur, ou la fureur, des SS. Un jour, devant les milliers de femmes réunies dans la cour pour l’appel, l’une des surveillantes était sur le point de me gifler. Je me suis contentée de la regarder dans les yeux ; et elle a laissé retomber son bras, et sa colère. Les sadiques qui ont tout pouvoir sur nous déchaînent volontiers leurs instincts pervers sur les plus affaiblies, mais reculent souvent devant le courage.

Je ne peux pas me souvenir de toutes les fois où je suis arrivée en retard à l’appel, où je ne suis pas correctement entrée dans le rang, où je me suis échappée mentalement en chantonnant, où j’ai salué Grete d’un geste de la main par-dessus les rangs, ou bien en traçant pour elle un signe dans la buée d’une vitre de mon baraquement… Toutes choses strictement interdites et qui passaient pour de dangereuses transgressions. J’aurais pu être mille fois battue ou jetée au cachot pour ces manquements à la discipline, qui faisaient frémir de frayeur ou d’indignation les autres prisonnières. Par miracle, j’ai échappé à toutes les représailles.

Peut-être les SS sentaient-elles qu’il n’y avait pas de provocation dans mon attitude, que je restais libre presque sans le faire exprès, que mon corps ne pouvait pas faire autrement que de garder une certaine indépendance. Punit-on un chat parce qu’il ne marche pas droit, ou parce qu’il nous regarde sans baisser les yeux ?

Un jour, je suis allée plaider la cause de Grete, qui depuis des semaines était enfermée au cachot, dans le noir et la solitude absolus. C’est Ramdor, le représentant de la Gestapo au camp, qui l’y avait fait jeter, la soupçonnant – à juste titre – d’avoir commis de multiples infractions à la règle pour aider les femmes les plus menacées (elle avait même réussi à sauver, avec le soutien de la surveillante en chef Langefeld, dix « Lapins »).

Folle d’inquiétude pour Grete, je parvins à obtenir une entrevue avec Ramdor – qui me l’accorda en croyant que j’avais quelque dénonciation à faire sur l’une ou l’autre de mes codétenues. Il me fallut beaucoup de diplomatie et d’assurance (qu’il ne manqua pas de juger outrée et déplacée, mais qu’il ne sanctionna pourtant pas) pour convaincre cette brute de m’écouter. Je lui arrachai la promesse de libérer Grete, en échange de révélations que je m’apprêtais à lui faire sur certaines irrégularités qui se produisaient à l’intérieur du camp.

Je lui racontai les assassinats perpétrés dans le secret du Revier, et comment les médecins qui s’y livraient récupéraient pour eux-mêmes les dents en or de leurs victimes. Évidement rien de tout cela ne pouvait le surprendre ni l’émouvoir, il devait même connaître ces pratiques banales. Mais comme ces criminels agissaient pour leur enrichissement personnel, ce qui était interdit, il dut les renvoyer et les remplacer. Ainsi fut libérée ma chère Grete.

Que serais-je devenue sans elle ? Morte, sans doute. Quelle chance j’ai eue de la rencontrer dès mon arrivée au camp, il y a quatre ans ! Les larmes me viennent quand je revois le moment où, dans la foule anonyme et misérable des détenues, nous qui étions des inconnues l’une pour l’autre, nous nous sommes reconnues au premier regard. Je pense à ces nuits où, au mépris du danger, nous fuyions nos baraquements pour nous retrouver, enfin seules, enfin libres, serrées l’une contre l’autre… Je pense encore au froid, aux mains gonflées, à la faim, aux maladies, à toutes les tortures physiques et mentales que nous avons dû endurer… Et l’instant où nous avons compris ce qui se tramait au Revier, et quelle était la destination finale des « transports noirs »… Comment aurions-nous pu survivre à tout cela, l’une sans l’autre ? Et pourtant, nous aurions pu.

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Entre ces murs glacés, nous sommes toutes des « championnes de jeûne », et aucun public ne s’intéresse à ce spectacle.

Dans sa cage de cirque, le personnage de ta nouvelle avait fini, lui aussi, par mourir abandonné de tous. C’est alors qu’on l’avait remplacé par cette magnifique panthère qui, depuis, hante mes rêves, comme les rapaces.

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Aujourd’hui il s’est passé quelque chose de merveilleux. J’ai reçu un colis de mon père. Tu aurais vu quelle fête ce fut dans la chambrée ! Nous avons, toutes les sept, trouvé la force de nous lever, ou de nous asseoir sur notre couchette. J’ai préparé des tartines, confiture sur tranches de gâteau. Elles étaient si heureuses, leurs yeux brillaient et elles m’appelaient maman Milena…

Nous sommes toutes mourantes ici, tu sais, mais là, nous étions prêtes à croquer de nouveau dans la vie, à pleines dents. Il y a une petite Française en face de moi, elle s’appelle Thérèse et elle est la plus malade. Elle est si maigre que je ne saurais te dire à quoi elle ressemble, seulement qu’elle est très jeune, presque une enfant, et que ses yeux paraissent immenses.

Au camp, les Françaises sont parmi les plus maltraitées, les plus méprisées par l’encadrement. Leur mortalité est particulièrement élevée, ce que nous avons trop souvent tendance à mettre sur le compte d’un manque de résistance, d’une déficience de leur race… C’est un des préjugés inscrits jusque dans certains esprits bienveillants, tant chacun de nos peuples a vécu ces dernières années refermé sur lui-même.

La vérité est qu’elles ne reçoivent presque jamais de colis : le gouvernement de Vichy se désintéresse depuis toujours de leur sort, et lors de leur arrestation les autorités françaises ne prennent même pas le soin de noter leur destination. Or, étant donné le régime de famine auquel nous sommes soumises (une louche de soupe claire aux rutabagas et 150 à 200 grammes de pain par jour pour douze heures de travail), un colis mensuel de deux kilos fait souvent la différence entre celle qui parvient à rester en vie et celle qui tombe vite d’épuisement. Et puis les Françaises sont moins disciplinées que d’autres, et donc moins « adaptables » aux contraintes du camp.

Il y avait si longtemps que cette malheureuse n’avait rien vu d’aussi bon ! De gourmandise, elle haletait. Elle a réussi à manger quelques bouchées, et ensuite, transportée de joie, elles s’est mise à chanter La Marseillaise… Nous avons toutes chanté avec elle.

Mais maintenant, la nuit revient. Elles dorment, ou essaient de dormir. Un instant j’ai pensé que tu étais le seul homme présent dans cette pièce, invisible, incognito. Aussitôt après, je me suis dit que chacune devait avoir avec elle son compagnon fantôme. En somme, notre chambre de femmes est peuplée d’hommes que nous regrettons et qui nous soutiennent, alors que nous avons eu souvent tant de mal à vivre avec eux, lorsque nous étions libres.

Que pouvons-nous savoir d’un être ? Que savons-nous de nous-même ? Que pouvons-nous mieux connaître que la chair, les mots du corps ? Mais le corps que nous voyons n’est lui-même que surface, masque. Révélateur et dissimulateur. Il est des assassins au visage d’ange. Comment savoir où se trouve la vérité ? J’ai passé ma vie à essayer d’être toujours plus lucide, et plus je devenais lucide, plus je voyais à quel point nous étions aveugles.

Viens, Franz, viens dormir près de moi.

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à suivre – principe de la suite exposé en première note de sa catégorie