Bonnes fêtes ! (petit conte de Noël)

aphoto Alina Reyes

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Ce matin-là, comme tous les matins, Malik Abdarahim se réveilla une minute avant que son alarme ne sonne. Comme tous les jours, il faisait encore nuit noire, ou presque. Malik dormait sans volets ni rideaux, afin de percevoir depuis son sommeil le tout premier point du jour. Depuis cinquante ans qu’il en était ainsi, il avait développé une sensibilité hors pair à la lumière du ciel. À moins que ce ne fût son horloge interne qui se soit parfaitement accordée aux horaires de la première prière.

Sans allumer la lampe, Malik se leva, se dirigea vers la fenêtre et l’ouvrit. L’air froid de décembre s’engouffra dans la pièce. Ce qu’il pouvait voir du ciel au-dessus des immeubles prenait la teinte incertaine propre à cette heure où les couleurs semblent ne pas avoir encore été créées. À mesure que la lumière monte, elle semble ensuite les sortir de sa manche comme des brassées de pétales de roses semées dans l’espace au-dessus de la terre et des hommes.

Quand il revint de la salle de bains, ses ablutions faites, tout l’air de la chambre avait été renouvelé. Malik ferma la fenêtre, goûtant la fraîcheur stimulante sur sa peau purifiée. Il déroula son tapis de prière, l’orienta, et lentement, amoureusement, accomplit la prière de l’aube. Tantôt debout, tantôt incliné et tantôt prosterné devant son Seigneur, dont les anges se relayaient auprès de lui.

Malik but son café et mangea avec appétit. Il mit un vieux pull qu’il avait passé à la machine et qui en était ressorti tout froissé – mais il ne l’avait pas remarqué. Ce genre de choses n’arrivait pas du temps où Saïda, sa femme, était encore de ce monde, mais Dieu merci, Malik n’y prêtait pas attention. Il pensait à Saïda en permanence : au visage de Saïda, aux yeux de Saïda, à la voix de Saïda, au sourire de Saïda, à la peau de Saïda, au corps de Saïda entre ses bras, à la présence de Saïda. Grâce à Dieu, son cœur était apaisé, et les idées noires qui l’avaient assailli après la mort de Saïda l’avaient quitté. Désormais il vivait en esprit en compagnie de Saïda, et voilà.

Malik partit au travail. Dans l’ascenseur de son immeuble, puis dehors dans la rue, et même dans la station de métro, il salua maints voisins. Beaucoup de gens paraissaient tristes ou stressés, mais quand il leur adressait son bonjour humble et avenant, ils souriaient aussi. C’était chaque fois un instant qui ressemblait à celui où le jour se lève.

À la sortie du métro, Malik donna une pièce à un mendiant, en le saluant respectueusement. Il marcha un moment parmi les autres gens qui comme lui se rendaient au travail, ou les étudiants et écoliers en chemin vers l’école. Malik regrettait de n’être pas allé plus longtemps à l’école. Il aurait pu devenir plus intelligent et avoir un meilleur poste. Rendre Saïda plus heureuse, peut-être. Qui sait ? Malik pensait cela, mais en même temps il ne le pensait pas. L’amour n’a rien à voir avec ça, voilà ce que pensait Malik en vérité. D’un autre côté, il ne voulait pas être satisfait de lui-même à si bon compte. S’il avait eu une meilleure situation, n’aurait-il pas pu gâter davantage leurs enfants ? Et aujourd’hui qu’ils étaient adultes, ne pourrait-il les aider financièrement ? Oui, ils avaient toujours pu compter sur son amour, mais l’amour est-il la seule chose qui compte, en ce bas monde ? Parfois, à lire ou à écouter les informations, on croirait même que cela ne compte pas du tout.

Malik arriva à la mairie. Il salua ses collègues à mesure qu’il les croisait, à l’accueil, dans l’ascenseur, au bureau. Il s’installa derrière son guichet et se mit à classer les papiers, en attendant les premiers arrivants. Comme chaque jour, des personnes âgées, des personnes seules, des mères ou des pères de famille victimes de la férocité du monde se présenteraient à lui, munis d’une lettre leur signifiant que leur demande d’aide, transmise par l’assistance sociale, avait reçu une réponse favorable. Malik leur délivrerait alors la somme accordée en billets, quelques billets de dix, de vingt ou de cinquante qui leur permettraient de survivre encore un peu. Certains en les recevant garderaient le visage fermé qui servait de barrière à leur angoisse et à leur humiliation. D’autres se détendraient, remercieraient. Noël approchait, peut-être les enfants auraient-ils un cadeau qu’ils n’auraient pas eu sans cette aide en espèces donnée par un homme au vieux pull froissé. Et pour qu’il ne soit pas question que d’argent, Malik Abdarahim prodiguait à chacun, d’un ton à la fois respectueux et chaleureux – et bien que ces réjouissances ne fussent pas celles de sa tradition – des vœux de bonnes fêtes.

