Gynophobie et homophobie, « signes religieux » ? (actualisé)

Une lycéenne frappée à coups de poing pour sa tenue jugée provocante. Les agressions et pressions sur les femmes se multiplient dans un silence assourdissant, couvert par les hauts cris poussés par les idiot(e)s utiles qui par leur défense insensée de la ségrégation au nom de la liberté, encouragent ce genre de comportement.

Plus écœurant que tout, le déni des bien-pensants qui au prétexte que certaines de ces agressions ne seraient pas purement religieuses, refusent de voir qu’elles sont bien le résultat d’une culture religieuse, et en viennent à effacer les agressions elles-mêmes, et le fait que 57% de jeunes femmes en France aient déjà renoncé à s’habiller comme elles veulent pour limiter les agressions dont elles étaient victimes. Les mêmes bien-pensants me diraient sans doute que lorsque je me suis fait cracher dans les cheveux ou insulter, lorsque j’ai vu des jeunes filles se faire harceler dans le RER par des gens élevés dans l’idée que les femmes doivent être « pudiques », ce n’était pas religieux non plus, donc laissons les mêmes types ou filles agresser verbalement ou physiquement toutes celles qui ne sont pas voilées, puisque ça n’a rien à voir !

Une première version de ce texte devait paraître dans Le Monde, où je l’avais envoyé il y a trois semaines, et qui m’avait demandé de le leur réserver – avant de me dire, il y a trois jours : « du fait de l’évolution de l’actualité, nous ne serons pas en mesure de passer votre texte. Avec nos excuses pour l’avoir retenu » – comme si les agressions envers les femmes avaient cessé soudain. Je l’ai proposé, dans cette nouvelle version, hier au Huffington Post, qui m’a répondu que mon texte « ne correspond pas à notre lectorat, très grand public, et ne relève pas d’une expertise particulière de votre part ». Sans doute regardent-ils trop la télé, où chaque question a son « expert ». Je l’ai ensuite proposé à Libération, dont j’attends la réponse… je verrai bien, en faisant le tour de la presse, si elle est complètement verrouillée, ou non. En attendant, voici l’article. Je ne prends pas les lecteurs pour des imbéciles, je crois même, comme je l’ai répondu au Huff, qu’ils sont souvent moins lâches et plus lucides que beaucoup d’ « élites », et qu’ils sont capables de lire et de comprendre.

tartuffe1Une mise en scène de Tartuffe par le Collectif Masque

*

L’impuissance politique est revendiquée face aux forces obscurantistes comme face aux forces de l’argent. Le pape François a eu la peau de la résistance française. Finalement il a réussi à imposer son refus de notre ambassadeur au Vatican. Cet homme très compétent et discret a été rejeté parce qu’il est homosexuel. Cette discrimination scandaleuse, à laquelle se sont pliés même les défenseurs des minorités sexuelles, est en fait aussi ordinaire que la discrimination des femmes dans les religions. Homophobie et gynophobie sont le fait de la domination patriarcale, qui veut s’assurer la mainmise aussi bien sur les garçons que sur les femmes.

La démission politique face aux pressions des religions se manifeste aussi bien ces jours derniers à Toulon, où des hommes ont été tabassés par des jeunes de la cité voisine pour avoir pris la défense de femmes insultées, qu’en Israël où la pression des juifs orthodoxes étant de plus en plus forte, une chanteuse a été expulsée par la police de la plage d’Ashdod où elle avait été invitée à se produire, parce qu’elle était en short et chemise ouverte sur un haut de bikini.

Pendant longtemps exista dans le sud-ouest de la France un groupe social à part, dont les membres, comme le furent les juifs pendant des siècles, étaient traités en parias, en intouchables, ne pouvaient exercer que certains métiers et ne jouissaient pas des mêmes droits que les autres Français. Qu’ils fussent chrétiens n’y changeait rien, même dans les églises ils étaient discriminés et ne pouvaient y pénétrer que par des petites portes dérobées taillées pour eux. On les appelait les cagots. Et pour mieux marquer leur isolement, ils étaient soumis au port d’une étoffe en forme de patte d’oie sur leurs vêtements. Il ne s’agissait pas là d’un signe religieux, mais d’un signe d’exclusion, ou de ségrégation.

