Le Poème de Parménide (fragments 2 à 7, ma traduction)

Fragment 1

2

Allons-y donc ! Moi je parle, et toi, écoute la parole et garde-la.

Quelles sont les seules voies de recherche pour la pensée ?

L’une, selon laquelle il y a quelque chose et il n’y a donc pas rien,

est un chemin convaincant : il suit la Vérité.

L’autre, selon laquelle il n’y a rien et il faut qu’il n’y ait rien,

celle-ci, je t’en avertis, est une sente absolument pas renseignée.

Car on ne peut ni connaître ce qui n’est pas -et par conséquent ne peut être accompli-,

ni l’énoncer.

3

… Le soi c’est de percevoir, de même que d’être.

4

Mais regarde en esprit ce qui est absent aussi solidement que ce qui est présent.

Car tu ne sépareras pas ce qui est de ce qu’il est,

afin qu’il ne se disperse en tout partout selon l’ordre des choses,

ni ne se condense.

5

Cela m’est commun,

d’où je commence ; car j’y retournerai de nouveau.

6

Il faut donc dire et penser ce que peut être ce qui est : car il est être,

alors que le rien n’est pas ; voilà ce que je t’exhorte à considérer.

C’est pourquoi tout d’abord je t’écarte de cette voie de recherche,

et ensuite, de la contrefaçon de voie que les mortels qui ne voient rien

se font, doubles têtes qu’ils sont. Car l’impuissance dans leurs

poitrines dirige leur esprit vacillant ; et ils se laissent porter,

sourds et tout autant aveugles, ébahis, masses confuses

pour qui se valent se trouver là et ne pas être, ceci

et son contraire : le chemin de tous revient en arrière.

7

Or jamais l’être ne pourra être soumis aux choses qui ne sont pas.

De ton côté donc, écarte ta pensée de cette voie de recherche.

Et que l’habitude si ancrée ne te fasse pas tomber malgré toi dans cette voie,

à agiter un œil sans vision, une oreille remplie de bruit,

et la langue ; mais distingue par la raison le si combatif argument

par moi avancé.

*

à suivre

Le Poème de Parménide (ma traduction, 1). À la vitesse de la lumière

1

Juments qui me portent jusqu’où je voulais aller, sur un souffle

envoyé ! M’ayant fait chevaucher dans la voie si parlante

du divin, qui en toute cité descend porter celui qui voit !

Par elle je fus porté, voie des juments si réfléchies,

tirant le char ! Et des jeunes filles en étaient guides.
Enflammé, l’axe jetait dans les moyeux son cri de flûte,

pressé qu’il était de part et d’autre entre les cercles

tournoyants, tandis qu’à toute vitesse les vierges du Soleil,

laissant derrière elles les constructions de la nuit, envoyaient

dans la lumière, repoussant des mains loin des têtes les voiles.
Là même sont les portes des chemins de Nuit et de Jour,

encadrées par-dessus, de part et d’autre et par un seuil de pierre,

éthérées, pleines, ô majestueuses entrées !

Et la Justice si exigeante en tient les clés de la rétribution.
Les jeunes filles, habiles aux doux langages,

la convainquirent avec sagesse de pousser, à tire d’ailes,

la barre chevillée aux portes. Une fois envolées

des battants, elles firent la béance et l’infini, les axes

si cuivrés s’enroulant en retour dans les écrous flûtés,

ajustés par chevilles et clous. Et c’est ainsi qu’à travers elles,

tout droit sur la grand route, les jeunes filles tiennent char et juments.
Quant à moi, la déesse m’accueillit de bon cœur, et prenant

dans sa main ma main droite, m’adressant la parole elle déclara :

ô jeune homme, compagnon d’immortels conducteurs,

qui avec ces juments qui te portent dans notre construction t’avances,

réjouis-toi ! Car ce n’est pas un mauvais destin qui t’a engagé à t’en aller

par cette voie – quoiqu’elle sorte du sentier battu des hommes -,

mais la Règle et la Justice. Et il te faut être instruit de tout,

aussi bien du cœur de la Vérité bien circulaire et sans tremblement,

que de l’opinion des mortels, en laquelle il n’est pas de vérité fiable.

