Ce que la nuit déchire

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Les étoiles sont parties au pacage

la mer étale ses bras, la forêt dresse ses cous

Ni les plantes ne fléchissent

ni le poisson ne répond

ni le moineau ne s’effarouche

Le jour porte une chemise que va déchirer la nuit.

 

Adonis, L’odeur du temps (extrait, traduit de l’arabe par Anne Wade Minkowski et Jacques Berque)

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La semaine dernière, une nuit, j’ai rêvé que j’entrais dans un film en train d’être tourné par Bunuel, avec Dali en acteur raide et assez ridicule dans un lit, et que je transformais tout cela en réalité.

Après avoir dormi une quinzaine d’heures par jour pendant quelques jours sans mettre le nez dehors, c’était bon de ressortir aujourd’hui pour la première fois dans la petite neige.

Aujourd’hui au Jardin des Plantes, photos Alina Reyes

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Chanson du poète à l’aurore

Ayant passé la soirée d’hier à me rappeler l’œuvre de David Lynch, depuis ma projection, vendredi, du pilote de Twin Peaks à mes élèves, projection où il a pris en moi toute sa dimension, et à écouter notamment Angelo Badalamenti expliquer comment fut écrite la musique de la série, me revient ce matin ce texte, l’un des poèmes de mon livre Voyage, sur la poésie :

 

 

Bien sûr que le poète broie du noir,

Cette pâte tirée de la brûlure

Des os, depuis la nuit des temps peinture

Pour hommes des cavernes du savoir.

Bien sûr que la lumière éclaire, appelle

À elle le poète, son bien-aimé

Qui la pénètre, la peint, lui promet

L’enfantement de l’autre, la vie belle

Du jour, conçu, venu dans les brisures

De leur lien. Broyée je fus, pauvre pain

Enfourné dans la nuit, le lendemain

Livré, brûlant, aux mystiques figures.

Engendrée par le verbe, moi la lumière

Sa mère, moi le poète son fils

Apparu dans l’aurore aux bras de lys,

Humble et royal dans sa naissance entière,

Bien sûr que je pleure de joie, voyant

Venir le temps où l’amour se révèle,

Où doucement la vérité s’épelle,

Et garantit de nous garder vivants.

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Alina Reyes, Voyage

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Lumière et nuit. Avec Papusza

aujourd'hui, photo Alina Reyes

aujourd’hui, photo Alina Reyes

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Je suis partie à six heures du matin, il faisait nuit ; je suis revenue à huit heures du soir, il faisait nuit ; mais quand voit-on mieux la lumière que la nuit ? En quittant le lycée j’ai la douce nostalgie d’avoir à attendre pour retrouver mes classes. Hier je me suis rappelé ma prophétie d’enfant, quand à sept ou huit ans je disais qu’un jour j’aurais trente enfants de toutes les couleurs. C’est arrivé, et même multiplié. En leur honneur j’ai cherché en rentrant un poème de Papusza, parce que la première chose que j’ai écrite au tableau pour eux, à la rentrée, c’est cette phrase de cette poétesse rom : « Le talent sans instruction est un loup sans forêt ».

Voici donc en partage ces quelques vers :

Bercée au son des arbres, rythmée au bruit du sol.
La rivière me transforme telle une mélodie
dans une chanson tzigane.
Je rejoins les montagnes,
dressées haut dans le ciel,
J’ai mis ma plus belle jupe,
cousue avec des fleurs

extraits de ce poème

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Ce dont je les instruis, c’est d’eux-mêmes et d’eux tous.

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L’Intellect de l’intellect, par Rûmî

l'intellect de l'intellect

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Le philosophe est asservi aux choses perçues par l’intellect ; mais le saint est celui qui chevauche comme un prince sur l’Intellect de l’intellect (l’Intelligence universelle).

L’Intellect de l’intellect est votre noyau, tandis que votre intellect est seulement l’écorce : le ventre des animaux est toujours à la recherche des écorces.

Celui qui recherche l’écorce a cent dégoûts pour l’écorce : pour les saints, seul le noyau est licite, licite.

Quand l’intellect, l’écorce, présente cent preuves, comment la Raison universelle ferait-elle un pas sans avoir une certitude intuitive ?

L’intellect noircit entièrement les livres (avec l’écriture) ; l’Intellect de l’intellect garde les horizons remplis de la lumière venant de la Lune (de la Réalité).

Il est dénué de noirceur et de blancheur : la lumière de sa lune se lève et brille sur le cœur et l’âme.

Si ce blanc et noir (encre et papier) ont acquis quelque pouvoir, c’est de la Nuit du Décret, qui brilla comme une étoile.

