Le temps de l’amour dans le train dans « La Marche de Radetzky », de Joseph Roth

+Depuis un train, photo Alina Reyes

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Assis, immobile, en face de la femme, il voyait les lumières fugitives des gares éclairer un instant le compartiment et le pâle visage de Mme von Taussig pâlir davantage encore. Il ne pouvait proférer un mot. Il se figura qu’il ferait mieux de l’embrasser que de dire quoi que ce fût. Il remettait sans cesse l’échéance du baiser. « Après la prochaine station », se disait-il. Brusquement, la femme avança la main, chercha le verrou du compartiment, le trouva, le poussa. Et Trotta s’inclina sur ses mains.

À ce moment, Mme von Taussig aimait le sous-lieutenant Trotta avec la même véhémence qu’elle avait aimé le sous-lieutenant Ewald, dix ans auparavant, sur le même parcours, à la même heure et – qui sait ? – peut-être dans le même compartiment. Mais pour l’instant, il était effacé comme ceux d’avant, comme ceux d’après. Le flot du plaisir passait tumultueusement sur les souvenirs et en lavait toutes les traces. Mme von Taussig se nommait Valérie de son petit nom, mais on l’appelait Wally, abréviation usuelle dans le pays. Ce nom, qu’on lui murmurait aux heures de tendresse, prenait un son nouveau à chaque nouvelle heure de tendresse. Et voilà que ce jeune homme la baptisait une fois de plus. Elle n’était qu’une enfant (une enfant fraîche comme son nom). Toutefois, elle constatait maintenant, par habitude et avec mélancolie, qu’elle était « beaucoup plus vieille que lui », remarque qu’elle risquait toujours avec les tout jeunes gens et qui était en quelque sorte une audace prudente. Au reste, cette réflexion servit de prélude à une nouvelle série de caresses. Elle alla rechercher tous les termes d’amitié qui lui étaient familiers et dont elle avait gratifié tel ou tel. Et maintenant – elle ne connaissait que trop bien la succession des choses, hélas ! – l’homme allait la prier, toujours dans les termes consacrés, de ne pas parler d’âge, ni de temps. Elle savait le peu que signifiait ce genre de prières… et elle y ajoutait foi. Elle attendit. Mais le sous-lieutenant Trotta se taisait, insensible. Elle craignit que son mutisme ne fût un verdict et elle dit prudemment :

– Combien crois-tu que j’ai de plus que toi ?

Il demeura perplexe. Ce sont des questions auxquelles on ne répond pas ; d’ailleurs, ça ne le regardait nullement. Il constatait la rapide alternance de fraîcheur et de chaleur sur la peau unie, ces brusques changements de climat qui font partie des phénomènes magiques de l’amour. En l’espace d’une seule heure, toutes les caractéristiques de toutes les saisons s’accumulent sur une seule épaule féminine, abolissant effectivement les lois du temps.

– Je pourrais bien être ta mère, murmurait la femme, devine un peu quel âge j’ai ?

– Je ne sais pas, répond le pauvre garçon.

– Quarante et un, dit Mme Wally.

(Elle n’avait quarante-deux ans que depuis un mois, mais c’est la nature elle-même qui interdit aux femmes de dire la vérité, la nature qui les garde de vieillir.)

Peut-être Mme von Taussig eût-elle été trop fière pour dissimuler trois ans tout entiers. Mais voler la vérité d’une seule misérable année, ce n’était pas commettre un larcin au détriment de la vérité.

– Tu mens ! dit-il enfin, grossier par politesse et elle l’étreignit dans un nouveau déferlement de gratitude.

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Traduit de l’allemand par Blanche Gidon et revu par Alain Huriot

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Puisqu’il était question de temps et aussi, à moment donné, de temps dans le train, dans la note précédente. Et en me rappelant que je réussis un jour à capter l’attention d’une classe très indisciplinée d’un lycée professionnel où je faisais un remplacement de professeur, en leur parlant de la scène d’amour dans le fiacre dans Mme Bovary. Du coup, je range désormais les notes marquées par le mot clef « l’amour en livres » également dans la catégorie « sexualité ». Allez-y voir, c’est charmant !