Quoiqu’il en soit, tu apprendras aussi comment les apparences

doivent être en leur apparition, traversant tout via tout.

 

*

Une première étape dans mon essai de traduction de ce fameux poème du premier « philosophe de l’être », un Grec du VIe siècle avant notre ère. J’aurais beaucoup à commenter, mais pour l’instant je m’en abstiendrai. Ceux qui connaissent le texte verront les singularités de ma traduction, elles ne sont évidemment pas dues au hasard. Et bonne découverte à ceux qui ne le connaissent pas ! Bientôt la suite.

Apeiron, Mystère, Ghayb

rue, Patmos,

rue à Patmos, 2007

*

Il y a deux façons de réfléchir un mot : d’après l’emploi qu’en fait tel ou tel auteur ; ou d’après le mot lui-même. Il en est de même pour les textes : on peut tenter de les comprendre en les recontextualisant, et c’est important. Mais il est aussi important de les comprendre dans l’absolu, en eux-mêmes. Le Logos est vivant, il a une histoire et un être propre, il parle de lui-même. Quand on approche les textes sacrés, il convient de considérer le contexte dans lesquels ils ont été écrits, afin de comprendre que leur sens peut en être affecté et doit donc toujours de nouveau être réévalué selon les contextes. Mais il est capital de pouvoir les lire aussi dans l’absolu, et de reconnaître leur sens immuable, valable au-delà de tout. J’ai fait cet exercice sur des versets de la Bible et du Coran. Même les plus controversés, les plus scandaleux et violents aux yeux de notre époque, s’éclairent ainsi et révèlent leur message de paix.

Si je considère en lui-même le mot grec apeiron, habituellement traduit par infini, et particulièrement associé à Anaximandre qui en fit le principe de sa philosophie, je le traduirai par : l’impercé. Sa racine, per, est en effet une racine capitale en indo-européen et en grec. Elle indique le perçage, la traversée, le passage (nous la retrouvons dans une multitude de mots français, entre autres). Apeiron est traduit par infini parce que cette racine a aussi donné un mot grec pour dire les limites : l’apeiron (avec un a privatif) est ce qui est sans limites dans le sens où il est trop vaste pour qu’on puisse le traverser. Mais le sens tout premier du mot, l’impercé, ou l’imperçable, va bien au-delà : ce qui n’est pas percé, c’est ce qui n’est pas compris par l’homme – comme, au prologue de l’évangile de Jean, il est dit que les hommes n’ont pas « saisi » la lumière. Dans le Coran, le mot Ghayb qui désigne l’invisible, le mystère, l’impercé, vient d’une racine qui exprime l’intervalle. Le ghayb est invisible parce qu’il est dans l’intervalle entre deux points de présence, dans l’espace et dans le temps. Dans la sourate Les Prophètes, Marie est appelée « celle qui a préservée sa fente » (v.91), d’après un mot arabe qui signifie aussi un espace entre deux – cet espace étant par ailleurs figuré par le voile tendu entre elle et le monde des hommes. Tout être qui est du monde de Dieu, comme Marie et comme les Prophètes, fait partie de l’« impercé ». Notre mot mystère vient de la racine grecque qui a donné aussi le mot mutisme, parce qu’elle signifie la fermeture (de la bouche) : Zacharie dans l’Évangile est frappé de mutisme après l’annonce de l’ange, comme Marie se tait dans le Coran après la naissance de Jésus, pour qu’il parle lui-même. Faire partie de l’impercé revient à pouvoir le traverser librement, et, de sa barque, à y inviter l’humanité.

Aller vers le commun avec Héraclite et les Grecs

barque

*

« Il faut donc aller vers le commun. Car le commun appartient à tous. Mais bien que le Logos soit commun à tous, la plupart vivent comme s’ils avaient une intelligence à eux. » Héraclite

L’empire empire. L’ONU refuse de reconnaître le commun. Or il est impossible d’établir la justice sans avoir d’abord reconnu le vrai (dans le cas d’Israël et de la Palestine, une situation coloniale, donc inique : vérité commune universellement valable). Et il est impossible d’établir la paix sans avoir fait justice.