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Le bonsaï aux oiseaux

Je n’aime pas le principe du bonsaï. Torturer un arbre pour l’empêcher de grandir, c’est horrible. Mais des camarades de l’un de mes fils encore à la maison lui en ont donné un, il y a un peu plus d’un an. Un tout petit arbre, en fait un ficus, qui n’avait presque plus de feuilles. Nous nous en sommes occupé en l’arrosant, en le mettant à la lumière et en lui parlant un peu, et il s’est mis à produire un abondant feuillage. Au bout de quelques mois, nous nous sommes même résolu à le tailler un peu, car il avait des branches fantasques qui montaient au risque de le déséquilibrer. Puis il est apparu, au cours de cet hiver, que les ressources de la terre, dans son petit pot, s’épuisaient. J’ai trouvé sur internet des conseils pour le rempotage.

J’ai procédé à l’opération l’autre jour, au début du printemps. J’ai pris une jardinière rectangulaire un peu plus grande, en plastique et non en céramique comme il le faudrait, car cela ne se trouve que chez les marchands de bonsaï et c’est plus cher. Je me suis dit, tentons ainsi, et si cela ne convient pas nous aviserons. J’ai enlevé le plus possible de la terre morte autour des racines et innombrables radicelles de l’arbre, avec les moyens du bord, un stylo, bien délicatement. Puis je l’ai installé dans sa nouvelle terre, du terreau que j’ai récupéré d’un pot sur ma fenêtre où ne poussaient, depuis longtemps, que de toutes petites herbes tombées du ciel.

L’arbre aujourd’hui se porte bien. Il a commencé à produire de minuscules fleurs. Et sa terre, que j’avais bien désherbée avant de l’y installer, commence à produire de nouveau des herbes miniatures. J’espère que cette cohabitation se passera bien. Je suis tout heureuse de lui avoir recréé un peu des conditions de nature, où il n’est plus seul. Cette nuit, avant de m’endormir, j’ai imaginé que de minuscules oiseaux, à sa proportion, venaient dans ses branches l’habiter et l’enchanter.

Marie poste

MARIE LUMINE

 

À deux heures, Marie avait deux yeux noirs et brillants comme des boutons  de bottines. Ils firent sursauter la fée venue se pencher sur son berceau.

« Sapristi, se disa-t-elle, cette fille c’est un puits ! »

La tête toute droite Marie fixait la blondasse de ses deux pièges à lumière.

La fée détourna le regard, éprouva le besoin de tirer sur sa robe qui n’arrêtait pas de remonter, ces temps derniers. Elle avait un peu grossi et ses seins débordaient du corsage, à croire qu’elle était nourrice plutôt que créature de l’entremonde. Quand elle leva de nouveau les yeux sur le berceau, la petite continuait à la considérer effrontément.

Ah çà, depuis le temps qu’elle faisait chaque jour le tour des maternités, la fée n’avait jamais vu tant d’insolence sur le visage d’un microbe ! Du coup, elle ne savait plus quel don lui accorder. Est-ce que ça avait besoin d’un don, ça ?

D’habitude, elle adressait aux petites filles une ou deux des formules en usage :

« Sois belle et tais-toi »,

ou bien

« Aime et pleure »,

ou encore

« Soigne et veille »,

enfin bref, les grands classiques.

Mais là… le regard que lui lançait cette… cet… être… ! La fée eut l’impression que si elle lui jetait un vœu, les yeux de la petite l’enverraient rebondir de toute leur force et c’est elle, la blonde créature, qui le recevrait en pleine poire !

Elle se mit à réfléchir, deux secondes.

 

MARIE HONNÊTE

 

À quinze ans, Marie avait un regard noir et brillant comme une nuit de feux follets. Elle vivait dans une écurie avec ses parents adoptifs, qui l’envoyaient tout le jour courir la ville pour vendre le lait de leur jument.

Dès potron-minet Marie pressait entre ses doigts les pis de la bête qu’elle vidait jusqu’à la dernière goutte – le poulain ayant été depuis longtemps sevré au chocolat. Puis elle chargeait ses deux gros bidons sur le porte-bagages, enfourchait son vélo et sonnaillant sur les chemins s’en allait livrer le liquide encore chaud sous tous les toits du patelin.