Djalâl-od-Dîn-Rûmî, Mathnawî, III, 2528-2533, traduit par Eva de Vitray Meyerovitch et Djamchid Mortazavi

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Le Corbeau, par Edgar Poe (dans ma nouvelle traduction)

Voici ma nouvelle traduction du Corbeau, qui remplace celle que j’avais donnée ici l’année dernière. Je l’ai repensée en fonction de la sonorité du poème, et notamment après avoir lu ce qu’en dit Poe. Le o long, notamment suivi de r, notamment de ore (nevermore etc.) avait une importance capitale à ses yeux, ainsi que le rythme des vers, de leur suite, des effets de refrain. C’est tout cela que j’ai essayé de rendre en français, dans la mesure du possible, avec des effets de rimes aux vers 1-2 et 4-5 des strophes (en o pour les 4-5), et à l’intérieur des assonances, des allitérations, des répétitions, des variations, des jeux de mots musciaux. Pour cela j’ai osé changer « rien de plus » en « rien d’autre », qui a l’intérêt, outre sa sonorité, d’insister sur la question de l’altérité, et le merveilleux « jamais plus » (qui ne ressemble pas du tout à un croassement) en « plus d’encore » – après avoir hésité à employer « pas encore », qui modifiait davantage le sens et donnait le sentiment d’une torture plus grande que celle du « jamais plus », dans la mesure où ce « pas encore » équivalait visiblement à un jamais plus non dit.
Car à bien lire Poe, il apparaît que son nevermore, tout cruel qu’il soit, est aussi salutaire. Pas de retour signifie pas de retour d’une certaine vie qui fut douce, mais pas de retour non plus de la mort. Allons, ce poète finira bien par sortir de sa chambre, dont la porte est sienne.
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Lors d’un morne minuit, je songeais, apathique, ennuyé,
Sur maint curieux et vieux volume de savoir oublié,
Dodelinant, quasi dormant, quand soudain se fit un léger heurt
À ma chambre, comme si l’on heurtait, heurtait à la porte.
« Quelque visiteur », murmurai-je, « qui doucement heurte à la porte,
Seulement cela, rien d’autre ».

Ah, distinctement je m’en souviens, c’était le lugubre décembre
Et chaque braise mourante forgeait sur le sol son fantomatique membre.
Ardemment je souhaitais le matin ; en vain avais-je cherché à retirer
De mes livres un sursis à la tristesse, tristesse d’avoir perdu Lénore,
La rare et radieuse jeune fille que les anges nomment Lénore
Et qu’ici désormais on déplore.

Les rideaux pourpres bruissaient de bruits soyeux, tristes, confus,
M’emplissant de frissons, de terreurs fantastiques, inconnus.
Et je me répétais, pour calmer mon cœur qui battait :
« C’est quelque visiteur qui demande à entrer, demande à ma porte,
Quelque tardif visiteur qui pour entrer supplie à ma porte.
C’est cela, rien d’autre. »

Puis me ressaisissant,  je n’hésitai pas plus longtemps :
« Monsieur », dis-je, « ou Madame, veuillez m’excuser, vraiment,
En vérité je somnolais, et vous avez si doucement frappé
À ma chambre, vous avez si légèrement heurté à ma porte
Que je n’étais pas sûr d’avoir entendu. » Et j’ouvris grand la porte :
Ténèbre là, rien d’autre.

Scrutant les profondes ténèbres, je restai là, m’interrogeant, tremblant,
Doutant, rêvant des rêves que nul mortel n’avait osé rêver avant.
Mais rien ne rompait le silence, nul signe dans le calme.
Le seul mot qui fut prononcé là ce fut, chuchotée, la parole : « Lénore ! »
Chuchotée par moi, en retour murmurée par l’écho, la parole : « Lénore ! »
Juste cela, rien d’autre.

Retournant dans ma chambre, toute mon âme en moi brûlant,
Bientôt j’entendis de nouveau heurter, un peu plus fort qu’avant.
« Sûrement », dis-je, « sûrement est-ce quelque chose au treillis de ma fenêtre :
Voyons voir, dis-je, ce qu’il en est de ce mystère, voyons que je l’explore
Laissons mon cœur s’apaiser, et ce mystère, voyons que je l’explore.
C’est le vent, rien d’autre. »

Je poussai le contrevent et d’un vif mouvement, voletant,
Entra dans ma chambre un noble corbeau des saints jours d’avant.
Pas un instant il ne me salua, pas un instant ne s’arrêta,
Mais l’air d’un lord ou d’une lady, directement se percha au-dessus de la porte,
Se percha sur le buste de Pallas qui surplombe ma porte,
Se percha, se posa, rien d’autre.