« une bien belle paire de bottes »

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Un prince Disney en version réaliste, par Jirka Väätainen (d’autres ici)

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« – Tu as une bien belle paire de bottes, dit-elle.
Les bottes étaient très belles. Elles montaient jusqu’au genou, très souples, bien taillées.
(…)
Ils étaient là, sombres contre la lumière, un grand V de canards sauvages partant vers le sud dont la silhouette se découpait dans l’air en dessous de la lune. Comme une conversation étouffée, leur jacassement continu parvenait aux oreilles de ces deux êtres humains, tombant du ciel vers la terre. (…) Il y avait là plus d’oiseaux que la terre ne pouvait en engendrer. Sans rien dire, tout près l’un de l’autre, ils les regardèrent disparaître au sud, jusqu’à ce que le dernier écho s’éteigne.
(…)
Ellie Pearl contempla le ciel blafard, presque vidé de ses étoiles à cause de la lune. Elle posa ses mains manucurées sur les avant-bras de Tige Tigard qui la tenait. Sous la peau brune, les longs muscles noueux formaient comme des cordes. Elle chancela mais s’accrocha à cette rudesse silencieuse.
Puis Tige Tigard la fit simplement pivoter, la tenant toujours par les côtes. Il plaça son autre main sur sa nuque et pressa sa bouche contre la sienne. Elle vit ses cils comme des ombres pointues contre le clair de lune. Dans la chemise rouge à carreaux et le jean raide, son corps était ferme et vivant contre le sien. Il la fit ployer lentement d’avant en arrière, ses épaules s’agitaient comme un arbre agité par le vent. Il sentait le whisky et les pommes, et Ellie Pearl tournait comme la terre, en orbite, sous la pression de cet homme, des montagnes et de la nuit. Quand le sac argenté s’échappa de ses doigts, elle ne remarqua même pas où il tombait.
Au-dessus de sa bouche offerte, elle voyait la tête de l’homme comme un nuage de force brute. Sous ses vêtements, il brûlait de désir pour elle, dans tout son corps. »

Kressmann Taylor, Ellie Pearl (traduit de l’anglais (américain) par Laurent Bury)

« Viens ici et remercie-nous, moi et ce jeune homme innocent »

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William Clarke Wontner

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« Un jour, Kamil Effendi sortit de sa chambre pour aller au souk et trouva sa serviette de bain accrochée à côté de son parapluie.

– Qu’est-ce que c’est que ça ! S’écria-t-il. C’est ici que tu suspends la serviette ! Feu mon épouse – que la terre lui soit légère ! – ne la suspendait qu’à l’endroit approprié. S’il te plaît, fais attention ! Je déteste changer d’habitude.

Une autre fois, il trouva la salière posée au bout de la table. Il piqua une colère et s’exclama :

– Que c’est génial ! C’est là que tu poses la salière ! Feu mon épouse – que Dieu lui accorde le pardon ! – la posait à droite de la soupière. Veille à respecter les habitudes ! Pour moi, respecter les habitudes est sacré !

Un soir, alors qu’il était en train de lire son journal, il s’aperçut que sa femme avait succombé au sommeil.

– Qu’est-ce que c’est que ça, ma chère ! la tança-t-il. Tu dors avant moi ! Feu mon épouse restait éveillée jusqu’à ce que je l’invite à venir se coucher.

Les jours passèrent et, telle une sainte, l’épouse supportait les prêches de son mari l’invitant à préserver les habitudes. Aussi le mari croyait-il avoir pour femme un modèle d’obéissance, alors même qu’elle ne se privait d’aucun de ses plaisirs précédents, chaque fois que l’occasion se présentait, ayant réussi à nouer des liens d’amitié avec l’un des jeunes hommes qui fréquentaient feu l’épouse de son mari.

Un jour, le mari rentra plus tôt que d’habitude, bien qu’il considérât celle-ci comme sacrée. Ne trouvant sa femme ni à la cuisine ni au salon, il se dirigea aussitôt vers sa chambre à coucher, poussa brusquement la porte et… Ah ! vision d’horreur ! Il vit sa sainte et obéissante épouse, nue comme Ève, couchée à côté d’un jeune homme, son voisin de longue date ! Il perdit la tête et hurla comme si on l’égorgeait :

– Espèce de friponne ! Dans ma maison ! Et dans mon lit !