N’ayant plus mon dictionnaire de grec ancien à disposition, j’ai commandé un Bailly d’occasion, je l’aurai dans quelques jours, une belle façon de marquer la nouvelle année. Je pourrai traduire plus aisément qu’avec le dictionnaire en pdf dont je dispose, utile mais beaucoup trop lent à l’usage. Or le monde égaré, le monde tombé dans le faux, a besoin de revenir aux sources de la pensée. Est-ce un paradoxe que les tenants des monothéismes soient tombés dans le polythéisme en croyant chacun de leur côté avoir une intelligence à eux, et que d’un monde archaïque et dit païen, des hommes nous transmettent encore l’urgence du sens du logos unique et commun ?

« Il faut voir que le combat appartient à tous, que la lutte est justice, et que tout se transforme et s’entreprend par la lutte. » Héraclite

« Le penser-vivre est commun à tous. » Héraclite

(Les traductions de ces fragments d’Héraclite sont les miennes)

Voir aussi Parménide.

Bon passage à la nouvelle année ! avec Héraclite, pour qui tout est barque et flux.

*

« Les Maîtres de Vérité dans la Grèce archaïque », par Marcel Detienne

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La bocca della Verita, au jardin du Luxembourg, photo Alina Reyes

*

« Dans la Grèce des premières statues en marche, il est des chemins qui débouchent soudain sur la « prairie de la Vérité », ou découvrent les contours d’une plaine dite d’Alètheia. D’autres sentiers plus secrets encore conduisent vers la Fontaine d’Oubli ou mènent vers les eaux glacées de la Mémoire. En Crète, Épiménide le cueilleur de simples tombe un jour dans un sommeil si profond que le temps en est aboli et qu’il a tout loisir de deviser avec Vérité en personne. Au cours du VIème siècle avant notre ère, Alèthéia-Vérité fait partie des intimes de la Déesse qui accueille Parménide et le guide jusqu’au « Cœur inébranlable de la Vérité bien circulaire ».

Pour un promeneur en quête d’archaïsme et de commencements, la Vérité semblait offrir une archéologie fascinante avec ses paysages depuis les muses d’Hésiode jusqu’aux filles du Soleil conduisant l’homme qui sait. Deux ou trois reconnaissances antérieures, du côté du « démonique » ou de la resémantisation d’Homère et d’Hésiode dans les milieux philosophico-religieux du pythagorisme, m’avaient convaincu de la richesse des cheminements entre pensée religieuse et pensée philosophique. »

detienne

Telles sont les premières lignes de l’  « ouverture » écrite par Marcel Detienne en 1994 en guise de présentation de son ouvrage, paru près de trente ans plus tôt. Dans la Grèce archaïque, les maîtres de Vérité sont le poète et le voyant, qui énoncent « ce qui a été, ce qui est, ce qui sera », et le roi, dont la parole réalise la justice. « Au cœur de cette parole, dispensée par les trois mêmes personnages, poursuit l’auteur, se loge Alèthéia, puissance solidaire d’un groupe d’entités religieuses qui lui sont à la fois associées et opposées. Proche de Justice, Dikè, Alèthéia fait couple avec Parole Chantée, Mousa, avec Lumière et avec Louange. Par ailleurs, Alèthéia fait contraste avec Oubli, c’est-à-dire avec Lèthè, complice de Silence, de Blâme et d’Obscurité. Au milieu de cette configuration d’ordre mythico-religieux, Alèthéia énonce une vérité assertorique : elle est puissance d’efficacité, elle est créatrice d’être. »

Detienne va montrer que cette parole efficace sera remplacée, avec la naissance de la cité via la cité guerrière, par la parole dialogue qui caractérise la société, pour finalement revenir avec la recherche d’approche du réel par les premiers philosophes et le souci de distinguer, notamment dans le poème de Parménide, l’Être de l’opinion. Citons quelques passages de ce livre foisonnant dans sa brièveté, débroussaillant dans son érudition, suivant dans ses sources archaïques l’usage de la langue tel qu’il nous est encore en cours.