Cet oiseau d’ébène alors me fit sourire, amusant mon imagination,
Par la grave et austère apparence qu’il donnait à son expression.
« Bien que ta crête soit coupée à ras bord », dis-je, « pour sûr tu n’es pas un perdreau,
Affreux, sinistre et antique corbeau venu du nocturne bord,
Dis-moi quel est ton noble nom sur le nocturne plutonien bord ! »
Le Corbeau croassa : « Plus d’encore ».

Je m’émerveillai fort que ce laid volatile eût compris mon propos,
Bien qu’à sa réponse fît défaut le sens et l’à-propos.
Car il faut reconnaître qu’à nul être humain vivant
Ne fut accordée la grâce de voir un oiseau sur sa porte,
Un oiseau ou une bête sur le buste sculpté surplombant sa porte,
Et s’appelant « Plus d’encore ».

Mais le Corbeau, perché solitaire sur le buste placide, ne disait
Qu’une parole, comme si son âme dans cette seule parole se déversait.
Il ne dit rien d’autre, rien de plus, ni ne bougea une plume
Jusqu’à ce que je murmure : « D’autres amis ont pris leur vol pour l’autre bord,
Au matin il me quittera comme l’espoir m’a quitté pour l’autre bord. »
Le Corbeau croassa : « Plus d’encore ».

Saisi dans le calme rompu par une réponse d’un si frappant à-propos,
« Sans doute », dis-je, « est-ce son seul répertoire, l’unique propos
Hérité de quelque malheureux maître que le désastre traître
Talonna toujours plus, jusqu’à ce que de ses chants il emporte
Tout espoir, le changeant en ce refrain funèbre qu’il porte
Du « Jamais-Plus d’encore ».

Et le Corbeau me distrayant encore, je tirai mon fauteuil
Hors de mes tristes pensées pour faire face à l’oiseau, au buste, au seuil,
Et laisser en moi, dans le velours enfoncé, s’enchaîner
Songe après songe, sur ce que ce sinistre oiseau des lointains alors,
Sur ce que cet affreux, morne et de mauvais augure oiseau des lointains alors,
Signifiait en croassant : « Plus d’encore ».

J’étais donc assis là, conjecturant sans un mot, me tenant
Face au volatile aux yeux de feu brûlant dans mon cœur maintenant,
J’étais assis à réfléchir plus avant, la tête inclinée à son aise,
Inclinée sur le velours du coussin que la lumière de la lampe dévore,
Sur ce velours violet que la lumière de la lampe dévore,
Et qu’elle, ah ! ne pressera plus encore !

Puis l’air me sembla s’épaissir, embaumé à coups d’encensoir
Par des Séraphins dont les pas tintaient, invisibles dans le noir.
« Misérable ! » criai-je, « ton Dieu t’a envoyé, par ses anges il t’a envoyé
Du répit, du répit et du népenthès de tes souvenirs de Lénore !
Bois, oh bois ce bon népenthès et oublie celle  que tu as perdue, Lénore ! »
Le Corbeau croassa : « Plus d’encore ».

« Prophète ! », dis-je, « prophète de malheur, oiseau ou démon,
Que le Tentateur t’ait envoyé ou que la tempête t’ait jeté sur ce limon,
Désolé mais téméraire sur cette terre déserte et enchantée,
Sur cette maison par l’horreur hantée, dis-moi vraiment, je t’en implore
Y a-t-il, y a-t-il un baume à Galaad ? Dis-moi, dis-moi, je t’en implore ! »
Le Corbeau croassa : « Plus d’encore ».

« Prophète ! », dis-je, « prophète de malheur, oiseau ou démon,
Par ce Ciel en voûte au-dessus de nous, par ce Dieu que tous deux adorons,
Dis à cette âme lourde de peine si, dans le lointain Éden,
Elle étreindra une sainte jeune fille que les anges nomment Lénore,
Étreindra une rare et radieuse jeune fille que les anges nomment Lénore. »
Le Corbeau croassa : « Plus d’encore ».

« Que ce mot soit le signe de ton départ, oiseau ou démon », hurlai-je, dressé.
Ne laisse pas une plume en signe de ce mensonge que ton âme a prononcé !
Retourne à la tempête et au nocturne plutonien bord :
N’interromps plus ma solitude ! Quitte le buste au-dessus de ma porte !
Ôte ton bec de mon cœur, ôte ta silhouette de ma porte ! »
Le Corbeau croassa : « Plus d’encore ».