Au retour, il lui fallait encore étriller la chevale et son petit chevau, leur récurer le crottin sous les sabots et les mener dans la courette brouter le gazon vert.

Or un beau matin, à l’heure de la laitière, une Madame vint la quérir chez ses parents. Il était temps, soi-disant, de la mettre à l’école. Marie suivit Madame, qui avait moulé sa graisse dans un tailleur saumon et filait dans le flux du monde comme une grosse maquerelle.

 

MARIE GO (DANS LE MÉTRO)

 

« Salut Marie !, lui dit Madame. Sais-tu pourquoi tu as grandi dans l’écurie ? Tu avais juste un mois quand ta maman est morte du sida que ton papa lui refila avant de disparaître. Mais sache que tes parents, mon enfant, foin de ces vils palefreniers qui t’ont élevée, étaient les phénix des hôtes de mon toit. C’est de Vénus que tu sortis, une pouliche des plus gagneuses ! Et lui, celui qui te conçut, était consul ! »

La face de la Madame, sous l’épaisse couche de fardure, était aussi expressive qu’une tanche. La peau tirée comme une chaussette usée menaçait de se détacher à chaque instant. Aussi Madame évitait-elle de sourire, et même pour parler gardait sa grosse bouche, artificiellement gonflée, presque immobile.

Madame avait tout l’air d’une, comment ? ventre y loque.

C’était l’heure de pointe et le métro plein comme un œuf enfilait trou noir après trou noir.

Dans la rame surpeuplée, Marie s’accrochait ferme à la rampe, pressée par Madame qui lui résumait sa généalogie, et par derrière d’autres qu’elle ne voyait pas. Marie se dit que le moment était venu de prendre ses jambes à son cou, son courage à deux mains et sa liberté jolie. Qu’avait-elle besoin d’aller à l’école ? Dès la première station, elle rua hors de la rame, laissant loin derrière elle et à jamais Madame et les autres presseurs.

La bouche du métro cracha la petite patate chaude à l’air libre.

C’était la première fois que Marie quittait sa riante banlieue, où chacun arborait une rassurante ressemblance avec son animal domestique : gueules de chiens, du caniche au pitbull en passant par toutes sortes de bâtards, mais aussi lapins, chattes et chats, poulettes et poulets, coqs, cochons d’Inde, cochons roses et poissons rouges.

Marie pensa à ses parents, deux vraies têtes d’âne. Un peu de nostalgie la prit, en voyant défiler par les rues de la grand ville tous ces masques de gens. Comme elle avait envie de leur éplucher la façade ! Qu’ils montrent un peu la bête qu’ils étaient !

Bon pied bon œil, bon an mal an et cahin-caha, voici donc notre pimprenelle, un train chassant l’autre, par cette printanière journée, soudain rendue face à un fort fringant, quoique raide, planton.

Marie l’avait remarqué de loin, bien développé de la tête aux pieds dans son uniforme d’un blanc immaculé. Et tout en s’approchant elle ralentissait l’allure de son pas, sans le savoir amplifiant le balancement de ses hanches dans son blue jean troué.

 

MARIE NAÎT

 

Tout semblait calme et notre paysanne de Paris pensa une nouvelle fois qu’elle ferait mieux de rebrousser chemin et de s’en aller courir librement par la ville, d’y folâtrer, d’y bondir et d’y flâner à travers rues, ainsi qu’il convient à une jeune pouliche non dressée.

Las ! tant va la femme à l’homme que la cruche à l’eau, et Marie, suivant le cours impétueux de son destin, fit les deux pas fataux qui la séparaient de ce mâle-gâteau. La bandaison, Marie, ça ne se commande pas ! Telle fut sa leçon, buissonnière, du jour. Car elle bandait dur, Marie. Que pouvait bien avoir ce planton-là, pour la mettre en tel état ? Il lui donnait la sensation de chevaucher.

Auriez-vous la bonté de me dire quelle heure il est ?, lui demanda-t-elle.

Allez allez allez, dans ses yeux aussi c’était l’heure de l’amour ! Marie, posant la main sur son trésor, en le palpant sentit évoluer la chose. Un vertige la prit, un tremblement, un bonheur, une déchirure qui la sabra, de l’entrecuisses à l’entroreilles ! Les gens à masques qui continuaient à sillonner la rue ne virent pas qu’une demoiselle venait de traverser le mur.