« Comme Mnèmosunè, Alètheia est un don de voyance ; elle est une omniscience comme la Mémoire, qui englobe passé, présent et futur : les visions nocturnes des Songes, appelées Alèthosunè, couvrent « le passé, le présent, tout ce qui doit être pour de nombreux mortels, pendant leur sommeil obscur » [Iliade] (…) Puissance mantique, Alètheia se substitue parfois à Mnèmosunè dans certaines expériences de mantique incubatoire. Il suffit de rappeler l’aventure d’Épiménide : c’est avec Alèthéia, accompagnée de Dikè, que ce mage s’entretient pendant ses années de retraite, dans la grotte de Zeus Diktaios, celle-là même où Minos consultait Zeus, où Pythagore se rendit à son tour. »

« En fait, dans le système de pensée religieuse où triomphe la parole efficace, il n’y a nulle distance entre la « vérité » et la justice : ce type de parole est toujours conforme à l’ordre cosmique, car il crée l’ordre cosmique, il en est l’instrument nécessaire. »

Or, avec l’organisation de la cité, vient prédominer une autre forme de parole, la parole-dialogue instrumentalisée pour manipuler et servir l’opinion, une parole de tromperie : « Dans la République, Platon imagine le choix de l’adolescent, placé à la croisée des chemins : « Gravirai-je la tour la plus élevée par le chemin de la justice (dikai) ou de la fourberie tortueuse (skoliais apatais) pour m’y retrancher et y passer ma vie ? » Deux voies s’ouvrent devant lui : celle de Dikè, celle d’Apatè. Or, pour Platon, il ne fait pas de doute que, dans une cité où les poètes critiquent ouvertement les dieux et encouragent à l’injustice, l’adolescent ne tienne le langage suivant : « Puisque to dokein [l’opinion, la doxa], comme le démontrent les sages (…) est plus fort que l’Alètheia et décide du bonheur, c’est de ce côté que je dois me tourner tout entier. Je tracerai donc autour de moi, comme une façade et un décor, une image (skiagraphian) de vertu et je traînerai derrière moi le renard subtil et astucieux (…) » Les termes de l’alternative sont ensuite repris sous une forme qui précise leur signification : d’un côté, le monde de l’ambiguïté, symbolisé par le renard qui, pour toute la pensée grecque, incarne l’apatè, le comportement double et ambigu, et par la skiagraphie qui signifie pour Platon le trompe-l’œil, l’art du prestige (thaumatopoiikè), une forme achevée d’apatè ; de l’autre, le monde de la Dikè qui est aussi celui de l’Alètheia. »

« L’instabilité de la doxa est une donnée fondamentale : les doxai sont de même nature que les statues de Dédale, « elles prennent la fuite et s’en vont ». Nul plus que Platon n’en a mieux marqué les aspects d’ambiguïté : les Philodoxoi, dit-il, ce sont (…) des gens qui se soucient des choses intermédiaires, celles qui participent à la fois de l’Être et du Non-Être. Quand il veut préciser la nature de ces choses, Platon recourt à la comparaison suivante : « Elles ressemblent à ces propos à double sens qu’on tient à table, et à l’énigme enfantine de l’eunuque qui frappe la chauve-souris, où l’on donne à deviner avec quoi et sur quoi il l’a frappée. »

« La fin de la sophistique comme celle de la rhétorique est la persuasion (peithô), la tromperie (apatè). Au cœur d’un monde fondamentalement ambigu, ce sont des techniques mentales qui permettent de maîtriser les hommes par la puissance même de l’ambigu. (…) Sur ce plan de pensée, il n’y a donc, à aucun moment, place pour l’Alètheia. Qu’est-ce, en effet, que la parole pour le sophiste ? Pour lui, le discours est un instrument, certes, mais nullement un instrument de connaissance du réel. »