Et le Corbeau, ne bougeant plus de là, se tient encore, se tient encore
Sur le buste pâle de Pallas, juste au-dessus de ma porte,
Avec ses yeux qui ont tout l’air de ceux d’un démon qui rêve,
Et la lumière de la lampe ruisselant sur lui jette son ombre sur le sol.
Et pour mon âme, qui jamais ne se relèvera de cette ombre étendue sur le sol,
Il n’y a plus d’encore.

 

 

Madame Terre au moulin bibliothèque d’Aragon et Triolet, une merveille

L’eau y coule dedans comme dehors. Très beau lieu dans une très belle nature, site désormais ouvert aux visiteurs et aux artistes, cet ancien moulin de Saint-Arnoult en Yvelines fut leur maison de campagne, de repos et de travail,  avec les 30 000 livres de leur bibliothèque, toujours là et disponible pour les chercheurs. La présence d’Elsa Triolet et de Louis Aragon y est maintenue vivante, tant par les souvenirs et objets d’art qui furent leurs que par ceux qui témoignent de la continuité de la création jusqu’à nos jours.

Hier après-midi, faisant fi de la canicule, O s’y est rendu, toujours à VTT et par les chemins buissonniers depuis Paris, pour y présenter Madame Terre – qui y a été très bien comprise et reçue, merci – et accomplir le rite que les lecteurs de ce blog connaissent bien depuis l’année dernière. Avant de donner les photos qu’il a prises en chemin et sur place, voici deux vidéos – la première sur un mode poétique, la seconde reportage pour la télévision – présentant la maison : un enchantement. Puis, après les photos, nous écoutons et voyons les deux auteurs parler de littérature, notamment Triolet sur Tchekhov et Aragon sur Stendhal. Enfin, musique ! Aragon qui aimait qu’on change ses poèmes en chanson adore certainement cette interprétation de « Gazel du fond de la nuit » par Gnawa Diffusion, rejoignant le Ghazal, l’art raffiné de la poésie courtoise arabe – et le texte du poème.

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mme terre vers triolet aragon 1

mme terre vers triolet aragon 2une ferme en chemin

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mme terre vers triolet aragon 4

mme terre vers triolet aragon 5un vestige du chemin de Compostelle

mme terre vers triolet aragon 6le chemin se poursuit par les sentiers en forêt du noble chevalier errant

mme terre vers triolet aragon 7puis c’est l’arrivée à destination

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Je suis rentré dans la maison comme un voleur
Déjà tu partageais le lourd repos des fleurs au fond de la nuit

J’ai retiré mes vêtements tombés à terre
J’ai dit pour un moment à mon cœur de se taire au fond de la nuit

Je ne me voyais plus j’avais perdu mon âge
Nu dans ce monde noir sans regard sans image au fond de la nuit

Dépouillé de moi-même allégé de mes jours
N’ayant plus souvenir que de toi mon amour au fond de la nuit

Mon secret frémissant qu’aveuglement je touche
Mémoire de mes mains mémoire de ma bouche au fond de la nuit

Long parfum retrouvé de cette vie ensemble
Et comme aux premiers temps qu’à respirer je tremble au fond de la nuit

Te voilà ma jacinthe entre mes bras captive
Qui bouges doucement dans le lit quand j’arrive au fond de la nuit

Comme si tu faisais dans ton rêve ma place
Dans ce paysage où Dieu sait ce qui se passe au fond de la nuit

Ou c’est par passe-droit qu’à tes côtés je veille
Et j’ai peur de tomber de toi dans le sommeil au fond de la nuit

Comme la preuve d’être embrumant le miroir
Si fragile bonheur qu’à peine on peut y croire au fond de la nuit

J’ai peur de ton silence et pourtant tu respires
Contre moi je te tiens imaginaire empire au fond de la nuit

Je suis auprès de toi le guetteur qui se trouble
A chaque pas qu’il fait de l’écho qui le double au fond de la nuit

Je suis auprès de toi le guetteur sur les murs
Qui souffre d’une feuille et se meurt d’un murmure au fond de la nuit

Je vis pour cette plainte à l’heure ou tu reposes
Je vis pour cette crainte en moi de toute chose au fond de la nuit

Va dire ô mon gazel à ceux du jour futur
Qu’ici le nom d’Elsa seul est ma signature au fond de la nuit !

 

Louis Aragon (in Le Fou d’Elsa, 1963)

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à voir aussi : une précédente note comprenant la vidéo du film d’Agnès Varda sur Aragon et Triolet

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