MARIE EST

Des salves d’applaudissements et de huées accueillirent Marie à son arrivée au bas du toboggan qui s’était ouvert dans l’ombre de la guérite. Encore tout étourdie, elle se frotta les yeux et vit qu’elle était tombée sur le plancher, au beau milieu d’un cercle de lumière. Les cris venaient de la salle, noire comme un vol de corbeaux.

Marie se mit debout, esquissa un sourire modeste, s’inclina légèrement et salua d’un lent hochement de tête, la main sur le cœur. Puis exécuta un pas en arrière, précis et naturel.

Dès lors l’invisible public, tout frein rompu, laissa libre cours à sa folle excitation. Frappant le sol des pieds, élevant des briquets en flammes, jetant des épluchures pourries dans un tumulte de chants tyroliens et autres you-you pleins d’arabesques, ricanements et sifflets. Suivie au millimètre par les halos croisés d’une série de projecteurs disposés là-haut dans la courbure des cintres, Marie arpentait la scène de cour en jardin, de jardin en cour et de fond en bord pour gratifier son public, insatiable, de profondes révérences, de baisers jetés à pleines mains, de gestes tour à tour radieux, coléreux et las, de courses vers les coulisses et de retours sans compter, d’applaudissements à la salle, d’innocentes gambades qui soulevaient des délires de rires, clins d’yeux, sarcasmes, pouces levés, pouces baissés, soupirs et autres mimiques, ouvertures des bras, reculades, roulades avant et arrière, roues, piquets, marches sur les mains, acrobaties, singeries, grimaces…

Finalement Marie, traversant l’autre mur, s’en alla pour de bon dans la paix du jardin.

Ah, soupira Marie, c’est bon, d’être parti !

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A Night at the Rectory (traduction d’Élise de Warren)

Photo Alina Reyes

 

Traduction en anglais, par Élise de Warren, du petit récit publié en français sous le titre de Séquestrée ?

 

A NIGHT AT THE RECTORY

by Alina Reyes

translated by Élise de Warren

 

Before climbing up the stairs, I had seen a half-empty wine bottle. I wondered if sometimes he drank at night, on his own. I remember the scent of this sad life, of this house. It was so embarrassing. I pitied him. I did not know him. I only slept here, a prisoner in his home.

I climbed up the stairs and locked the door behind me, hoping he would hear the key turning in the lock and that he would understand.

I was hoping he could hear and at the same time that he could not. It was so humiliating, even more so for him than for me. It was humiliating for the neighbors, for the parishioners and for the whole town. In fact, the rectory was just a house like any other in the middle of a residential area. I had never been here before.

At night, it seemed to me I could hear the sound of the sea. It couldn’t be far. If I opened the window, I only saw houses that all looked alike, houses built just a few decades ago. They were narrow, one-story high houses built in order to occupy as little space as possible, just like the people who lived in it.

Maybe the sea was just at the end of the street. Or – granted that I somehow would have managed to leave the house without him noticing – maybe I would have walked endlessly in the maze of the neighborhood, never to find it.

I slept in his bed next to the large-screen television. It was a large comfortable bed with thick pillows and a warm blanket. You would never have imagined this bed belonged to a priest. I know I would not have. Did he like the idea of making me sleep in his bed? In any case, I have to say right away that he did not come up.

We had met six months earlier in Paris. He had come to interview me for a Christian radio station. Indeed, some priests are into journalism as well. He liked to say that he was also a journalist and not only a priest, as if being a journalist was better. But it seemed to me that there was nothing more beautiful in the world than being a priest.

This reminded me of the first priest I had ever met. In spite of my lack of trust in the Church, and because I was in the process of converting, I eventually went to the priest in my parish. Or maybe I should say I asked to see him.

I went to the church, amazed at how bold I was. Nobody was there except for a woman at the reception desk. She made me write my name and contacts on a sheet of paper and told me she would pass on my request.

The week after, because I still had no news, I looked up the parish website on the Internet and sent an e-mail. I went back to the church a few days later. In short, a few weeks had passed before I could get an appointment. I walked around the church and found a second entrance to his office in an adjacent street. He was a big man, with a soft voice and evasive eyes. He told me the reason I waited for so long before meeting him was because it was a period of exams. He proudly explained to me that he was a professor in a Catholic institution of higher studies, of which I can not remember the name. His lectures and his students took a great part of his time.

The priest whose bed I was using was not from the same breed. I mean that he was not an intellectual hailing from the nice districts of Paris. He was just a poor guy who took care of his bonsais in the living-room of his very ordinary rectory. He had heatedly showed me these small horribly tortured trees. I did not say a word, but I could not help but to think they were like an image of the castration he had inflicted on himself.