Le débat sur l’autorisation ou l’interdiction des signes religieux dans l’espace public n’en finit pas pour une raison simple : il est faussé à la base. Tout n’est pas signe religieux dans ce que nous appelons signe religieux. Une étoile à six branches, une croix, un croissant de lune, une image de bouddha, un cercle partagé en yin et yang… sont des signes de diverses religions ou spiritualités. Les habits de moines bouddhistes, de religieuses et de moines chrétiens ou de rabbins, prêtres, imams et officiants de toutes religions ne sont pas des signes du même ordre. Ces vêtements s’apparentent aux uniformes portés par les soldats, les policiers, les pompiers, les avocats ou toute autre personne engagée dans l’exercice d’une profession ou d’une mission qui se distinguent par une tenue spécifique. Quand ces personnes renoncent à leur profession ou à leur mission, ou simplement quand elles cessent de l’exercer parce que leur journée est finie ou qu’elles sont en congé, elles s’habillent, ou peuvent s’habiller de nouveau « en civil ». Leurs vêtements de travail ou d’engagement ne les marque pas dans leur être, mais dans leur existence.

Il en va autrement avec les vêtements que des religieux identitaires prescrivent aux femmes. Les tenues ultra-  « pudiques » ne sont pas seulement des marqueurs d’un choix d’existence (quand elles en sont un). Elles sont, comme le fut la patte d’oie pour les cagots, des signes que l’on peut considérer comme infamants du fait qu’ils marquent la femme du sceau d’une non-identité à la commune humanité. Pas de vacances pour une femme portant quelque tenue ultra-enveloppante. Toujours elle reste assignée à sa condition sociale, à son foyer, et si elle veut profiter un peu elle aussi des joies de la plage il lui faudra le faire encore entièrement voilée, d’une façon ou d’une autre. Pour compenser le renoncement au libre usage de son corps, il lui est accordé un certain relâchement alimentaire (réaction qui est aussi celle de beaucoup de pauvres d’aujourd’hui, qui compensent par la nourriture l’impuissance où ils sont réduits) – cercle vicieux qui ne fait que conforter la honte de leur corps qui leur est inculquée. Bien entendu beaucoup de femmes ne tombent pas dans ce piège et se soucient de leur bien-être et de leur dignité, même quand elles concèdent à la pensée identitaire et fondamentaliste l’obligation « morale » qui leur est faite de se voiler.

tartuffe-009une autre mise en scène de Tartuffe

Il est salutaire que le statut qui leur est assigné, en se visibilisant par les burkinis et autres enveloppements morbides, rappelle aux femmes même non soumises à ce type de diktats qu’elles durent et doivent encore lutter contre une même essentialisation de leur sexe. Car si toute société patriarcale trouve dans ses religions des motifs de discriminer les femmes, le postulat religieux originel (souvent très déformé) imprègne si bien les esprits qu’il finit par être vécu comme motif naturel par des hommes et des femmes de toutes cultures, qu’ils soient religieux ou athées. Les pressions sur le corps des femmes sont souvent, sous d’autres formes, tout aussi fortes dans les sociétés occidentales chrétiennes, mais il n’est pas obligatoire d’y céder. Alors que le port du voile signe l’acceptation d’un système total de discrimination. Lors de « journées du voile » censées œuvrer pour la tolérance, des non-voilées se voilent par solidarité avec les voilées. Mais jamais les femmes voilées ne pourraient s’afficher en short ou minijupe si l’on inventait des journées du short pour inciter des hommes à la tolérance envers les femmes non couvertes. Que la réciprocité soit impossible indique bien que l’obligation de pudeur n’est pas l’expression d’un mode d’existence mais un marqueur ontologique, une exclusion des femmes de la commune humanité, et de la liberté.