S’étant drapée dans le rideau du lit, l’épouse se mit sur son séant et dit, un ricanement méprisant plein la bouche :

– Cesse de t’emporter et de fulminer ! Viens ici et remercie-nous, moi et ce jeune homme innocent. Sache que c’est par amour pour toi et en ton honneur que je l’ai accepté comme amant, après avoir appris qu’il avait été celui de feu ton épouse – que la terre lui soit légère, que Dieu bénisse son secret et lui fasse miséricorde ! N’as-tu pas dit que respecter les habitudes est un devoir sacré ? Alors qu’as-tu à m’abreuver d’injures, moi, pauvre fille, qui ai sacrifié à ton bonheur ce que j’ai de plus cher et me suis faite la gardienne des obligations que tu as envers tes habitudes ?

Et elle se mit à hurler :

– Répudie-moi ! Répudie-moi, si tu veux ! Je ne supporte plus cette injustice !

Mais il ne la répudia pas, car ce n’était pas dans ses habitudes. »

Ali Halqi, La défunte (in Histoire de la littérature arabe moderne, t.2, anthologie par B. Hallaq et H. Toelle)

« tandis que je la pénètre lentement »

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Carybe, Candomble

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« J’arrive, je pousse doucement la porte, j’entre. Francine est sur son lit et range ses affaires dans deux cartons. Je vais lentement vers elle et la prends par la taille. Je l’embrasse dans le cou.
– Mon ange ! Dit-elle. Tu l’as vue, cette femme ? Tu as pris l’appartement ?
– Oui. Demain à cette heure-ci nous dormirons dans un bon lit tout propre.
– Mon Dieu ! dit-elle en levant la tête. Oh, mon Dieu !
– Un salon-salle à manger, dis-je. Une chambre. Une cuisine. Une salle de bains. Tout est propre, pimpant, fraîchement repeint. Tout cela pour nous.
– Mon ange, mon ange ! Dit-elle. Embrasse-moi !
Je l’embrasse sur la bouche. Je lui presse un sein par-dessus sa robe. Elle sent bon. Avec quelques kilos de plus et un peu de soin, elle sera jolie. Je l’allonge doucement sur le lit. Je lui ôte ses chaussures. Je vais à la porte de la chambre et pousse le verrou. Cette fois, elle se déshabille d’elle-même.
– Demain… dis-je, tandis que je la pénètre lentement, demain nous ferons pareil dans notre propre maison.
– Mon ange… dit-elle. »

Guillermo Rosales, Mon Ange, trad Liliane Hasson

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« cosmonaute »

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© 2001 l’odyssée de l’espace

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« À mi-chemin, nous nous serrâmes dans les bras l’un de l’autre, une seule fois. Elle s’arrêta brusquement, se retourna, éteignit sa lampe et entoura mon corps de ses deux bras. Puis elle chercha mes lèvres du bout de ses doigts et posa les siennes dessus. Je l’enlaçai moi aussi et la serrai légèrement contre moi. C’était étrange de s’embrasser comme ça dans le noir. Je crois bien que Stendhal a écrit quelque chose là-dessus, sur s’embrasser dans les ténèbres, me dis-je, mais j’avais oublié le titre du livre. J’essayai de me rappeler, sans y réussir. Mais est-ce que ça lui était déjà arrivé, à Stendhal, de serrer une fille dans ses bras dans l’obscurité totale ? Je me dis qu’il faudrait que je retrouve ce livre, si j’arrivais à sortir d’ici vivant, et si on échappait à la fin du monde.
(…)
Bientôt, elle pressa ses seins contre ma poitrine, ses lèvres s’entrouvrirent, sa langue toute douce s’enfonça dans ma bouche en même temps que son souffle tiède. Mais cela ne dura qu’environ dix secondes, et ensuite elle s’éloigna brusquement de moi. Je me sentis accablé par un désespoir sans bornes, comme un cosmonaute abandonné seul dans l’espace-temps. »

Haruki Murakami, La fin des temps (traduit du japonais par Corinne Atlan)

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« sa nudité »

petits morceaux de picasso,

Petits morceaux de Picasso. Deux fois 13×13 cm (7×7 à l’intérieur), réalisé ce soir au feutre sur reproduction de personnages découpés d’un tableau de Picasso, encadrés de tissu peint à l’acrylique

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« Offerte, les jambes ouvertes, elle lui souriait, sa nudité ressemblait à un vêtement ».

Murakami Ryû, Les Bébés de la consigne automatique (trad. Corinne Atlan)

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