« Si les sophistes, comme type d’hommes et comme représentants d’une forme de pensée, sont les fils de la cité, et s’ils visent essentiellement dans un cadre politique à agir sur autrui, les mages et les initiés vivent en marge de la cité et n’aspirent qu’à une transformation tout intérieure. À ces fins diamétralement opposées correspondent des techniques radicalement différentes. Si les techniques mentales de la Sophistique et de la Rhétorique marquent une rupture éclatante avec les formes de pensée religieuse qui précèdent l’avènement de la raison grecque, les sectes philosophico-religieuses, au contraire, mettent en œuvre des procédés et des modes de pensée qui s’inscrivent directement dans le prolongement de la pensée religieuse antérieure. Parmi les valeurs qui, sur ce plan de pensée, continuent de jouer, à travers des renouvellements de signification, le rôle important qu’elles tenaient dans la pensée antérieure, il faut mettre en exergue la Mémoire et l’Alètheia. »

« D’Épiménide de Crète à Parménide d’Élée, du mage extatique au philosophe de l’Être, la distance paraît infranchissable. Au problème du salut, à la réflexion sur l’âme, aux exigences de purification propres à Épiménide, Parménide substitue le problème de l’Un et du Multiple, une réflexion sur le langage, des exigences logiques. » Pourtant, « entre Épiménide et Parménide des affinités se nouent sur toute une série de points dont le lieu géométrique est précisément Alètheia. »

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La conscience de Parménide

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« Le soi c’est de percevoir, de même que d’être ».

Voici ma traduction du fragment (III) de Parménide « To gar auto noein estin te kai einai », plus simplement : « Penser et être, c’est la même chose ».

Je traduis « to auto » par le soi, plutôt que par le même, et je reporte son sens de même dans le « te kai ». Noein signifie penser, mais plus précisément se mettre dans l’esprit, percevoir (avec une continuité sémantique temporelle : percevoir, comprendre, projeter, faisant signe d’un processus – Parménide n’est pas le penseur de la fixité que l’on dit, même s’il voulait l’être la langue grecque le lui éviterait).

Sa phrase dit donc que percevoir-comprendre-projeter et être sont une même chose, et que cette même chose est le soi. Elle dit aussi que le soi est être, et que cet être est conscience.

Si être et pensée sont même, cela signifie que tout être pense, et que toute pensée est. Il n’y a pas des êtres qui pensent et des êtres qui ne pensent pas. Tous les êtres pensent, n’en déplaise aux élitaires qui pensent faux lorsqu’ils croient que d’autres ne pensent pas (c’est qu’il faudrait éviter de croire, pour rester dans le penser juste). Tout être est conscient, d’une façon ou d’une autre. Cela signifie que l’Être créateur crée en conscience, et que la création est le fruit de la conscience, sa manifestation.

À son tour l’être créé, lui aussi conscient, se met dans l’esprit la manifestation de la conscience, fait le travail de la percevoir, de la comprendre, et d’ainsi participer à sa projection.

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Parménide à la crèche

OreillerII*

Avant minuit, il n’y a rien dans la mangeoire. À minuit, il y a un nouveau-né – nommé Jésus, c’est-à-dire « Dieu sauve ».

Geertgen Tot

Geertgen tot Sint Jans, Nativité

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Je pense à la parole de Parménide : « esti gar einai, mèden d’ouk estin » – mot à mot : « est en effet être, rien, au contraire, n’est pas ». Traduisons : « il y a être, mais le néant, cela n’est pas ». Ou plus familièrement : « être, je connais, mais rien, non, ça n’existe pas ». Ou encore : « ce qui est, c’est ce qui est – quant à ce qui n’est pas, ce n’est pas ».

À minuit nous sommes sauvés de l’illusion qu’il n’y avait rien dans la mangeoire. Rien n’est pas : la preuve, voici l’être qui se montre ; et à partir de là, rien d’autre ne compte que cette vérité manifestée : l’être est. Non seulement il est, mais il est là. Là, c’est-à-dire partout. Il n’est pas de lieu où le néant soit. Il n’est pas d’autre lieu qu’un lieu où est « Dieu », l’ÊTRE. Et ce lieu couvre le temps, comme le corps du nouveau-né couvre le creux de la mangeoire, courbure de l’espace-temps par ce corps courbé. En tout lieu, tout temps, nous sommes dans l’être, et nous sommes nous-mêmes lieu et temps de l’être, berceau de l’être : il nous est impossible de ne pas être.

*