Dès lors la question est la suivante : en quoi l’interdit posé par certains groupes sociaux sur une partie de ces groupes (en l’occurrence les femmes) est-il plus légitime que ne le serait l’interdiction ou du moins la limitation par la république de cet interdit, si cette limitation était faite de façon bien comprise au nom d’une valeur supérieure et inaliénable, la reconnaissance d’une commune essence humaine des hommes et des femmes ? Et même : n’est-il pas inique que dans une république les interdits qui pèsent sur les femmes de la part de tel ou tel groupe soient supérieurs à l’interdiction ou à la limitation qui pourrait être faite de ces interdits en vue de préserver l’égalité des droits de tous en société ? En quoi l’accusation de discrimination envers les religieux devrait-elle être prévaloir sur le refus de la ségrégation des femmes ? Pourquoi le faux droit que se donnent les religions de discriminer les femmes peut-il être plus fort que le devoir de la république de lutter contre les discriminations ? Se poser ainsi la question amènerait à reconsidérer, outre les autorisations à porter des tenues ségrégationnistes dans l’espace public, le droit des églises, par exemple, à discriminer les femmes quant à l’accès à la prêtrise. Car, comme il est apparu avec les affaires d’abus sexuels d’enfants par des religieux, une république ne peut accepter que tel ou tel de ses groupes édicte ses propres lois quand elles sont contraires aux valeurs universelles du respect d’autrui comme être humain à part entière – un être humain non pas complémentaire, comme le disent les religions des hommes et des femmes, mais complet, et égal à tout autre en droits. De même que des catholiques, dans les premiers temps des révélations de pédophilie du clergé, ont crié à la cabale contre l’Église, des musulmans invoquent l’islamophobie dans le débat sur le voile. Or le voile n’est pas une prescription du Coran mais des hommes. S’en prendre à leur diktat n’est pas une islamophobie mais un acte citoyen, qui de plus rend justice à l’islam véritable.

« Si on est attaqué en tant que juif, alors il faut se défendre en tant que juif », disait Hannah Arendt. En la paraphrasant, affirmons : si on est attaquée en tant que femme, alors il faut se défendre en tant que femme. Car la pression de plus en plus grande sur les femmes des religieux, y compris par certaines de ces femmes elles-mêmes, attaque toutes les femmes : dans certains quartiers, il est devenu presque impossible de porter un short ou un décolleté, pour toutes les habitantes. Et comprendre que le burkini, ou son équivalent dans d’autres religions, puisse aider certaines femmes trop marquées par leur éducation pour oser se mettre en maillot de bains ne doit pas faire oublier cet enjeu supérieur qui consiste à soumettre peu à peu les femmes récalcitrantes par l’exemple d’un vêtement discriminant qui en vient à devenir une norme – ainsi que cela se passe par exemple sur certaines plages d’Algérie, où des femmes ont dû renoncer au maillot de bains qui leur avait ouvert le même droit au plaisir de l’eau, de l’air et du soleil sur leur peau qu’à leurs côtés leurs maris s’autorisent. Si on est attaqué en tant que citoyen, ou en tant qu’être humain, alors il faut se défendre en tant que citoyen et être humain. Or les discriminations de ce genre, comme celle des cagots jadis, n’attaquent pas seulement ceux ou celles qui les subissent directement, mais l’humanité tout entière, dont elles brisent l’unité (en contradiction totale avec la valeur d’unicité des religions au nom desquelles elles sont produites). Car elles ne sont en fait fondées que sur la loi dite du plus fort, qui n’est que la négation de la loi.