Still, was it not his fault if I entertained such thoughts? Upon our first encounter in Paris, he looked very dignified dressed in black and serious as could be. He asked me to come and talk to his parishioners about my conversion – this was the reason I was here now. Why did he have to come and pick me up at the station with a borrowed convertible and looking like a play-boy with a blue striped half-opened shirt and sunglasses? And above all, why did he not mention I would be staying at his place? Of course I was a free woman, but that was exactly why this situation did not seem appropriate to me.

When I came down the next morning, he had already left. Soon after a woman rang the door. He had locked it and I had some difficulty opening it. “Were you held hostage?,”  she asked to me with a smile when I finally got to breathe some fresh air. She was a very kind old lady and she took me in her car. We joined  the parishioners and then left for a short pilgrimage that was planned that day. Then the priest took me to the church where I was to speak. He had gone back to his normal and enjoyable self and I felt he was like a little brother I should look after.

 

nous vous annonçons la paix

Photo Alina Reyes

 

Il n’est d’existence que celle qui danse, poussière, dans la lumière.

La contemplation est ma béatitude, ma nourriture d’abondance.

Il n’y a que la vie. J’aime les vivants et la vie à la folie.

Le mur était long, peint en bleu jusqu’à mi-hauteur, puis blanc jusqu’au plafond. La pièce était rectangulaire, bordée de banquettes alignées contre ses murs bleus et blancs. Je restais là sans bouger, en silence, à regarder cette splendeur inouïe, cette paix absolue, cette pauvreté radieuse, dans la ligne de rencontre du bleu et du blanc.

Nous avions vingt-deux ans, J-Y et moi. Nous voyagions en 2CV fourgonnette avec notre fils de deux ans et notre chienne de berger. Nous avions une bassine pour la toilette et la vaisselle, un réchaud de camping pour la cuisine, et nous dormions dans la voiture. C’était l’automne. Ce soir-là, nous nous sommes arrêtés au bord d’une route déserte de l’Atlas. Le phare d’un vélomoteur est apparu en tremblotant, se dirigeant vers nous. L’homme s’est arrêté à notre hauteur et nous a invités par gestes à le suivre Nous avons eu confiance, nous avons redémarré, nous l’avons suivi au pas, longtemps, en cahotant sur des pistes rouges, noyées dans la nuit.

Finalement nous sommes arrivés à sa maison. Nous sommes entrés avec lui dans la pièce commune, où plusieurs autres personnes se sont mises à apparaître aussi. Nous avons été invités à nous asseoir par terre sur les tapis et nous avons partagé leur repas, oeufs durs, légumes, pain, oranges, à la lueur des flammes. Quelqu’un est allé chercher le fils du chef du village, parce qu’il parlait français. Nous avons tous conversé très doucement. Puis nos hôtes nous ont laissé la pièce pour nous seuls, où nous avons dormi sur les tapis. Je me suis levée à l’aube, je suis sortie, j’ai vu se révéler la pauvre maison de terre rouge où nous étions, semblable à toutes les autres du village.

Ils nous ont fait visiter l’immense orangeraie où ils travaillaient. Nous avons répondu aux invitations des uns et des autres, chacun nous offrant l’hospitalité. Pas question de sortir un seul dirham de notre poche, ils tenaient à tout nous offrir. À la fin nous avons dormi chez le chef du village, c’est lui qui avait cette maison un peu plus élaborée, avec des banquettes et des murs bleus et blancs. Avant de nous laisser partir, il a écrit l’adresse de ses cousins de Marrakech, en nous disant d’y aller de sa part. Les villageois nous ont fait don d’une grande corbeille en osier, remplie d’oranges et de petits cadeaux faits à la main.

À Marrakech, des enfants dans la rue se sont débrouillés pour faire déchiffrer l’adresse et nous y conduire. Les cousins avaient une belle maison traditionnelle. Les femmes, qui ne parlaient que l’arabe, nous ont fait asseoir dans le patio, nous ont servi du thé et des gâteaux, ne pouvant comprendre d’où nous venions. Puis les hommes sont rentrés du travail, nous avons pu expliquer. Nous avons été reçus comme des rois, encore. Elles ont organisé une petite fête, m’ont habillée d’une belle robe traditionnelle, m’ont fait chanter et danser avec elles. Le lendemain était férié, nous nous sommes entassés à je ne sais combien dans leur voiture et ils nous ont emmené voir les avions à l’aéroport. Puis nous avons poursuivi notre voyage, nous ne voulions pas abuser de leur hospitalité divine. C’était en 1978.