S’il est impossible de légiférer contre les ségrégations de fait, faudra-t-il en venir à réclamer le même droit pour chacun de s’exposer dans la tenue qu’il veut, au mépris du modus vivendi qui garantit une certaine paix sociale, notamment dans les espaces de vacances, c’est-à-dire de décompression des pressions sociales, de retour à un certain état d’enfance et de liberté dont l’humanité a tant besoin ? Chacun peut imaginer toutes sortes d’autres excès, destructeurs de la vie en commun, où l’on pourrait ainsi en venir. Le laxisme envers les manifestations identitaires ne débouche pas sur une meilleure intégration des communautés mais sur une ghettoïsation toujours accrue de la société et un renforcement de la pression des intégristes de toutes sortes pour faire régner leur loi, au mépris de la loi commune d’égalité des droits, dont, nous le voyons bien, la liberté et la fraternité sont étroitement dépendantes. Si l’on ne veut donc légiférer, il faut absolument veiller à garantir les droits des femmes et des homosexuels partout où ils sont menacés, partout où ils sont déjà chaque jour attaqués, par des pressions et des agressions verbales ou physiques. Des numéros et des lieux d’écoute doivent être disponibles à toutes et à tous afin de s’organiser contre les fléaux de l’homophobie et de la gynophobie.

*

ajout du 11 septembre : à lire aussi une réflexion d’Alban Ketelbuters  dans Le monde des religions ; et le témoignage de Jaffar Lamrini dans Têtu (source)

« L’Agonisant » (d’amour sensuel), de Germain Nouveau

Continuant à lire ou relire Nouveau et Rimbaud pour essayer de comprendre qui a écrit les Illuminations (bientôt d’autres notes sur la question), je trouve ce poème de Nouveau qui sans être de ses meilleurs (ni de ses moins bons) a toute sa chaude place dans le mot clé « L’amour en livres » et la catégorie « Sexualité » de ce site. Goûtez vous-même !

*

Ce doit être bon de mourir,
D’expirer, oui, de rendre l’âme,
De voir enfin les cieux s’ouvrir ;
Oui, bon de rejeter sa flamme
Hors d’un corps las qui va pourrir,
Oui, ce doit être bon, Madame,
Ce doit être bon de mourir !

Bon, comme de faire l’amour,
L’amour avec vous, ma Mignonne,
Oui, la nuit, au lever du jour,
Avec ton âme qui rayonne,
Ton corps royal comme une cour ;
Ce doit être bon, ma Mignonne,
Oui, comme de faire l’amour ;

Bon, comme alors que bat mon cœur,
Pareil au tambour qui défile,
Un tambour qui revient vainqueur,
D’arracher le voile inutile
Que retenait ton doigt moqueur,
De t’emporter comme une ville
Sous le feu roulant de mon cœur ;

De faire s’étendre ton corps,
Dont le soupirail s’entre-bâille,
Dans de délicieux efforts,
Ainsi qu’une rose défaille
Et va se fondre en parfums forts,
Et doux, comme un beau feu de paille ;
De faire s’étendre ton corps ;

De faire ton âme jouir,
Ton âme aussi belle à connaître,
Que tout ton corps à découvrir ;
De regarder par la fenêtre
De tes yeux ton amour fleurir,
Fleurir dans le fond de ton être
De faire ton âme jouir ;

D’être à deux une seule fleur,
Fleur hermaphrodite, homme et femme,
De sentir le pistil en pleur,
Sous l’étamine toute en flamme,
Oui d’être à deux comme une fleur,
Une grande fleur qui se pâme,
Qui se pâme dans la chaleur.

Oui, bon, comme de voir tes yeux
Humides des pleurs de l’ivresse,
Quand le double jeu sérieux
Des langues que la bouche presse,

Fait se révulser jusqu’aux cieux,
Dans l’appétit de la caresse,
Les deux prunelles de tes yeux ;

De jouir des mots que ta voix
Me lance, comme des flammèches,
Qui, me brûlant comme tes doigts,
M’entrent au cœur comme des flèches,
Tandis que tu mêles ta voix
Dans mon oreille que tu lèches,
À ton souffle chaud que je bois ;

Comme de mordre tes cheveux,
Ta toison brune qui ruisselle,
Où s’étalent tes flancs nerveux,
Et d’empoigner les poils de celle
La plus secrète que je veux,
Avec les poils de ton aisselle,
Mordiller comme tes cheveux ;

D’étreindre délicatement
Tes flancs nus comme pour des luttes,
D’entendre ton gémissement
Rieur comme ce chant des flûtes,
Auquel un léger grincement
Des dents se mêle par minutes,
D’étreindre délicatement,

De presser ta croupe en fureur
Sous le désir qui la cravache
Comme une jument d’empereur,
Tes seins où ma tête se cache
Dans la délicieuse horreur
Des cris que je… que je t’arrache
Du fond de ta gorge en fureur ;

Ce doit être bon de mourir,
Puisque faire ce que l’on nomme
L’amour, impérieux plaisir
De la femme mêlée à l’homme,
C’est doux à l’instant de jouir,
C’est bon, dis-tu, c’est bon… oui… comme,
Comme si l’on allait mourir ?

Germain Nouveau, L’Agonisant

« Extase », de Gustav Machaty, avec Hedy Lamarr

Mariée à un homme qui a du mal à mettre la clé dans la serrure et à passer la porte avec elle, qui plus est affligé de TOC, un homme qui a le nez dans le journal et écrase les petites guêpes avec le pied de sa chaise, la jeune femme jouée par Hedy Lamarr est pour le moins frustrée. Jusqu’au jour où, levée par la belle lumière d’un matin, elle va se baigner dans le lac. Pendant son bain sa jument, attirée par un étalon, lui fausse compagnie avec ses vêtements. Elle la poursuit, nue à travers champs et forêt. Un beau terrassier la lui rend. Et lui offre une fleur où il a déposé une petite guêpe, bien vivante. Il y a de l’amour dans l’air et bientôt le premier orgasme filmé. Je ne spoile pas la suite, mais il ne faut surtout pas rater la scène de course nue dans la nature, puis d’amour le soir dans la maison. Le désir actif et le plaisir d’une femme révélés pour la première fois au cinéma, et en beauté. La scène finale, énigmatique juste comme il faut, hymne à la vie et à la joie, laisse la porte ouverte à l’avenir de l’homme et de la femme : qui sait…? Gustav Machaty (dont nous avons déjà vu Erotikon) filme à merveille la sensualité de la nature, aussi bien dans les fleurs que dans les visages et les corps de ses acteurs, notamment Hedy Lamarr, dotée d’autant d’intelligence que de beauté. Le film fut empêché de remporter un prix à la Mostra de Venise en 1934 par l’intervention conjuguée de Mussolini et du Vatican, puis censuré aux États-Unis pendant 7 ans. Malgré les efforts du mari jaloux de l’actrice pour faire supprimer toutes les copies, il existe encore, Dieu merci. Bon film !

Erotikon, de Gustav Machaty (par une nuit d’hiver une voyageuse…)

Ah l’érotisme des trains et autres véhicules aux moments des bandaisons et pénétrations, l’érotisme des réveils et des pendules, l’érotisme de la pluie la nuit, l’érotisme des chevaux noirs galopant les yeux fous dans la nuit, l’érotisme du jeu d’échec, l’érotisme des yeux, des corps… Certaines scènes somptueuses donnent à ce film au noir et blanc puissant, non dénué d’humour, d’impressionner la mémoire.
Source

Le temps de l’amour dans le train dans « La Marche de Radetzky », de Joseph Roth

+Depuis un train, photo Alina Reyes

*

Assis, immobile, en face de la femme, il voyait les lumières fugitives des gares éclairer un instant le compartiment et le pâle visage de Mme von Taussig pâlir davantage encore. Il ne pouvait proférer un mot. Il se figura qu’il ferait mieux de l’embrasser que de dire quoi que ce fût. Il remettait sans cesse l’échéance du baiser. « Après la prochaine station », se disait-il. Brusquement, la femme avança la main, chercha le verrou du compartiment, le trouva, le poussa. Et Trotta s’inclina sur ses mains.

À ce moment, Mme von Taussig aimait le sous-lieutenant Trotta avec la même véhémence qu’elle avait aimé le sous-lieutenant Ewald, dix ans auparavant, sur le même parcours, à la même heure et – qui sait ? – peut-être dans le même compartiment. Mais pour l’instant, il était effacé comme ceux d’avant, comme ceux d’après. Le flot du plaisir passait tumultueusement sur les souvenirs et en lavait toutes les traces. Mme von Taussig se nommait Valérie de son petit nom, mais on l’appelait Wally, abréviation usuelle dans le pays. Ce nom, qu’on lui murmurait aux heures de tendresse, prenait un son nouveau à chaque nouvelle heure de tendresse. Et voilà que ce jeune homme la baptisait une fois de plus. Elle n’était qu’une enfant (une enfant fraîche comme son nom). Toutefois, elle constatait maintenant, par habitude et avec mélancolie, qu’elle était « beaucoup plus vieille que lui », remarque qu’elle risquait toujours avec les tout jeunes gens et qui était en quelque sorte une audace prudente. Au reste, cette réflexion servit de prélude à une nouvelle série de caresses. Elle alla rechercher tous les termes d’amitié qui lui étaient familiers et dont elle avait gratifié tel ou tel. Et maintenant – elle ne connaissait que trop bien la succession des choses, hélas ! – l’homme allait la prier, toujours dans les termes consacrés, de ne pas parler d’âge, ni de temps. Elle savait le peu que signifiait ce genre de prières… et elle y ajoutait foi. Elle attendit. Mais le sous-lieutenant Trotta se taisait, insensible. Elle craignit que son mutisme ne fût un verdict et elle dit prudemment :

– Combien crois-tu que j’ai de plus que toi ?

Il demeura perplexe. Ce sont des questions auxquelles on ne répond pas ; d’ailleurs, ça ne le regardait nullement. Il constatait la rapide alternance de fraîcheur et de chaleur sur la peau unie, ces brusques changements de climat qui font partie des phénomènes magiques de l’amour. En l’espace d’une seule heure, toutes les caractéristiques de toutes les saisons s’accumulent sur une seule épaule féminine, abolissant effectivement les lois du temps.

– Je pourrais bien être ta mère, murmurait la femme, devine un peu quel âge j’ai ?

– Je ne sais pas, répond le pauvre garçon.

– Quarante et un, dit Mme Wally.

(Elle n’avait quarante-deux ans que depuis un mois, mais c’est la nature elle-même qui interdit aux femmes de dire la vérité, la nature qui les garde de vieillir.)

Peut-être Mme von Taussig eût-elle été trop fière pour dissimuler trois ans tout entiers. Mais voler la vérité d’une seule misérable année, ce n’était pas commettre un larcin au détriment de la vérité.

– Tu mens ! dit-il enfin, grossier par politesse et elle l’étreignit dans un nouveau déferlement de gratitude.

*

Traduit de l’allemand par Blanche Gidon et revu par Alain Huriot

*

Puisqu’il était question de temps et aussi, à moment donné, de temps dans le train, dans la note précédente. Et en me rappelant que je réussis un jour à capter l’attention d’une classe très indisciplinée d’un lycée professionnel où je faisais un remplacement de professeur, en leur parlant de la scène d’amour dans le fiacre dans Mme Bovary. Du coup, je range désormais les notes marquées par le mot clef « l’amour en livres » également dans la catégorie « sexualité ». Allez-y voir, c’est charmant !

« une bien belle paire de bottes »

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Un prince Disney en version réaliste, par Jirka Väätainen (d’autres ici)

*

« – Tu as une bien belle paire de bottes, dit-elle.
Les bottes étaient très belles. Elles montaient jusqu’au genou, très souples, bien taillées.
(…)
Ils étaient là, sombres contre la lumière, un grand V de canards sauvages partant vers le sud dont la silhouette se découpait dans l’air en dessous de la lune. Comme une conversation étouffée, leur jacassement continu parvenait aux oreilles de ces deux êtres humains, tombant du ciel vers la terre. (…) Il y avait là plus d’oiseaux que la terre ne pouvait en engendrer. Sans rien dire, tout près l’un de l’autre, ils les regardèrent disparaître au sud, jusqu’à ce que le dernier écho s’éteigne.
(…)
Ellie Pearl contempla le ciel blafard, presque vidé de ses étoiles à cause de la lune. Elle posa ses mains manucurées sur les avant-bras de Tige Tigard qui la tenait. Sous la peau brune, les longs muscles noueux formaient comme des cordes. Elle chancela mais s’accrocha à cette rudesse silencieuse.
Puis Tige Tigard la fit simplement pivoter, la tenant toujours par les côtes. Il plaça son autre main sur sa nuque et pressa sa bouche contre la sienne. Elle vit ses cils comme des ombres pointues contre le clair de lune. Dans la chemise rouge à carreaux et le jean raide, son corps était ferme et vivant contre le sien. Il la fit ployer lentement d’avant en arrière, ses épaules s’agitaient comme un arbre agité par le vent. Il sentait le whisky et les pommes, et Ellie Pearl tournait comme la terre, en orbite, sous la pression de cet homme, des montagnes et de la nuit. Quand le sac argenté s’échappa de ses doigts, elle ne remarqua même pas où il tombait.
Au-dessus de sa bouche offerte, elle voyait la tête de l’homme comme un nuage de force brute. Sous ses vêtements, il brûlait de désir pour elle, dans tout son corps. »

Kressmann Taylor, Ellie Pearl (traduit de l’anglais (américain) par Laurent Bury)

« Viens ici et remercie-nous, moi et ce jeune homme innocent »

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William Clarke Wontner

*

« Un jour, Kamil Effendi sortit de sa chambre pour aller au souk et trouva sa serviette de bain accrochée à côté de son parapluie.

– Qu’est-ce que c’est que ça ! S’écria-t-il. C’est ici que tu suspends la serviette ! Feu mon épouse – que la terre lui soit légère ! – ne la suspendait qu’à l’endroit approprié. S’il te plaît, fais attention ! Je déteste changer d’habitude.

Une autre fois, il trouva la salière posée au bout de la table. Il piqua une colère et s’exclama :

– Que c’est génial ! C’est là que tu poses la salière ! Feu mon épouse – que Dieu lui accorde le pardon ! – la posait à droite de la soupière. Veille à respecter les habitudes ! Pour moi, respecter les habitudes est sacré !

Un soir, alors qu’il était en train de lire son journal, il s’aperçut que sa femme avait succombé au sommeil.

– Qu’est-ce que c’est que ça, ma chère ! la tança-t-il. Tu dors avant moi ! Feu mon épouse restait éveillée jusqu’à ce que je l’invite à venir se coucher.

Les jours passèrent et, telle une sainte, l’épouse supportait les prêches de son mari l’invitant à préserver les habitudes. Aussi le mari croyait-il avoir pour femme un modèle d’obéissance, alors même qu’elle ne se privait d’aucun de ses plaisirs précédents, chaque fois que l’occasion se présentait, ayant réussi à nouer des liens d’amitié avec l’un des jeunes hommes qui fréquentaient feu l’épouse de son mari.

Un jour, le mari rentra plus tôt que d’habitude, bien qu’il considérât celle-ci comme sacrée. Ne trouvant sa femme ni à la cuisine ni au salon, il se dirigea aussitôt vers sa chambre à coucher, poussa brusquement la porte et… Ah ! vision d’horreur ! Il vit sa sainte et obéissante épouse, nue comme Ève, couchée à côté d’un jeune homme, son voisin de longue date ! Il perdit la tête et hurla comme si on l’égorgeait :

– Espèce de friponne ! Dans ma maison ! Et dans mon lit !

S’étant drapée dans le rideau du lit, l’épouse se mit sur son séant et dit, un ricanement méprisant plein la bouche :

– Cesse de t’emporter et de fulminer ! Viens ici et remercie-nous, moi et ce jeune homme innocent. Sache que c’est par amour pour toi et en ton honneur que je l’ai accepté comme amant, après avoir appris qu’il avait été celui de feu ton épouse – que la terre lui soit légère, que Dieu bénisse son secret et lui fasse miséricorde ! N’as-tu pas dit que respecter les habitudes est un devoir sacré ? Alors qu’as-tu à m’abreuver d’injures, moi, pauvre fille, qui ai sacrifié à ton bonheur ce que j’ai de plus cher et me suis faite la gardienne des obligations que tu as envers tes habitudes ?

Et elle se mit à hurler :

– Répudie-moi ! Répudie-moi, si tu veux ! Je ne supporte plus cette injustice !

Mais il ne la répudia pas, car ce n’était pas dans ses habitudes. »

Ali Halqi, La défunte (in Histoire de la littérature arabe moderne, t.2, anthologie par B. Hallaq et H. Toelle)

« tandis que je la pénètre lentement »

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Carybe, Candomble

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« J’arrive, je pousse doucement la porte, j’entre. Francine est sur son lit et range ses affaires dans deux cartons. Je vais lentement vers elle et la prends par la taille. Je l’embrasse dans le cou.
– Mon ange ! Dit-elle. Tu l’as vue, cette femme ? Tu as pris l’appartement ?
– Oui. Demain à cette heure-ci nous dormirons dans un bon lit tout propre.
– Mon Dieu ! dit-elle en levant la tête. Oh, mon Dieu !
– Un salon-salle à manger, dis-je. Une chambre. Une cuisine. Une salle de bains. Tout est propre, pimpant, fraîchement repeint. Tout cela pour nous.
– Mon ange, mon ange ! Dit-elle. Embrasse-moi !
Je l’embrasse sur la bouche. Je lui presse un sein par-dessus sa robe. Elle sent bon. Avec quelques kilos de plus et un peu de soin, elle sera jolie. Je l’allonge doucement sur le lit. Je lui ôte ses chaussures. Je vais à la porte de la chambre et pousse le verrou. Cette fois, elle se déshabille d’elle-même.
– Demain… dis-je, tandis que je la pénètre lentement, demain nous ferons pareil dans notre propre maison.
– Mon ange… dit-elle. »

Guillermo Rosales, Mon Ange, trad Liliane Hasson

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« cosmonaute »

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© 2001 l’odyssée de l’espace

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« À mi-chemin, nous nous serrâmes dans les bras l’un de l’autre, une seule fois. Elle s’arrêta brusquement, se retourna, éteignit sa lampe et entoura mon corps de ses deux bras. Puis elle chercha mes lèvres du bout de ses doigts et posa les siennes dessus. Je l’enlaçai moi aussi et la serrai légèrement contre moi. C’était étrange de s’embrasser comme ça dans le noir. Je crois bien que Stendhal a écrit quelque chose là-dessus, sur s’embrasser dans les ténèbres, me dis-je, mais j’avais oublié le titre du livre. J’essayai de me rappeler, sans y réussir. Mais est-ce que ça lui était déjà arrivé, à Stendhal, de serrer une fille dans ses bras dans l’obscurité totale ? Je me dis qu’il faudrait que je retrouve ce livre, si j’arrivais à sortir d’ici vivant, et si on échappait à la fin du monde.
(…)
Bientôt, elle pressa ses seins contre ma poitrine, ses lèvres s’entrouvrirent, sa langue toute douce s’enfonça dans ma bouche en même temps que son souffle tiède. Mais cela ne dura qu’environ dix secondes, et ensuite elle s’éloigna brusquement de moi. Je me sentis accablé par un désespoir sans bornes, comme un cosmonaute abandonné seul dans l’espace-temps. »

Haruki Murakami, La fin des temps (traduit du japonais par Corinne Atlan)

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« sa nudité »

petits morceaux de picasso,

Petits morceaux de Picasso. Deux fois 13×13 cm (7×7 à l’intérieur), réalisé ce soir au feutre sur reproduction de personnages découpés d’un tableau de Picasso, encadrés de tissu peint à l’acrylique

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« Offerte, les jambes ouvertes, elle lui souriait, sa nudité ressemblait à un vêtement ».

Murakami Ryû, Les Bébés de la consigne automatique (trad. Corinne Atlan)

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